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REVUE
DES
DEUX MONDES
XXX« ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
TOME XXV. — 1er j^^jviER 1860.
PARIS. — IMPRIMERIE DE î. CLAYE
lUI SAIMT-BENOIT, 7
REVUE
DES
DEUX MONDES
XXX« ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
TOME YINGT-CINQUIÈME
PARIS
BUREAD DE LA REVUE DES DEDX MONDES
RDE SAINT-BENOIT, 20
1860
AV
UNE
RÉFORME ADMINISTRATIVE
EN AFRIQUE
1858 — 1859.
I.
DES CONDITIONS DE NOTRE ÉTABLISSEMENT COLONIAL.
Peu de spectacles m'ont intéressé dans ma vie autant que celui que
présentait au début de l'automne de 1858 la capitale de nos posses-
sions africaines, et auquel m'a fait assister le hasard d'un séjour
très involontaire. Je ne voudrais pas jurer que la surprise ne fût pas
pour quelque chose dans mon plaisir, car en quittant la France,
fort malgré moi et pour des raisons assez pénibles, j'avais fait mon
sacrifice tout entier et ne m'attendais guère à en être récompensé.
Alger, l'avouerai-je à ma honte? ne m'inspirait que fort peu de cu-
riosité. L'Afrique française ne rappelait à ma pensée que des com-
bats très sanglans dont le souvenir était déjà fort effacé, des salles
de l'exposition universelle assez peu remarquables pour un igno-
rant, par-dessus tout des lectures ingrates, des articles de journaux
très ennuyeux, des questions ardues d'économie politique, de douane
et d'agriculture auxquelles beaucoup d'efforts n'avaient jamais réussi
à me rien faire comprendre. Je partais de plus sous une impression
de langueur qui était à ce moment fort générale, car, je ne sais si
on s'en souvient, la France, si vivement distraite depuis lors, était,
6 BEVUE DBS DEUX MONDES.
eo octobre 1858, entrée dans une de ces défaillances d*ennui, ma-
ladie périodique chez elle, et dont elle sort habituellement par des
tnûteoieiis brusques qui lui coûtent fort cher. Le déclin des aflaires'
coaunereÎBles, le dégoût et l'absence des discussions politiques,
ttwt contribuBÎt également à suspendre toute espèce d'animation.
Je m'embarquais donc la tristesse dans l'âme, et bien que laissant
Teonui derrière moi, je pensais qu'il saurait prendre les devans
pour m'attendre au port.
Men-"* puissance du ciel du midi! Lorsque, le 25 octobre
BU maiif . - une traversée monotone et pluvieuse, les premiers
rayons d'un soleil ardent vinrent se réfléchir sous mes yeux contre
les crêtes blanches de la ville mauresque, je sentis tout renaître en
moi, la curiosité comme le courage. Le paquebot des Messageries
impMalrs nous débarquait sur le quai, au pied d'un rocher à pic,
contre-fort naturel surmonté par les voûtes de maçonnerie qui sou-
tiennent la place du Gouvernement. On ne demeure guère à Alger
que sur cette place ou aux environs. Pour nous rendre à l'endroit où
nous devions loger, nous avions le choix ou de faire un immense
détour, afm de trouver une rampe douce le long des bâtimens de la
douane et de la marme, ou d'eplever en quelque sorte la position
d'assaut en grimpant une sorte d'escalier assez raide formé de gra-
dins fort délabrés. 11 n'était que cinq heures du matin; mais comme
il n'y avait eu Tau- ni un nuage, ni une brise, la chaleur était déjà
suffocante. Nous primes pourtant gaiement le dernier parti, tant l'on
éprouve de plaisir et l'on se sent de force à marcher en quittant cet
éHment perfide où la marche est si difficile. Nous gravîmes donc la
MMMée de la Pêcherie, fort bien appelée de ce nom, car ce n'est,
au fond, que le irrand marché au poisson de la ville. A cliaque pas,
'' ir les établis des commerçans en plein air qui
, __: pour y camper avec leur magasin ambulant.
' ^ presque tous des émigrés de ces bienheureuses popula-
u«»!is ue rEuro|>c méridionale, à qui le bruit est nécessaire pour
r'wrr. î^ longue cape de laine rouge et le petit chapeau de velours
Il noir permettaient bien de distinguer le marinier d'Amalfi
' Majorrjue ou de Valence; mais nul n'aurait pu dire si les
^ et confus dont ils assourdissaient nos oreilles avaient
' d'appartenir à l'Italie ou à l'Espagne. Fort peu émues
' ir.V.nnrinent, quelques vieilles négresses, coifl'ées d'un
i < ouleurs très voyantes, dormaient à côté d'un
p* («ifiiMn^rde fruim ou de légumes qu'elles semblaient avoir placé
|||P^r raequil de leur conscience et sans aucun souci d'en tirer le
«•jw^ro profit. Des Arabes enveloppés de leur burnous descen-
«Wwii dr U ville i pas Amptés, ou s'accroupissaient le long de
UNE REFORME ADMINISTRATIVE» EN AFRIQUE. 7
quelques pans de murs avec une gravité affectée, comme s'ils eus-
sent voulu montrer combien ce tumulte européen leur paraissait de
mauvais goût. A mesure que nous approchions du sommet, deux
monumens de nature très différente s'offraient plus nettement à nos
regards : à gauche (sur la place du Gouvernement), la statue de
M. le duc d'Orléans, de Marochetti, dans ce correct uniforme d'offi-
cier-général et dans cette pose académique que chacun connaît;
à droite, le minaret de la mosquée hanéfite, agréable échantillon
d'architecture mauresque faisant scintiller au soleil l'éclatante blan-
cheur de ses pierres granulées.
Il y avait sans doute dans ce bizarre mélange matière à regarder
et à réfléchir. Qu'on rie cependant, si l'on veut, de ce que peut pro-
duire une préoccupation habituelle et obstinée. Parmi tant d'ob-
jets confus et nouveaux qui éblouissaient et surprenaient mes re-
gards, j'eus encore la présence d'esprit nécessaire pour discerner
une petite affiche collée sur un pilier, et portant l'annonce d'une pu-
blication nouvelle, le Gouvernement de l Algérie ^ ce qu'il est, ce qu*iî
doit être. Ce titre me surprit, et plus que toute chose, plus encore
que le costume des passans ou l'architecture des maisons, m'avertit
que je n* étais plus en France. En France en effet (au moins depuis que
l'ordre est rétabli dans les esprits), en*matière de gouvernement ce
qui est doit être, et ce qui doit être est. C'est chose entendue : per-
sonne ne se permettrait, sinon de penser, au moins de dire le con-
traire, et la presse surtout, dûment avertie (ne voyez ici, je vous
prie, aucun jeu de mots), ne se permet pas de contester cette maxime.
Vous figurez-vous quel effet produirait sur les murailles de Paris
cette affiche : le Gouvernement de la France, ce qu'il est et ce qu*il
doit être! Ou le scandale des passans, ou quelque autre moyen aussi
expéditif aurait vite fait disparaître un prospectus si malencontreux.
J'étais donc averti par là même que j'allais trouver en Algérie
une latitude de discussion que je n'avais pas laissée sur l'autre bord
de la Méditerranée. Tout ce que je vis et entendis pendant les jours
suivans me confirma dans cette pensée. Conversation , publica-
tions, tout me parut porter le caractère d'une vivacité et d'une har-
diesse auxquelles je n'étais plus accoutumé. J'entendais discuter
tout haut dans les rues les actes de l'administration de la colonie,
en appelant les choses par le nom qu'elles portent dans le vocabu-
laire et les hommes par celui qu'ils ont reçu au baptême. Chaque
matin, deux journaux, représentant la résistance et le mouvement,
la conservation et l'opposition, établissaient sur les intérêts algé-
riens un débat en règle, qui ne semblait contenu par aucune limite,
même pas toujours par celles de la politesse. Il y eut même un
instant, Dieu me pardonne, une petite assemblée dont les séances
BSrUB DES DEUX MOTIDES.
étaient rapportées par la presse avec accompagnement
de plaisiiiteries et de commentaires. £n un mot, c'était le régime
parlementaire au petit pied. Je croyais rêver ou rajeunir.
Dne singularité nuisait pourtant à T^xactitude de cette reproduc-
tion et empêchait la miniature de ressembler tout à fait à T original.
Dans cette guerre faite aux pouvoirs existans et soutenue par eux,
l'attaque semblait jouir d'une liberté qui était refusée à la défense.
La presse assaillante, celle qui demandait la réforme complète et
radicale de tout le régime en vigueur dans la colonie, avait le verbe
haut et les coudées franches; elle abordait la question de front,
incriminait nominativement les administrateurs, recevait, provo-
quait même les dénonciations des administrés, faisait peser tantôt
sur les individus, tantôt sur les institutions en masse les plus graves
et parfois les plus injurieuses imputations. Les conservateurs au
contraire avaient le langage timide, et ne répondaient qu'à mots
couverts, par des insinuations détournées et des réticences signifi-
catives. Évidemment la lutte n'était pas égale, et les conditions en
éuûent troublées par ce qu'on appelait dans le bon temps du ré-
gime constitutionnel une influence extra-parlementaire. Je ne fus
pas longtemps sans être mis dans le secret de cette bizarrerie. C'é-
tait de Paris, et non d'Algef, que se faisait sentir cette force étran-
gère et supérieure qui soutenait l'opposition et décourageait la
réstHtance. 11 n'y avait pas longtemps en effet qu'une modification
importante venait d'être opérée au sommet même du pouvoir qui
présidait aux destinées de l'Algérie. Le poste de gouverneur-géné-
ral, dont la résidence était à Alger, avait été supprimé. A sa place,
un nouveau ministère était créé à Paris, réunissant dans ses attiû-
botions l'Algérie et toutes les colonies françaises d'outre-mer, et ce
n'était pas seulement le siège, c'était la nature même du pouvoir
et la qualité de son représentant qui changeaient. Jusque-là le gou-
verneur-général avait toujours été un militaire et le chef même de
Tannée d'Afrique. Le nouveau ministre était un prince dont la jeu-
oeeie ne e'était |>oint passée dans les camps, et qui n'avait figuré
qu'acddentellement a la i. i.» d'un corps d'armée. Cette substitution
était Kra?e: on s'alU'iulait généralement qu'elle ne serait pas la
•eûle, et que de la téu» la réforme passerait aux membres. L'ad-
muiittratloo âncienu- mpreinte de l'influence de l'armée, aur
rail une eompoeitiou . i ^.-i.iit inspirée d'un esprit moins miliuiires.
L41 régime du sal)rc finissait; le jour du pouvoir civil éUiit venu.
W était, diraient les gens bien informés, le dessein du prince-mi-
Mitra. En attendant, l'ancienne administration, déjà altérée dans
•ra traita eraentieb» ee croyait donc condamnée d'avance, et ne
plus que mollement des prérogatives conservées seule-
UNE REFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 9
ment à titre provisoire. Ses adversaires se vantaient de posséder la
pensée intime du chef suprême et faisaient croire à des confidences
par la vivacité de leur reconnaissance et de leurs hommages. L'état
que j'avais sous les yeux n'était donc pas tout à fait la liberté mal-
gré l'apparence à laquelle je m'étais d'abord laissé prendre, c'était
plus et c'était moins : c'était un mouvement d'innovation radical
qui partait du pouvoir supérieur, et pouvait, s'il durait trop long-
temps sans aboutir, dégénérer en anarchie.
Quelles causes avaient amené une situation si irrégulière? En
quoi avait démérité l'administration ainsi ostensiblement désavouée
par son supérieur naturel? Qui avait raison ici, de l'accusateur ou de
l'accusé? La lutte engagée sous nos yeux était-elle la vieille lutte de
la routine et du progrès, ou la lutte non moins ancienne de la sage
expérience contre l'esprit d'aventure? 11 m'eût été difficile de ne pas
me poser toutes ces questions ; tous les échos les renvoyaient à
mes oreilles , et dans les cafés comme dans les corps de garde on
ne parlait guère d'autre chose ; mais il n'était pas beaucoup plus aisé
pour un novice de les résoudre, car les opinions les plus contraires
se disputaient le terrain à l'aide des assertions les plus contradic-
toires. Les lecteurs de la Revue ont déjà été mis au courant du côté
le plus délicat et le plus complexe de ces problèmes par un écri-
vain distingué qui n'a peut-être qu'un tort, celui de connaître trop
bien dans le détail les affaires de f Algérie pour se donner la peine
d'en expliquer suffisamment les généralités aux ignorans d'outre-
mer. Après ce jugement d'un homme compétent, mais qui par cela
même a son opinion depuis longtemps faite, le coup d'oeil plus su-
perficiel, mais plus libre peut-être, d'un spectateur curieux, venu
sans prévention, et ne s'étant donné d'autre peine que d'ouvrir ses
yeux et ses oreilles, peut aussi avoir son utilité. Il s'agit d'ailleurs
d'intérêts graves où la France a engagé à longue échéance une bonne
partie de sa puissance, de sa richesse et de sa gloire : on ne saurait
lès envisager à trop de reprises et sous trop de faces. Ces intérêts
se plaignent volontiers d'être oubliés et méconnus; on ne saurait
faire trop souvent en leur nom appel à l'attention publique. Que la
patience du lecteur nous permette donc de revenir sur des points
qu'il connaît peut-être, et même de le reprendre d'un peu haut. Je
parle spécialement à ceux qui, comme moi naguère, ont toute leur
éducation à faire et sont obligés de tout apprendre pour comprendre
quelque chose. Je leur promets pourtant de ne remonter que jus-
qu'au déluge, et de les ramener très promptement.
10 lETUB DES DEUX MONDES.
I.
En lisant rhisloîre déjà longue de notre domination en Algérie,
eonnie en examinant les traces déjà profondes qu'elle a laissées sur
le 8dI« on est frappé du mélange de persévérance et d'incertitude
qoB les divers gouvernemens de la France ont porté dans cette
grande entreprise : persévérance dans l'effort, incertitude dans le
but. Je ne parle pas seulement de l'indécision si longtemps funeste
qui présida à la conduite de nos opérations militaires : on sait com-
bien de tactiques différentes furent essayées avant que l'Afrique eût
produit son grand général et enfanté sa véritable armée; l'on peut
compter encore de lieue en lieue, sur la route de Gonstantine et dans
les gorges de l'Atlas, les étapes de toutes nos fausses démarches,
marquées par le sang de nos soldats. Je ne parle pas seulement non
plus des confuses délibérations qui s'élevèrent si souvent, dans nos
conseils de gouvernement, sur les limites qu'il convenait d'imposer
à notre domination. L'occupation restreinte et l'occupation étendue
faisaient alors tous les frais du débat; l'une et l'autre ont été sin-
gulièrement dépassées, et la plus étendue d'alors paraîtrait aujour-
d'hui terriblement restreinte. Je ne parle pas enfin davantage de
toutes les révolutions qu'a subies l'organisation intérieure de l'Al-
gérie, et de ces volumes de décrets dont la collection effraie, mais
dont la lecture est heureusement inutile, parce que chaque page a
pris soin d'effacer et d'annuler la précédente. Ce qui est peut-être
plus singtdier, c'est que le doute ait porté non -seulement sur la
manière de s'y prendre pour atteindre le but, mais sur le but même
qu'on se proposait, c'est que pendant bien des années il n'y ait pas
eu parmi les juges les plus compétens deux personnes pleinement
d'accord sur le parti qu'on pouvait tirer de nos possessions africai-
nes, et qu'aujourd'hui, après tint de sang répandu, d'espace con-
quis, de lois faites et de livres écrits, beaucoup de confusion et d'in-
certitude règne encore à ce sujet dans l'esprit public.
Cette singularité s'explique par ce qu'il y eut d'accidentel et d' ar-
bitraire dans révénement qui a fait tomber l'Afrique septentrionale
•ons notre empire. Un point d'honneur a porté nos armes sur cette
plage, un point d'honneur les y a retenues et disséminées sur deux
eents \knnm de UTritoin?; mais de projet de conquête et d'espérance
deprofil, il n'y iMi avait rmlle trace dans l'esprit de ceux qui diri-
ijwwit la premi* rujon et qui en recueillirent les premiers
milts. Ce ne fut in % .nu «l'aucun plan arrêté ni même pour répondre
Lr^S^ilîî^* ' V*'"^ 'ï**** *^ France s'engagea dans une entreprise
Où eue reaeootrait l'inconnu en toutes choses, hommes, sol et cli-
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. li
mat'. Dans la nuit , surtout quand on ne sait pas bien où on veut al-
ler, il est naturel d'hésiter, d'errer beaucoup et de revenir plus
d'une fois sur ses pas. N'ayant aucun système préconçu, on fut à son
aise pour les essayer tous, les abandonner et les reprendre, en-
semble ou successivement : irrésolution d'autant plus naturelle que,
dans quelque voie qu'on s'engageât, quelque usage qu'on essayât de
faire du territoire conquis, on rencontrait des difficultés inattendues
et à la première apparence insurmontables. Présenter le tableau
complet de ces difficultés de manière à les embrasser d'un coup
d'œil, c'eût été peut-être alors faire acte de mauvais citoyen, en
décourageant les efforts d'une armée et d'une administration géné-
reuses. Aujourd'hui la France a reçu et donné tant de gages sur le
sol de l'Afrique que le découragement n'est plus à craindre. Aujour-
d'hui d'ailleurs beaucoup des obstacles sont surmontés, et la France
voit déjà poindre le jour qui justifiera et récompensera sa persévé-
rance. Un tel exposé, loin d'être dangereux, peut donc être utile pour
aider à mesurer le chemin parcouru, les fautes commises, les pro-
grès obtenus et la tâche qui reste encore à accomplir. Poser nette-
ment quelles étaient au début de l'opération les obscures données du
problème, c'est la meilleure manière de vérifier les erreurs com-
mises dans le calcul et les pas qui ont été faits vers la solution.
Il fut un temps où l'usage à faire d'une conquête n'était pas ma-
tière à longue délibération : il y en avait un tout simple, qui se
présentait tout naturellement, et dont le résultat était habituelle-
ment profitable. Les vainqueurs accouraient en masse et prenaient
individuellement, chacun pour son compte, possession d'un lot du
sol conquis. Le vaincu, spolié, réduit en servitude ou en vasselage,
ne conservait le plus souvent que le droit de cultiver pour autrui la
terre que le sort des armes lui avait enlevée. De nouveaux proprié-
taires, s' installant ainsi, au nom de la force, sur des sillons qu'ils
trouvaient creusés et dans des bâtimens qu'ils trouvaient construits,
formaient à la surface du pays une population enrichie et puissante,
qui ne tardait pas à y prendre racine. Personne dans l'antiquité ne
s'avisait de contester la légitimité d'un tel usage de la conquête, et
Rome elle-même, la conquérante habile et modérée par excellence,
l'adoucit en pratique, sans l'abandonner jamais en principe. Ses co-
lonies militaires, petites places fortes élevées au sein des provinces
soumises, dotées de biens-fonds à leurs dépens, s'élevaient comme
autant de témoins d'un droit qui cédait devant la politique, mais
non devant la justice. L'Évangile même, commenté, il est vrai, par
les Barbares, ne fit point disparaître cette brutale interprétation du
droit de conquête, et l'invasion germaine au contraire en fut l'écla-
tante consécration. La dépossession du sol devint plus que jamais
%f BEVUE DES DEUX MONDES.
rapaoftge du vainqueur. La vieille Europe fut à plusieurs reprises
dépeuplée cl repeuplée de cette étrange manière, et c'est à la der-
iiièra opération de cette nature qu elle ait subie sur une grande
échelle que l'Angleterre doit Theureux mélange de ses races diverses
^ la physionomie originale de son histoire.
Les pi^oédens en ce genre ne manquaient point sur la terre d*Afri-
<|iie. Romains, Vandales, Arabes et Turcs s'étaient rapidement suc-
cédé, tour à tour spoliateurs et spoliés, héritant de richesses ou de
rainée, de travaux ou de dévastations. Sans le coup de vent qui
le cbiasa de la côte, Charles - Quint réservait certainement le
aènie eort aux compagnons de Barberousse : aucun scrupule n'au-
rait retenu des Espagnols du xvi^ siècle, qui avaient fait leur ap-
prentissage de conquérans dans le Nouveau - Monde. Je ne vou-
drai même pas jurer que , si Louis XIV eût accompli sur Alger
les^ menaces que Bossuet faisait entendre du haut de la chaire,
U se fût montré plus réservé. Mais tel était le changement produit
dans les idées par le développement naturel d'une civilisation chré-
tienne, que le !•' juillet 1830, quand le maréchal de Bourmont put
contempler des hauteurs de la Casbah les élégantes villas qui par-
semaient déjà les coteaux de Mustapha et les pentes ombragées du
Sahel, la pensée, j'Bn suis sûr, ne vint ni à lui ni à son état-major
qu'ils pourraient aller s'y installer à aussi bon droit que Brian de
Bois-Guilbert sous le toit de Cédric le Saxon. Peu de jours avant,
dit-on, quelques Turcs, désirant fléchir le courroux du vainqueur
et sauver leur patrie de la ruine, avaient fait offrir sous main la
tète du dey, et ne comprirent pas trop pourquoi le roi de France
ne se montrait pas jaloux de recevoir ce genre de satisfaction. Ces
ardens patriotes durent être encore bien plus surpris lorsqu'ils lurent
dans Tarticle 5 de la capitulation que « la liberté de toutes les classes
d'habitans, leur religion, leurs propriétés, leur commerce et leur
industrie ne recevraient aucune atteinte. » Le moyen de comprendre
ce que fenaleot faire des gens qui se mettaient en campagne à tra-
jets les mers sans vouloir pour leur peine ni sang ni argent, sans
se soucier de tirer ni profit de leurs prises ni vengeance de leurs in-
Juresl
Quoi qu'il en soit, que l'honneur en revienne à la France et à
sss rsprftsentans, U demeura bien entendu dès le premier jour que
la cooquéte de l'Afrique était uno conquête non à la manière an-
clntte« nab à la moilo nouvelle de l'Europe, c'est-à-dire une con-
q^êUi purement politique, et non uno prise de possession du sol.
CéUtt un nouveau souverain qu'on proclamait, co irri.ii.iit pjis de
Moveaiu propriétaires qui s'établissaient. Restait il. ment àexa-
% et la question ne tarda pas à nalin m .,, .ims les esprits
UNE RÉFORiME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE, 13
les moins réfléchis, si la conquête, ainsi entendue et ainsi restreinte,
apportait avec elle des compensations suffisantes à ce qu'elle avait
coûté et devait coûter encore.
Du moment qu'une conquête n'offre plus les profits matériels, sen-
sibles, tangibles au doigt et à l'œil, qu'elle produisait autrefois, elle
ne peut rendre à la nation conquérante d'autres services que d'ac-
croître sa force politique. Du moment que ce n'est pas la cupidité
privée qu'elle est destinée à satisfaire, c'est à la puissance collective
de l'état vainqueur qu'elle doit venir en aide. Politique est sa na-
ture, politiques doivent être ses avantages; mais en fait d'avantages
politiques nous n'en connaissons réellement, tout compte fait, que de
deux sortes : ils sont pécuniaires ou militaires. Toutes les forces po-
litiques d'une nation (laissant de côté les forces morales, qui ne
trouvent guère d'appui dans les conquêtes) se traduisent en hommes
et en argent. Tout le problème de l'utilité d'une conquête, réduite
aux termes dans lesquels l'enferme la morale scrupuleuse de l'Eu-
rope moderne, consiste donc uniquement dans la question de savoir
si elle profite au trésor ou aux armées du vainqueur, si on peut le-
ver abondamment dans son sein des impôts et des soldats.
Or le moindre bon sens suffit pour concevou* qu'examinée à ce
point de vue purement arithmétique, la conquête d'un pays barbare
court toujours risque d'être un mauvais calcul. Un tel pays en effet
est en général pauvre, mal cultivé, médiocrement peuplé ; il tire de
maigres produits du sol qu'il cultive, et ses richesses, s'il en a,
purement naturelles, consommées directement par le producteur,
difficiles à échanger et à déplacer, offrent très peu de prise au
mécanisme le plus savant de nos perceptions financières. Il n f a
guère de pire matière imposable, pour parler le langage technique,
que celle des nations barbares. En revanche, elles sont beaucoup
plus prêtes à se battre qu'à payer, et le courage chez elles est moins
rare que les écus. Outre que leur manière de combattre est ra-
rement celle des armées civilisées, et qu'elles acceptent difficile-
ment le joug de la discipline, c'est leur fidélité, sinon leur valeur, qui
est douteuse. Les levées d'un pays conquis sont toujours des auxi-
liaires peu sûrs à encadrer dans une armée conquérante. Au jour
du besoin et du péril, le sentiment national froissé se réveille, et
la désertion n'est pas marquée à leurs yeux de l'empreinte ineffaçable
du déshonneur ; mais entre nations issues de la même civilisation la
bonne administration et la justice arrivent souvent assez vite à cicatri-
ser les traces sanglantes de la conquête. L'éducation , les croyances
communes triomphent, avec l'aide du temps, des distinctions natio-
nales, et forment comme une atmosphère bienfaisante dont la pression
rapproche les deux lèvres de la plaie. C'est ainsi que la reine d'An-
i^ BETL'E DES DEUX MONDES.
gleterre o'â point de meilleurs soldats que les anciens archers
(TÉicoM, et que T Alsace est, depuis un siècle au moins, la pépi-
Mn des meilleurs régimens français. D'un peuple barbare à un
peuple ctviUâé, au contraire, l'assimilation est d'autant plus longue
à ^opérer que sont plus profondes les différences. Tout contribue à
jiéparfr les nouveaux maîtres des nouveaux sujets, les croyances
auunt que \vs préjugés, les lois divines autant qu'humaines, parfois
las vertus autant que les vices. A faire tomber de telles barrières, la
justice, le bon gouvernement sen^nt peu : heureux encore quand
Us ne nuisent pas, car il n'est peut-être pas de points sur lesquels
lâ.civilisation et la barbarie s'entendent moins que sur ce qu elles
deoundent ou reprochent à leur gouvernement. Ce que l'une appelle
rordre parait à l'autre une insupportable tyrannie. Une oppression
intermittente lui paraît moins lourde à porter que cette gêne douce,
mais continue, cette équitable répartition d'un fardeau constant,
qui constitue pour nous une administration régulière. Une défiance
réciproque est donc pour des siècles peut-être la condition néces-
saire de deux élémens si contraires violemment rapprochés; il n'en
est pas qui rendent le commandement si pénible, ni surtout le re-
crutement des armées si dangereux.
Plus qu'aucune autre peut-être, la population qu'on trouvait
éparse sur le sol de la régence d'Alger offrait aux prétentions les
plus modérées de ses conquérans tous les genres de résistance » ac-
tive et négative. L'appeler une population barbare, c'eût été lui faire
tort, et de plus l'offenser grièvement, car son état était celui d'une
civilisation très imparfaite, mais en revanche très orgueilleuse. D'ori-
gifig plus récente que la nôtre, à qui elle a un moment disputé et
la possession du monde et la gloire des lettres et des arts, la civili-
saiion musulmane, bien que déchue aujourd'hui, n'en est pas moins
restée très fière. Peut-être cette fierté s'est-elle conservée plus intacte
encore dans les pays, comme était l'Afrique en 1830, préservés du
eoQlact de l'Europe, et pouvant par là échapper à la preuve trop
éfideole de leur décadence. Les promesses d'une religion qui s'ho-
nore de rendre à la jalouse unité divine un hommage en apparence
plus absolu que l'Évangile lui-même, le souvenir des prodiges du
rreissint et âm pompes de l' Alhambra, la vue, toute récente encore,
ém cbrélteis captif» dans le port d'Alger et des monceaux d'or en-
taMÉa par les tributs de l'Europe humiliée, des instincts belliqueux,
des armea imimrfaitea sans doute, mais merveilleusement appro-
Driéaa à la défense des forUfications naturelles du sol, tout contri-
bnaU à maiotaolrches les pasteurs de l'Atlas un sentiment de leur
tofte ^ UA espoir de secouer le Joug qui devaient en faire très long-
plus Intraitables des si^ets. Il n'y avait aucun espoir de
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 15
les éblouir par ce prestige vainqueur de la raison et de la puissance
qui a fait tomber tant de sauvages et tant d'idoles au seul souffle
de la conquête chrétienne^. S'il y avait chez les habitans de l'Al-
gérie assez de civilisation pour qu'il fût impossible de les dompter
par surprise et de les prendre d'assaut, comme on peut faire des
sauvages de l'Océanie, il n'y en avait pourtant pas assez pour qu'on
pût établir aisément entre eux et nous une union fondée sur des
maximes communes de gouvernement. Ils n'en restaient pas moins
séparés de la société française par les plus profonds abîmes que la
diversité des principes et l'opposition des croyances puissent creu-
ser : ils différaient de nous par les fondemens mêmes sur lesquels
l'humanité repose, par les deux rocs auxquels sont attachés les pre-
miers anneaux du lien social, la constitution de la propriété et de
la famille. C'en était assez pour que de longtemps la possession d'un
tel pays ne pût être paisible, et par conséquent la conquête fruc-
tueuse. Il était trop évident qu'elle emprunterait pendant une période
indéfinie les forces et les ressources de la France, avant de lui en
fournir à son tour. Il faut ajouter, pour dresser complètement le bi-
lan de la conquête, que ces descendans 'd'Abraham, n'ayant pas fait,
depuis leur aïeul, un progrès dans la culture, se présentaient comme
les plus médiocres exploitans d'un beau sol, et par conséquent pro-
mettaient les plus mauvais payeurs d'impôt qu'on puisse imaginer.
Toutes ces considérations furent entrevues, sinon complètement
approfondies, du premier coup par la sagacité de l'instinct national.
Dès le lendemain de la victoire, avant qu'on sût bien quelles en se-
raient les conséquences, avant qu'on eût mesuré, même du regard,
les limites, encore moins parcouru l'étendue de l'héritage, une sorte
de cri public s'éleva pour avertir la France que conquérir l'Afrique
pour la posséder et s'en tenir là, ce serait la plus laborieuse et la plus
stérile des opérations. Un petit nombre, qui se croyaient prudens, en
conclurent qu'il fallait s'en aller au plus vite. La foule, éclairée par
des pressentimens plus justes, ou éblouie par le renom d'une pos-
session lointaine, décida au contraire qu'au lieu de se retirer du ri-
vage d'Afrique, il fallait s'y transporter en masse et en grand nom-
bre. Il n'y avait que quelques pouces de terrain possédés par nos
armes, que déjà l'idée d'une colonisation avait germé dans toutes les
têtes. Que dis-je? Le premier retour des bâtimens qui avaient an-
noncé la victoire ramenait déjà des colons. Il fut décidé, par ce ver-
dict de l'entraînement populaire, contre lequel il n'y a guère d'appel
possible, que l'Algérie, pour valoir quelque chose, n'était pas seule-
ment une conquête à détenir, mais une colonie à fonder.
Une colonie, le mot est bien vite prononcé : il y a des colonies de
beaucoup d'espèces, fondées dans bien des pensées, par bien des
1(1 * IBTUB DES DEUX MONDES.
iiio)eii« ei soiw bien des conditions différentes. Pour ne prendre que
lu plus aailkote et la plus importante aussi de ces distinctions, une
ftrande nation, en fondant une colonie au-delà des mers, peut se pro-
poMT l'un ou l'autre de ces deux buts : ou bien assurer un débou-
cbè certJÛJ) à son industrie et à son commerce, ou bien préparer à
récouleinent de sa population surabondante un réservoir d'émigra-
tioo. Bien que ces deux points de vue soient souvent confondus dans
U pratique, et que l'une de ces entreprises ait souvent conduit à
l'autre, il importe de ne pas les confondre; car suivant que l'un ou
l'autre de ces desseins préside à la formation d'une colonie, suivant
qu'il s'agit d'exporter dans la colonie en projet des hommes ou des
marchandises, ni la conduite à suivre, ni le lieu à choisir, ni les
înstrumens à employer, ni les obstacles à surmonter, ni les avan-
tages à recueillir, aucune des conditions en un mot n'est exacte-
ment pareille. Le régime intérieur de la colonie une fois fondée
ne peut non plus être le même, si la mère-patrie se propose d'y
établir un entrepôt commercial, ou si elle prétend en faire une
autre elle-même, sa continuation, sa reproduction et son image sur
un territoire éloigné.
Je ne sais si cette distinction fut aperçue aussi clairement que je
rétablis par les nations de l'Europe qui ont fondé depuis trois
aièdea tant d'illustres et florissantes colonies. Les spéculations de
ce genre n'ont jamais été très claires dans l'esprit ni des politiques
ni des publicistes de l'ancienne Europe, et l'étaient peut-être moins
i|lie jamais au moment du grand développement colonial qui a
«ivi les découvertes de Vasco de Gama et de Christophe Colomb.
L'histoire même de ce développement montre que, soit que les co-
lonisaieu(ï s'en rendissent ou non un compte exact, ce fut alors la
pensée commerciale qui domina presque exclusivement et qui régit
ces innombrables entreprises, dont beaucoup ont été si fécondes.
Presque toutes les colonies modernes ont été conçues au point de
\ui3 commercial : la preuve matérielle en subsiste dans les restes
de ce qu'on nomme par excellence en législation le système colo-
nie, ai longtamps en vigueur dans toute l'Europe, et dont les dé-
détedent encore dans nos lois contre les progrès de la
et l'activité envahissante de la liberté industrielle. Ce sys-
en effet, qui cons'iate, comme chacun sait, à établir entre les
, *->^ ^«*^ nouveaux sujeU d'un même état un échange de mo-
■opotas,--- à garantir à la métropole le privilège exclusif du marché
mm^pour ses pnKluiii* fabriqués, en assurant aux colonies un
pitrilége analogue jMiur leujs produits naturels sur le marché de la
métropole, — ce ayatème, di»-je, atteste très évidemment qu'aux
yetu de ONU qui l'inventèrent, le principal mérite et le but à pour-
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 17
suivre dans la fondation des colonies étaient d'obtenir la régularité
des échanges commerciaux.
Et il y a une excellente raison pourque l'intérêt commercial ait ainsi
prévalu dans l'établissement de la plupart des colonies modernes :
c'est le commerce en effet qui, lui-même et lui seul, les a presque
toutes fondées. Presque toutes sont dues à cette audace d'initiative
qui en tout temps a caractérisé l'esprit des populations maritimes
et commerçantes. Quand les dernières années du xV siècle ouvri-
rent à la fois aux vaisseaux européens l'accès des trésors jusque-là
si difficilement abordables de l'extrême Orient et déroulèrent de-
vant l'imagination de l'ancien monde les perspectives éblouissantes
du nouveau, ce fut le commerce qui se précipita dans ces voies
à peine ouvertes. Tout l'appelait et rien ne l'arrêtait : l'élément
qu'il fallait vaincre lui était familier, et le prix de la course était
une innombrable profusion de richesses naturelles et inconnues à
échanger contre de très modiques quantités des produits les plus
grossiers de l'art européen. Aussi les premiers établissemens faits
sur les côtes des deux Indes, comme on disait alors, furent-ils des
comptoirs et des entrepôts. La conquête ne vint qu'à la suite du
commerce, puis l'émigration à la suite de la conquête, mais tou-
jours à l'aide du commerce et pour le soutenir tout en s' appuyant sur
lui. On prit possession des territoires nouvellement abordés ou dé-
couverts pour faire le commerce plus à l'aise à l'abri des incursions
des populations sauvages et de la rivalité des nations concurrentes.
Puis, là où l'on s'aperçut que les populations indigènes n'étaient ni
assez laborieuses ni assez intelligentes pour exploiter elles-mêmes,
avec une industrie suffisante, les richesses naturelles de leur propre
sol et fournir ainsi en abondance au commerce les denrées qu'il ve-
nait chercher, là où l'on put espérer que le travail européen serait à
la fois salubre et productif, on fit venir des populations d'Europe, et
on leur livra la terre à cultiver; mais ces émigrans, appelés et de-
vancés par les trafiquans, durent ainsi toujours au commerce les
avances comme la rémunération de leurs premiers travaux.
Les colonies ainsi fondées par l'esprit commercial ont pour une
nation le plus grand des avantages, celui de se faire à peu près
toutes seules. C'est un développement spontané dans lequel l'état
n'intervient que pour le régler et le protéger. La plupart des états
d'Europe ont eu, il est vrai, le grand tort d'étendre et de multiplier
la règle et la protection fort au-delà du nécessaire et même de
l'utile. Privilèges, monopoles, avances pécuniaires, subsides, règle-
mens douaniers de toute nature, toutes ces faveurs funestes, imagi-
nées par un faux patriotisme et par une fausse science, ont été prodi-
guées par tous les gouvernemens d'Europ? aux grandes compagnies
TOMK XW. 2
IS ^' BEVUE DES DEUX MONDES.
commerrantes qui se chargeaient d'établissemens en pays lointains.
Os inicrvenlions bénévoles ont fait aux établissemens commer-
ciaux plus (le mal que de bien. Elles ont souvent eu pour effet de
détourner de ses canaux naturels le cours de la richesse et de l'acti-
vilé nationales, et de faire vivre quelques jours d'une vie factice et sté-
rile des établissemens sans avenir. Les entreprises qui ont véritable-
meol prospéré ne leur ont jamais dû leur succès. Toujours et partout
(es établissemens commerciaux ont dû conserver ce caractère de spon-
tanéité sans lequel le commerce verrait tarir les deux sources qui
le font vivre : le crédit et le capital. C'est ce capital, aliment à la
fois et produit du commerce, qui, se transportant de lui-même par
l'appât du bénéfice, et jouant ainsi le rôle des héros des temps an-
tiques, des Cadmus et des Romulus, a choisi l'emplacement des
cités à bâtir, des ports à creuser, a percé les forêts et remonté les
fleuves. C'est lui aussi qui a disposé suivant ses convenances le
régime intérieur des sociétés nouvelles qui lui ont dû l'existence.
C'est lui qui a chassé devant lui les naturels paresseux de l'Amé-
rique pour les remplacer par des travailleurs plus actifs. Aux Indes
et dans les grandes îles de l'Océan asiatique, îY s'est borné à domp-
ter les indigènes en les employant. Il a régné sur ces populations
soumises, souvent en son propre nom, par l'organe des grandes com-
pagnies qu'il avait fondées, se faisant, pour le besoin des circon-
stances, législateur et même guerrier, et il n'y a pas longtemps
qa'ayant fait toute son œuvre, il a abdiqué à Java ou à Bombay
entre les mains du souverain politique.
La pensée de faire de l'Algérie une grande colonie commerciale,
une de ces colonies qui marchent toutes seules à l'aide des capi-
taux privés, et qui, si elles n'enrichissent pas toujours le trésor
public, alimentent l'industrie et par conséquent la richesse na-
tionale de la mère-patrie, était certainement très séduisante; mais il
y aurait à la réaliser une difficulté considérable, c'est, encore un coup,
que ces colonies-là, on ne les fait pas, elles se font. Ce sont des ag-
gkm^rations qui se groupent instinctivement autour d'une source
naturellement ouverte de profits et de richesses, comme la verdure
croit au bord des fleuves, et cette source consiste dans l'existence
d'un ou plusieurs produits appartenant exclusivement au sol de la
«Amie, que le commerce de la métropole a par là même un in-
tèfH dlrsci à venir chercher, en porUnt en échange les richesses
pli» savantes que fabrique une civilisation plus avancée. C'est le
J^Mti*ont joué les épices dans les Indes, les fourrures rares au
~^^ presque tons les pays du Nouveau-Monde les cultures
J^JJwies ou les mèuux précieux. Lorsque do pareils produits
"^ * sont exploités et connus, un courant de commerce, par
UNE REFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 19
suite de capitaux et au besoin d'émigration, s'établit de lui-même;
mais quand ils n'existent pas ou quand ils demeurent inconnus et
inaccessibles, il est évident qu'il ne suffît pas de la volonté du lé-
gislateur pour faire naître un mouvement auquel aucun intérêt actif
ne donne l'impulsion.
Or telle était malheureusement en 1830, telle est encore au fond,
quoique adoucie et en grande voie d'amélioration, la situation de
nos nouvelles possessions africaines. Si le commerce avait établi de
longue date sur la côte orientale de la Régence, à La Galle, quel-
ques pauvres établissemens destinés à la pêche du corail, ce n'é-
tait pas un faible objet de luxe d'un usage si limité qui pouvait at-
tirer à lui le flot de capital nécessaire pour peupler et développer
la colonisation d'une vaste province. Hors de là cependant l'Algérie,
au moins telle qu'elle sortait des mains des Arabes, n'offrait guère
autre chose que de l'huile, du blé et des troupeaux, toutes denrées
qu'à tort ou à raison la France se croit propre à produire mieux
que personne, et qu'elle aime mieux se demander à elle-même
qu'emprunter à autrui. Sans doute ce n'était pas là tout ce qu'une
si vaste région, placée sous un ciel si bienfaisant, pouvait rendre à
l'obstination ingénieuse d'un travail intelligent. D'autres trésors
étaient renfermés sous les couches épaisses de sa terre végétale,
ou se cachaient vdans les gorges et dans les entrailles de ses mon-
tagnes. Le soleil qui l'échauffé pouvait prêter vie même aux plantes
qui n'avaient pu naturellement germer sur le sol. On pouvait donc
espérer, soit de découvrir, soit de naturaliser en Algérie d'autres
produits que ceux qu'en avaient tirés la négligence et l'impré-
voyance de ses possesseurs; mais pour faire cette transformation, un
long travail, soit de recherches, soit d'acclimatation, était néces-
saire, et en attendant l'Algérie n'offrait au commerce aucun objet
d'exportation séduisant ou sérieux. Compter sur le commerce pour
fonder ou même hâter la colonie, c'eût donc été s'enfermer dans
un cercle vicieux d'où l'on n'aurait pu sortir, car, avant que le com-
merce y vînt chercher les produits qui l'alimentent, il fallait une
colonie, et une colonie en pleine activité, pour les faire naître.
Il fallait donc, faute de mieux et par l'impossibilité de toute autre
entreprise, ajourner les espérances commerciales, tenter en Algérie
ce que j'appellerai une œuvre de colonisation directe, c'est-à-dire
provoquer l'émigration de populations entières, n'ayant d'autre
but que de s'établir sur un nouveau sol pour y vivre ensuite, comme
les cultivateurs de nos campagnes, du travail quotidien de leurs
bras, d'un trafic domestique et intérieur, — une colonie destinée à
se suffire à elle-même et n'ayant d'autre fin qu'elle-même, non le
débouché ou le comptoir de la mère-patrie, mais sa prolongation
fO BEVL'E DES DEUX MONDES.
pour ainsi dire et sa reproduction. Il fallait songer, non à trouver de
Twain côté de la Méditerranée des Indes ou même des Antilles,
mais à y organiser de toute pièce et de propos délibéré de nouveaux
départemens français.
Or de toutes les entreprises coloniales on peut bien dire que
edle-là est assurément la plus grande, mais aussi la plus malaisée.
Le renom, le profit en sont peut-être sinon plus éclatans, au moins
plus durables que d'aucune autre, mais l'enfantement aussi en est
plus laborieux. Les colonies purement commerciales, promptes à
nallre, sont aussi promptes à périr; elles sont sujettes aux inter-
mittences, aux oscillations, à la mobilité continue du commerce
lui-même : de nouvelles voies ouvertes, une nouvelle impulsion
donnée soit à la navigation, soit à l'industrie, font parfois tarir
la source qui les alimente; elles périssent quand le courant qui
leur apportait la vie se détourne et les abandonne. Au contraire,
l'établissement d'une population de travailleurs ruraux sur une
rive éloignée, quand une fois il est accompli et a pris racine, est
un résultat permanent que le temps, loin d'alTaiblir, consacre et
développe. C'est un être nouveau auquel la mère-patrie a donné
le jour, et qui, s'il ne lui en témoigne pas toujours sa reconnais-
sance par sa soumission, lui procure au moins l'avantage d'étendre
l'influence de ses mœurs, de sa langue et de ses exemples, et de
perpétuer l'éclat de son nom à travers les âges. La récompense est
donc grande, quoi qu'il arrive; mais la peine, il faut le dire, est bien
en proportion de la récompense. Pour soulever ainsi des populations
agricoles et les transporter à distance, il faut un levier qui souvent
manque et plus souvent encore se brise entre les mains d'un gou-
vemement. 11 faut un concours de conditions assez rares à trouver,
et dans le sein de la contrée qui veut envoyer la colonie au dehors,
et à la surface du pays qui est destiné à lui servir de réceptacle.
Il faut, avant tout, qu'il se rencontre chez la nation colonisati'ice
uni» i>éptnière suffisamment abondante de sujets propres à l'émigra-
lion. Ou s'imagine» trop aisément en France que tout le monde est
bon à (aire uo colon, et principalement ceux qui ne sont pas bons à
•iiM chose. Dès qu'un homme se trouve mal chez lui, il croit que
eda suffit pour qu'il soit bien ailleurs. Un homme sans argent et hors
d'état d'en acquérir, sans ressources et sans valeur, un mauvais
sujet qui n'a rien, c'est celui-là qu'en France on regarde comme
naturellement destiné à émigrer. A merveille, s'il ne s'agit que de
wm délivrer jKiur n'en plu» entendre parler; mais si l'on prend le
molmirs souci de ce que l'émigration devient quand une fois elle a
fnnthï les men. Il faut bien reconnaître que le métier d'émigrant,
ttft des plus rudeii que puisse affronter l'activité humaine, exige,
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 21
comme à peu près tous les métiers de ce monde, , une combinaison
particulière de ressources morales et matérielles.
A coup sûr, la première qualité du colon c'est l'audace. Celui qui
quitte à la fois la société et la famille, l'affection de ses proches et la
protection de ses lois, qui met l'orageuse barrière de l'océan entre
lui et ses souvenirs, entre son enfance et sa vieillesse, entre son
existence d'hier et celle de demain, — celui qui, se posant seul en
face d'une nature indomptée, reprend l'œuvre de la civilisation plus
de vingt siècles en arrière et recule ainsi dans le temps autant
qu'il avance dans l'espace, celui qui met le soc en terre sans bien
connaître ni les feux du soleil qu'il va braver, ni les miasmes près
de s'échapper du sillon qu'il va déchirer, celui-là certainement a plus
que le navigateur du poète un triple airain autour de la poitrine.
Mais si l'audace est indispensable, elle est pourtant insuffisante, ou
plutôt il y a plusieurs genres d'audaces, et celle qu'il faut au colon
est de la nature la plus rare. 11 y a une audace emportée qui se
précipite comme par un mouvement du sang au-devant d'un péril
promptement menaçant, mais rapidement surmonté, qui excelle à
emporter de haute lutte un résultat décisif, mais qui, mise à l'é-
preuve d'une lutte infructueuse et prolongée, se décourage et s'af-
faiblit comme un feu de paille qui s'éteint. Il y a une audace or-
gueilleuse qui s*exalte par les applaudissemens des spectateurs, qui
vise à l'éclat, à la gloire, et s'enivre elle-même du bruit qu'elle ré-
pand autour d'elle. Aucun de ces genres d'intrépidité, excellons sur
le champ de bataille, ne convient aux dangers très réels, mais d'un
aspect très ingrat, qui attendent le colon parvenu au lieu de son
aventureuse destination. Là point de charge à faire ou de bastion à
emporter sous les yeux et aux cris de camarades enthousiastes, mais
tous les déboires et tous les mécomptes de l'inexpérience, des tra-
vaux cent fois détruits et cent fois à recommencer, la souffrance in-
attendue de besoins qu'on ne se connaissait pas, parce qu'ils sont si
naturellement satisfaits dans nos sociétés civilisées qu'on oublie pres-
que qu'ils existent : la faim à r^issasier sans cuisinier et sans boulan-
ger, la maison à réparer sans charpentier, la fièvre à soigner sans
médecin et sans quinine, l'accablante monotonie de la solitude, le
tête-à-tête sans fm avec une nature silencieuse, voilà les épreuves
quotidiennes auxquelles est vouée la force d'âme du colon. Pour ne
point fléchir, il faut un courage rare et persévérant, prenant ses
racines dans l'obstination de la volonté, ou mieux encore, s'il se
peut, dans la conscience d'un devoir à remplir. Le goût de l'in-
connu, des voyages et du changement, qui naît du feu de la jeu-
nesse ou même du désordre des habitudes, est précisément le con-
traire de ce qui convient à une tâche si sévère. En un mot, pour faire
ff REYLE DES DEUX MONDES.
ui ' itmi qui ne meure pas à la peine, il faut un homme qui se
dt . courir une grande aventure sans être pourtant un aventurier.
Voilà pour les conditions morales. Encore si c'étaient les seules!
H^î« il y en a une tout aussi essentielle et beaucoup plus pro-
saïque encore : c'est non pas précisément d'être riche, mais du
moii» de n'être pas tout à fait pauvre; c'est d'avoir devant soi de
quoi vivre et de quoi travailler pendant une ou deux années pour
le moins sans rien attendre de son travail. C'est ici surtout que
rUnagination populaire prend ordinairement le change par la plus
déplorable des illusions. On se figure que ce sont les pauvres sur-
tout qu'il faut exporter dans une colonie naissante. « Il y a trop de
monde ici, dit- on volontiers à ceux qui se plaignent de leur sort;
les rangs sont trop serrés : allez là-bas sur les territoires nouveaux,
où il y a de la place. » Le conseil peut être bon s'il s'agit de se
rendre à une colonie déjà fondée, où il y a des capitaux transportés
et un certain nombre de propriétaires qui demandent à être aidés
par des ouvriers; mais pour passer les premiers jours et jeter les
premiers fondemens d'une colonie agricole, il n'y en a pas^e plus
certain d'être trompé par l'événement. Un adulte valide qui n'a que
•es deux bras pour toute richesse n'est à sa place au contraire que
dans une société déjà parvenue à un certain point de civilisation,
par l'excellente raison que c'est là seulement qu'il est sûr le matin
de pouvoir atteindre le soir sans mourir de faim. Nulle part en effet,
BOUS aucun ciel, quelque facile à remuer que soit la terre, les bras
ée l'homme ne suffisent à la cultiver; il lui faut des outils, une char-
rue, des semences. Nulle part non plus, quelque active que soit la
force végétale, la récolte ne suit d'assez près le labour pour que le
laboureur ne doive pas se mettre en peine d'avoir de quoi se nourrir
en l'attendant. La terre est un mauvais payeur qui ne solde pas ses
salaires jour à jour. Il faut donc à tout homme qui veut vivre de son
triYail une certaine somme d'avances représentée par les instru-
mens Décessalres à ce travail et par les provisions nécessaires à sa
nourriture. Dans les sociétés constituées, ces avances sont fournies
•u travailleur par ce mécanisme merveilleux qui fait servir l'avoir
des uns à soutenir le travail des autres. Dans les sociétés consti-
tuées* il y a des propriétaires et des fermiers pour employer et
•oorrir des Journaliers. Dans les sociétés constituées, il y a des
nabotts toutes bâties pour abriter, la nuit, le travailleur, moyen-
MBt un modique tayer payé à termes divisés. Tout cela n'existe
p^oo du moins n'existe qu'en germes informes sur le territoire
«More nu d'une colonie naissante, et surtout d'une colonie rurale.
Cet ailininOile appareil cireulatoire, cette pompe aspirante et Ibu-
teote qui, dans une TielUe société, porte la vie du centre aux extré-
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 23
mités par les mille canaux du capital, ne s'y trouve encore qu'en
embryon et en rudiment. Tout colon doit donc ou s'associer à un ca-
pitaliste qui le défraie, ou, ce qui est plus sûr, être son capitaliste
à lui-même. Il faut arriver les poches pleines, portant avec soi ce
qui est nécessaire pour se vêtir, s'alimenter, bâtir sa demeure et
tracer son sillon. Une colonie à fonder n'est donc point, comme
beaucoup de gens se le représentent, une sorte de brelan ouvert où
un joueur qui a tout perdu peut encore courir une chance sans four-
nir de mise. Dans une colonie naissante, encore plus qu'ailleurs, il
n'y a que ceux qui ont déjà quelque chose qui ont chance d'acqué-
rir davantage.
On dira qu'en ce cas ce n'est pas la peine d'aller si loin, et qu'un
homme qui a reçu du ciel le courage et l'aisance, étant à peu près
sûr de faire fortune partout, n'a pas de raison de s'expatrier. Je ne
nie point qu'il n'y ait là, comme au début de beaucoup de choses,
un cercle vicieux d'où il est embarrassant de sortir. Il y a pourtant
une nation dans le monde qui a toujours merveilleusement réussi à
s'en dégager ; il y a une nation qui semble prédestinée, par ses in-
stitutions politiques comme par ses institutions sociales, à couvrir le
monde de colonies. C'est celle-là même qui est par excellence la
patrie de l'audace individuelle et la nourrice du capital. On a nommé
l'Angleterre : elle a débuté dans cette carrière par la plus singulière
des bonnes fortunes, et elle l'a due (ô faveur imméritée de la Pro-
vidence!) à ces mêmes agitations religieuses qui ont épuisé dans le
sein déchiré de la France le plus pur de notre sang. Ces puritains
qui, au début du xvii^ siècle, allèrent fuir le joug des Stuarts sur
les rives de la\irginie et de la Nouvelle-Angleterre; ces hommes,
appartenant presque tous aux classes aisées de la société et empor-
tant avec eux tout leur avoir pour ne rien laisser à leurs oppres-
seurs ; ces pères de famille de mœurs austères, possédés par une
conviction passionnée et pleins de cette indomptable confiance en
soi-même que donne l'orgueil du libre examen mêlé à l'aveuglement
du fanatisme, c'était là véritablement le type achevé et l'idéal du
colon. On ne s'étonne point que la nature la plus rebelle ait cédé à
l'étreinte de telles mains, et d'une telle pépinière la forêt qui est
sortie ne paraît pas trop majestueuse. Si l'Angleterre n'a pas tous les
jours de telles aventures coloniales, elle a pourtant toujours une ex-
cellente école de colons dans ces fortes institutions qui développent
dès le jeune âge chez chacun de ses enfans l'habitude virile de ne
compter que sur soi-même. Une éducation dirigée presque sans sur-
veillans, une justice rendue presque sans magistrats, une police
maintenue presque sans gendarmes, un sentiment partout répandu
d'indépendance et de responsabilité personnelles, tous les efforts
permis, mais très peu de soutien promis parle pouvoir à l'ambition
21 REVUE DES DEUX MONDES.
OU à rintérét privé, —ce régime, qui fournit à l'Angleterre des ci-
tovenn propres à toutes les professions de la vie publique, est aussi
le mieux fait pour assurer 1* hygiène morale qui convient à de futurs
colons. Une société qui se gouverne toute seule est la meilleure pré-
paration pour qui veut apprendre à se passer à la fois de société et
de gouvernement. Rien ne fortifie les membres pour de grandes
ooimes comme d'avoir marché de bonne heure sans lisières. Mais
ai les mœurs publiques préparent naturellement à l'Angleterre une
reœ de bons émigrans, la distribution de la richesse, telle que ses
lois Font faite et telle que ses habitudes la maintiennent, est aussi
meneilleusement propre à diriger vers les entreprises lointaines le
superflu des petits capitaux. Dans un pays où régnent la concentra-
tion de la propriété foncière et la domination presque exclusive de la
grande culture, où le sol est ainsi tout entier entre les mains de
riches propriétaires ou de gros fermiers, la condition du paysan
proprement dite, vivant indépendant sur un petit lot de terre,
semant et labourant avec ses épargnes, est ingrate et difficile. Les
petits capitaux dans un tel pays sont donc naturellement repousses
de la terre par la concurrence ruineuse et l'extension progressive
de la grande agriculture; s'ils tiennent à y rester attachés, c'est au
dehors et au loin qu'ils sont contraints de l'aller chercher. Aussi
c'est du *in des nombreuses familles des fermiers anglais que se
détachent chaque année les courageux setllers qui ont peuplé ses
poMessions d'outre-mer. Le père mort, un seul de ses huit ou dix
fils consene en vertu du droit de primogéniture son exploitation
tout entière. Les autres, pourvus d'une médiocre légitime, s'en vont
sans trop de regret chercher fortune ailleurs. Voyez-les débarquer
sur quelque côte de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande. Ils arri-
veot bien nourris, bien vêtus, souvent avec les instrumens les plus
perfectionnés de la dernière exposition agricole de leur comté. Dès
le lendemain, ils sont à l'œuvre, les uns faisant paître les troupeaux
qu'eux-mêmes souvent ont amenés avec eux, d'autres défrichant la
forêt jKiur bâtir sur-le-champ leurs demeures. Bientôt anciens et
oouveaiHvenus se rapprochent et se groupent tout naturellement, à
l'image de leur patrie, en paroisses, puis en comtés. Ils se nomment
eui-mémes des atdtnnt'/i, des juges de paix, des sherilTs, se ras-
semblent d'eux-mêmes en jury pour rendre la justice, se divisent
«I haute et basse chambre : véritable essaim sorti de la ruche après
s'ètfS QOitiTi de sou meilleur miel, et prêts à en reproduire partout
riraiilleeuire exacte avec cette géométrie spontanée dont Dieu a
tiipoié6oeiuniislîiict(l).
^*^ ^rrr TT ^ ""■■tiilûiii 4*4mlcrttioo pi^MiitAt chaque année on Anp:lctorre
pif m tmmmm^tm royaiu ipéeialMMBt ditffte de ce nenrieo ne loisiont aucun douti»
tm la rirluui Muite 4*ii«e tféa grande pvtte Sea énlgrana anglais. Dan« les dt^poull-
I
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 25
Le gouvernement de la France était bien loin de disposer, pour
l'entreprise que les événemens le contraignaient d'accomplir, d'in-
strumens si bien appropriés. En aucune autre matière peut-être, la
différence des races anglaise et française n'est, on le sait, plus sen-
sible. Une expérience malheureusement répétée sous beaucoup de
latitudes, et qui a abouti à faire passer à nos voisins la plupart de
nos meilleures colonies, a fort accrédité dans le monde la conviction
que nous sommes beaucoup moins doués qu'eux de ce qu*un phré-
nologue appellerait la faculté colonisatrice. Si l'analyse que nous
venons de faire est juste, elle fournira, je le crains, les raisons vé-
ritables de cette opinion vulgaire. A coup sûr, ce qui peut manquer
aux Français pour bien coloniser, ce n'est pas le courage d'entre-
prendre des choses dangereuses ou difficiles : une pareille accusation,
cette année-ci encore plus qu'aucune autre, serait aussi odieuse que
ridicule; mais le courage français, qui éblouit et subjugue le monde,
paraît avoir besoin de deux conditions pour briller de tout son éclat,
de camarades pour lui applaudir, et de bons maîtres pour lui com-
mander. C'est en société et en régiment que le Français est in-
comparable; isolé et sans guide, il s'inquiète, s'ennuie et se décou-
rage. Son naturel l'a fait sociable par excellence, et ses institutions
politiques l'ont habitué de longue date à être gouverné, adminis-
tré, régenté, surveillé, protégé à toute heure, sur tous les points.
On ne saurait imaginer de pire éducation pour affronter la solitude
et l'abandon, inévitables dans une colonie naissante. On sait de plus
combien l'esprit d'entreprise, l'initiative individuelle, sont rares et
faibles chez les plus riches d'entre nous : c'est d'hier que l'industrie
a imaginé de marcher toute seule, de remuer librement et d'associer
hardiment ses capitaux. Quanta nos populations rurales, la routine
et l'inertie régnent chez elles encore sans conteste. Faire comme son
père, au même lieu que lui, et sur le même champ s'il est possible,
mens faits chaque année des diverses catégories d'émigrans, les fermiers (soigneusement
distingués des ouvriers agricoles) figurent toujours pour un nombre très considérable;
de plus, malgré la libéralité avec laquelle le gouvernement anglais et les divers gouver-
ncmens coloniaux fournissent aux dépenses de voyage des émigrans, le nombre des émi-
grans qui vont à leurs frais (unassisted) dépasse habituellement ceux qui profitent de
l'assistance officielle. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que cette nécessité d'être posses-
seur d'un certain capital pour émigrer avec fruit n'existe à l'état absolu que dans le
début d'une colonie. Dès qu'il y a dans une colonie soit des villes de commerce où
s'exercent diverses industries , soit des cultivateurs assez riches pour pouvoir payer des
journaliers, en un mot dès qu'une somme suffisante de capitaux est formée ou trans-
portée dans la colonie même, les simples ouvriers peuvent s'y rendre avec l'espérance
d'y trouver de l'emploi; mais l'essentiel est que le capital soit préparé avant la main-
d'œuvre ou transporté avec elle, ce qui ne peut arriver que par une première infusion
et même par un courant assez longtemps continué de colons pourvus de moyens^ d'exis-
tence et de travail.
^0 BSnJB DES DEUX MONDES.
e'est tootee que se permet Fimagination craintive d'un paysan. Nos
lois dvilcs viennent encore en aide à cette tendance en assurant à tous
les cohéritiers, dans chaque partage, non-seulement une part égale
5^w U fortune du père de famille, mais un fragment matérielle-
iMOt déchir<'î de chacun de ses immeubles. Tandis qu'en Angleterre
les petits capitaux agricoles sont chassés du sol national par la con-
centration de la propriété et de la culture, ils y sont retenus au
contraire en France par la division, constamment renouvelée, que
les prescriptions excessives du code civil rendent obligatoire. Bien •
loin d'être portés à s'élancer dans des contrées lointaines, ils restent
obstinément accroupis sur la terre à laquelle ils sont accoutumés,
ils s'en disputent, ils s'en arrachent les lambeaux : ils s'y cram-
ponnent et souvent s'y épuisent, et le travail le plus opiniâtre ne
réussit pas toujours à les empêcher de s'y engouffrer sans retour.
11 fallait donc s'attendre que la vraie matière émigrante, si on
ose parler ainsi, c'est-à-dire les cultivateurs pouiTus d'un petit ca-
pital, serait pour le gouvernement français très difficile à mettre en
mouvement vers l'Algérie, et resterait longtemps sourde à son appel.
Pour la décider à s'émouvoir, pour l'enlever de ce sol natal qui la
retient par tant d'attraits, il aurait fallu que des attraits plus puis-
sans encore se fissent sentir de l'autre côté de la Méditerranée. 11
aurait donc fallu que la culture en Algérie présentât des avantages
immédiats, sensibles, considérables, de nature à récompenser vite
les premiers qui s'y hasarderaient et à faire rapidement suivre leur
exemple. Or ces avantages ne pouvaient résulter que de deux con-
ditions indispensables l'une et l'autre à tout territoire qu'on veut
promptement coloniser : une extrême abondance de terres cultiva-
bles et une extrême facilité à les mettre en culture. Avoir plus de
terres et des terres plus aisément productives, parce qu'elles ne sont
pas épuisées , c'est la supériorité des pays nouveaux sur les pays
andeos, c'est le seul appât qui puisse diriger vers une colonie les
populations rurales. L'Algérie possédait-elle ce double avantage à
un assez haut degré pour attirer rapidement à elle un flot de colo-
nisation? Le nouvel établissement colonial trouvait-il ainsi au lieu
d'arrivée asees de facilités pour compenser celles qui lui manquaient,
nous venons de le voir, au point de départ? Dernier aspect de la
question qui n'était pas non plus entièrement satisfaisant.
Assurément ce n'est ni l'espace cultivable ni la fécondité latente
qui manquaient sinon à l'Algérie tout entière, au moins à cette lon-
gue et large bande qui s'étend entre les montagnes et la mer, et
qui a re^iu par excellence le nom de Tell (ttilus^ terre). 11 n'est pas
besoin d'être oonnalsseur^en agriculture, il suffit de traverser en ou-
vrant les yeux ce beau paVs« pour se convaincre qu'il est aimé du ciel
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 27
autant que maltraité des hommes. Aux doutes élevés sur sa puis-
sance productive, l'Algérie a répondu par deux ou trois expériences
concluantes, qui ferment aujourd'hui la bouche aux plus incré-
dules. Les plus obstinés contradicteurs ne résisteraient pas par
exemple, j'en suis sûr, à une demi-heure de promenade dans les
jardins maraîchers qui s'étendent le long de la mer, à l'ouest d'Al-
ger, entre le faubourg de Moustapha et le fort de la Maison-Carrée.
Là, entre les derniers jours de décembre et le commencement de
juin, d'industrieux Mahonnais tirent d'une langue de terre étroite
que vient baigner la vague trois ou quatre récoltes de primeurs qui,
se succédant de six semaines en six semaines, s'en vont, grâce à la
vapeur et au chemin de fer, faire l'ornement de nos halles de Paris
et les délices de nos restaurans. 11 faut voir ces inteUigens insulaires
à l'œil vif et au visage ouvert, les bras nus, les jambes vêtues d'un
pantalon rouge enlevé à la défroque de nos armées, accroupis entre
deux rangées d'artichauts monstrueux ou de choux gigantesques.
Une barrière de roseaux à haute taille, frémissant au moindre
souffle, défend contre le vent de mer ce champ dont chaque motte
de terre est un trésor. Au centre s'élève une noria arabe, sorte de
roue grossière autour de laquelle des seaux sont enroulés, et qui,
par un double mouvement sur la même axe, va chercher l'eau dans
les profondeurs du sol, puis la répand autour d'elle. Sous cette as-
persion bienfaisante, la terre a vraiment l'air de se soulever par
la poussée intérieure des germes qui s'y développent. Tout à l' en-
tour une végétation luxuriante de plantes grasses, d'aloès, de cactus
et de figuiers de Barbarie rivalisent avec les produits de la culture,
comme pour attester que le labeur de l'homme n'est pas encore venu
à bout non -seulement d'épuiser, mais même d'absorber toutes les
forces de cette nature exubérante. Tout ce tableau, éclairé par un
soleil qui a la pureté lumineuse du printemps avec la puissance de
la canicule, porte dans l'âme un sentiment de prospérité et de con-
fiance qu'aucune brochure ou aucun discours en faveur de l'Algérie
n'avait jamais fait naître en moi. Les craintes élevées sur la salu-
brité du pays, plus sérieuses et mieux fondées, n'ont pas tenu da-
vantage devant un examen patient. Toute terre vide et inhabitée
est assurément sujette à des émanations dangereuses, et tout chan-
gement de latitude est une épreuve périlleuse pour des travailleurs;
mais l'exemple de plusieurs villages des environs d'Alger, où la fièvre
a décimé une première génération de colons, tandis qu'une seconde
y vit aujourd'hui dans d'excellentes conditions sanitaires, montre
qu'il n'y a rien dans ces influences morbides dont le temps et les
bons soins ne puissent triompher. Il n'y a rien là surtout qui dé-
passe les conditions communes de toute colonisation.
Du côté de la nature par conséquent, l'Algérie ne tient rien qui ne
58 BEVUE DES DEUX MONDES
rende aoo territoire éminemment propre à la colonisation qu'on lui
destine; mais le malheur, c'est que la nature n'y est ni neuve ni
vierge, c'est que les hommes y ont beaucoup vécu à côté d'elle pour
abuser d'elle. L'Algérie, telle qu'elle nous est tombée en partage,
n'était pas un pays inhabité, mais un pays mal habité, ce qui est
très différent pour toute expérience, mais surtout pour une coloni-
sation. Pour ne prendre que le côté le plus pratique et le plus étroit
de la question, il n'y a point d'agriculteur qui ne puisse dire com-
bien une terre encore inculte diffère, pour le profit qu'on en peut
tirer, d'une terre longtemps mal cultivée. Sur une terre inculte, si
l'homme n'a rien mis du sien, au moins il n'a rien ôté. Toutes les
forces vives et naturelles du sol ont été respectées et ont même été,
en certaine mesure, 'accumulées et thésaurisées dans son sein; mais
une terre mal cultivée est une terre à laquelle le possesseur a beau-
coup demandé et beaucoup pris sans lui rien rendre. L'Algérie tout
entière est cette terre-là. Dès qu'on s'avance un peu dans l'intérieur,
dès qu'on sort de la banlieue des villes, le spectacle qu'on aperçoit
n'est pas le désert, mais la dévastation. Ce sont les richesses natu-
relles prodiguées d'abord, puis étouffées dans leur germe, et qui
demandent, pour être rétablies dans leur abondance et leur vigueur
primitives, un travail presque aussi considérable et presque aussi
coûteux que celui qui est nécessaire à nos vieilles terres, fatiguées
par tant de siècles de culture et sollicitées par tant de bouches à
nourrir.
U faudrait des volumes pour raconter, et des connaissances plus
précises que je ne les possède, pour faire comprendre tout le mal
que les Arabes, avec leur vie déréglée et leurs détestables procédés
de culture, ont fait à un pays renommé autrefois comme le grenier
du monde. U en est un pourtant qui saute aux yeux les moins exer-
cés. Lm croupes arrondies des montagnes, assez semblables, dans
leur forme, aux pentes des Vosges et du Jura, sont couvertes au
printemps d'une teinte de verdure uniforme qui fait croire de loin
k l'exiiiteuce de vastes forêts comme celles qui couvrent nos monta-
gnes. Elles y croissaient autrefois, on n'en peut douter, et on en re-
trouve encore la trace sur les sommets assez élevés et assez écartés
Ijour avoir échappé à l'invasion musulmane; mais partout ailleurs
l'babitude barbare qu'ont les Arabes de brider tout le bois qu'ils
Uwivenl, pour former avec les cendres un détesUable fumier, a de-
|Hiis longtemps fait tomber toutes les hautes tiges, et la dent veni-
••ose lies cbèvres et des moutons qu'on laisse courir au hasard
oàÊrm les Jaunes plants à mesure qu'ils poussent. Toute la force
praductive s'épuise donc en broussailles épaisses, entre lesqu(»lles
rArabe trsee un léger sillon à fleur de terre, suffisant pour épuiser
fwumi les premières conduis du sol, sans en avoir nulle part pé-
UNE RÉFORME ADMIMSTRAïIVE EN AFRIQUE. 29
nétré ni aéré les profondeurs. Tel est le sol qu'on livre au pauvre
cultivateur européen, et sur lequel, avant d'essayer aucune culture,
il lui faut souvent consumer de longs mois à extirper d'odieux buis-
sons dont la plupart sont impropres même à faire un combustible
passable : triste situation, il îaut l'avouer, surtout si on la compare
à celle des colons d'Amérique, placés en face de ces grandes forêts
où la seule difficulté est de pénétrer. Une fois entré la hache à la
main, le colon américain tire de ses forêts d'abord les matériaux né-
cessaires à la construction de sa maison , puis des madriers gigan-
tesques et des bois excellens, qui, embarqués sur quelque grand
fleuve , vont se vendre chèrement dans les villes , enfin un sol en- . ^^
graissé par des couches séculaires de détritus végétaux et animaux.
Le colon français en Afrique n'a rien de pareil. A la vérité, ce qui lui
manque le plus, ce sont ces beaux fleuves d'Amérique, incomparables
moyens de communication tout préparés par la nature. Ce qu'on
nomme rivière en Algérie n'est rien de semblable : c'est un lit de
sable pendant neuf mois de l'année, et un torrent indomptable pen-
dant les trois autres. Sous ce rapport, c'est le ciel qui a été avare;
mais la maladresse humaine a beaucoup ajouté à cette faiblesse na-
turelle. Le déboisement systématique a sans mesure accru la séche-
resse du sol pendant la saison chaude; puis, quand viennent les
pluies torrentielles de l'hiver, les sources, taries la veille et gros-
sies le lendemain, ne rencontrent plus aucun des obstacles destinés
à prévenir leur débordement. De là ces inondations subites qui em-
portent tout devant elles, cultures, travaux d'art, chaussées, ponts,
transforment les plaines en marais d'eau stagnante, suspendent
toute communication et rendent toute voirie régulière impossible.
Tel est en Algérie le résultat de dix siècles de soumission à des con-
quérans à demi civilisés. Mieux vaudrait cent fois, pour le sol de
l'Algérie, avoir été possédé par des sauvages vivant du produit de
leur chasse que d'être tombé entre les mains de cultivateurs comme
les Arabes (1). Le passage du premier au second degré de civilisation
lui a été extrêmement funeste, et l'on peut affirmer que sur cent
dépenses imposées au colon qui veut mettre en culture le sol afri-
cain, s'il y en a une destinée à suppléer aux biens que Dieu ne lui
a pas donnés , il y en a quatre-vingt-dix-neuf dont le but est de
réparer le mal que les hommes lui ont fait.
Ce mal ne serait pourtant pas encore si grand, ni surtout si difficile
(l) Cette opinion est celle de l'écrivain qui a peut-être étudié avec le plus de soin les
conditions agricoles de l'Algérie, et dont les observations, déjà anciennes, ont été presque
toutes confirmées par l'expérience. « Il est certain, dit M. Moll (Colonisation et Agri-
culture de l'Algérie, t. I", p. 135), que l'Algérie serait beaucoup plus fertile et présen-
terait notamment une tout autre végétation forestière, si elle était restée quelques siè-
cles déserte ou habitée seulement par un peuple tout à fait sauvage. »
tO VETUB DES DEUX MONDES.
à corriger, si telle qu elle est cette terre, et dans l'état où elle se pré-
sente, elle était au moins livrée avec abondance et facile à obtenir.
Malheureusement, après avoir dévasté la terre, les Arabes (au point
de vue de la colonisation, c'est là le pire) la détiennent encore. D'a-
pits de récens documens officiels, ils sont deux millions environ, et
encore D*habitent-ils pas tous la région cultivable ou colonisable.
n faut retrancher les tribus du désert et les Maures commerçans des
Tilles, les anciennes populations kabyles qui vivent réfugiées sur
les hautes cimes de montagnes. C'est environ onze ou douze cent
mille hommes qui restent répandus dans les vallées, dans les plai-
nes, et jusqu'à mi-côte des pentes de l'Atlas. A eux seuls, ces douze
oeot mille hommes, à peu près la population d'un des grands dé-
fMuiemens de la France, n'occupent pas beaucoup moins de onze
à douze millions d'hectares, c'est-à-dire la moitié du sol cultivé
de l'Angleterre et le quart de celui de France. Ils occupent tout
cela, chose assez naturelle, puisque jusqu'à ces dernières années
personne n'était là pour le leur contester; mais, chose plus sin-
gulière, c'est de tout cela à peu près qu'ils ont besoin pour vivre.
Avec leur mode de culture et d'existence, chaque tribu arabe a
besoin pour subsister, et encore à de très pauvres conditions, de
rayonner sur une sphère immense de territoire. C'est ici la consé-
quence inévitable d'une propriété possédée à titre collectif, jointe
à une vie à peu près nomade. A très peu d'exceptions près, le terri-
toire appartenant à chaque tribu est possédé indivis par la tribu
tout entière, ou par des fractions de tribu. A peine les chefs les plus
considérables ont-ils quelques biens propres : la différence de for-
tune entre les riches et les pauvres ne consiste pas habituellement
dans la propriété d'une plus ou moins grande quantité de terres,
mais dans le droit de prélever une plus ou moins grande part du
produit de l'immeuble commun, ou d'y faire paître un plus ou
moiiiH grand nombre de troupeaux. Là même où, à l'origine, des
propr 11 ticulières ont existé et subsistent encore en droit, l'u-
9Ê^ . .le errante, les abus d'une sorte de féodalité envahis-
MOte, la confusion des titres, ont amené de véritables habitudes de
eommUnauti*. Ce communisme pratique a produit ses effets naturels.
La terre n'appartenant à personne, personne aussi ne s'ingénie ni ne
se latiguo à lui faire produire tout ce qu'elle peut rendre. 11 en faut
PiruHUé^^eQt trois ou quatre fois plus pour nourrir le môme nom-
» ^ïi*'*^"^ ^"® *^"® '® régime de la propriété individuelle.
TOUS les communaux, à cet égard, jouissent auprès des économistes
o^ réputation bien méritée. I^es propriétés de nos communes tfe
TOoee eHos-mèmes, «u sein de notre société, où tout vise à l'écono-
mie. n'échappent point à cette règle faUle : ce sont en général des
où à peine quelques troupeaux peuvent trouver leur subsis-
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 31
tance, tandis qu'à côté d'eux la petite culture, sous l'aiguillon de la
propriété individuelle, résout souvent le problème de faire vivre une
famille de sept ou huit personnes sur un coin de terre qu'elles pour-
raient en se couchant couvrir tout entier de leur corps. Le Tell de
l'Algérie est une série de communaux de la pire espèce. De là le
singulier spectacle qui saisit d'étonnement le voyageur. Vous par-
courez des lieues entières où nulle trace de pas ou de charrue, de
culture ou de visite humaine, ne se laisse apercevoir. Les bruyères,
les cactus, y régnent seuls avec la fierté de l'indépendance. C'est le
désert, pensez-vous, ce sol est sorti tout droit" de la main de Dieu :
il attend le premier occupant. Détrompez-vous : il a un maître, et
même plusieurs. Ils y étaient encore il y a peu de mois : s'ils l'ont
quitté, c'est que telle source d'eau était tarie, ou telle veine de terre
épuisée; mais ils reparaîtront, sinon l'année qui court, au moins
celle qui vient. Et en attendant, si l'horizon est pur, vous pouvez
distinguer à travers les vapeurs du soir la fumée de leurs tentes,
et l'écho vous apportera les aboiemens des chiens qui en gardent
l'entrée.
Du moment que l'on voulait coloniser, il fallait nécessairement se
préoccuper de faire passer des Arabes aux Européens une partie au
moins du terrain si mal employé. C'est là qu'on rencontrait le der-
nier et non le moindre des problèmes de la colonisation. C'est là
qu'on venait se heurter contre une redoutable complication de dif-
ficultés matérielles et morales. La plus sérieuse n'était pas la résis-
tance armée que les Arabes pouvaient opposer à une réduction de
'ce genre, destinée à les atteindre dans leurs habitudes les plus an-
ciennes et les plus intimes., Bien que de la part de sujets aussi bel-
liqueux aucun genre de résistance ne fût à dédaigner, ce n'était
après tout là qu'une question de force, et une fois en train de vain-
cre et de conquérir, un peu plus ou un peu moins de force à dé-
ployer, ce n'est pas là ce qui est de nature à arrêter des armées fran-
çaises; mais derrière cette question de force s'élevait une bien plus
délicate question de droit. Avions-nous le droit de retirer aux Arabes
par voie de contrainte ce territoire dont ils abusent sans doute,
mais qu'ils tiennent pourtant de leurs aïeux, et sur lequel ils exer-
cent, au titre d'une occupation non contestée, une possession immé-
moriale? Pouvions-nous consommer un tel dépouillement sans rom-
pre l'engagement conclu par notre premier traité et plus encore
celui que nous avions contracté envers nous-mêmes de respecter les
propriétés de nos nouveaux sujets? Cette garantie solennelle que
nous avions généreusement donnée s'étendait-elle à cette propriété
inattendue, abusive, dévorante, pour ainsi parler, qui confisque et
engouffre les dons les plus précieux de la nature sans en jouir elle-
même et sans permettre qu'on en jouisse? Le droit d'user et d'à-
32 REVUE DES DEUX MONDES.
bu«»r, définition de la propriété selon les jurisconsultes, va-t-il
jusqu'à ne pas user du tout de deux cents lieues de territoire? Fal-
Uil-i! violer notre parole? Fallait-il exposer la colonisation entre-
priîie à mourir, devant des immensités désertes, du lent supplice de
Tantale? Je ne crois pas que jamais cas de conscience plus délicat
ait été posé à un conquérant honnête homme.
Let moyens les plus variés, les uns doux, les autres énergiques
* el sommaires, furent proposés dès le premier jour pour sortir de
celte diflTiculté, qui était au fond, dans un avenir plus ou moins éloi-
gné, le nœud vital de la colonisation. Les théories radicales, tou-
jours séduisantes pour beaucoup d'esprits, surtout quand la néces-
sité presse et que les obstacles impatientent, furent les premières à
te produire. Des écrivains soi-disant versés dans le droit musulman
ont sérieusement prétendu que le Coran ne permettait à ses fidèles
aucune propriété digne de ce nom, que le souverain politique,
dans la loi musulmane, était l'unique propriétaire, et que l'usufruit
seul des biens- fonds appartenait aux détenteurs, d'où il suivait
qu'en sa qualité d'héritier de Mahomet, le gouvernement français
pouvait à son gré déposséder tous les Arabes. Cette subtilité eût tout
arrangé en effet, tout excepté l'honneur, l'humanité et la conscience.
Des conseillers plus timorés ouvraient l'avis d'acquérir aux Arabes
leurs territoires par voie d'expropriation publique moyennant
échange ou indemnité, parti sans contredit beaucoup plus humain
et plus sage, mais qui lui-môme donnait naissance à des diflicultés
d'un autre ordre. Pour acquérir avec certitude en effet et à l'abri
des fraudes et des revendications, il faut commencer par déterminer
avec clarté la nature et l'étendue des droits du vendeur. Sans titi'e
de propriété positif, point d'acquisition bien assurée. Or c'est là jus-
tement ce qui manque aux tribus arabes, et ce qu'elles ne se sou-
cient guère de se procurer. Établies sur le territoire qu'elles détien-
nent au nom de coutumes mal définies, elles ne se mettent pas en
peine de bien savoir ce qu'elles ont, afin d'être plus à leur aise pour
prendre ou vendre au besoin ce qu'elles n'ont pas. Les limites de
leur propriété respective sont si confusément tracées, dans l'inté-
rieur de chaque tribu le mode de transmission et de partage est si
incertain, tant d'usages et de substitutions bizarres viennent à la
traverse du droit commun, et la bonne foi est si peu répandue dans
leur tilil q-: • îtf. transaction avec elles, pour ne pas donner ou-
verbire à . lU sans fin, doit être précédée de longues et mi-
" iuiions. Les premiers Français qui se risquèrent aux
pu,.. . -. \.^. i en firent Texpérience à leurs dépens : dix ans après
hiooQquéte, ils plaidaient souvent encore sans avoir pu être mis en
poUMlioo d'un bien imaginaire, ou qui n'avait jamais existé, ou qui
0 appartenait point au vendeur. Le système d'expropriation avec
I
UNE RÉFORME ADMINISTRATIVE EN AFRIQUE. 33
indemnité supposait donc comme opération préalable une vérifica-
tion générale de tous les titres de possession et l'établissement d'un
cadastre régulier, deux opérations qui, appliquées à ces territoires
immenses, effraient la pensée par leur complication et leur lon-
gueur. Ici encore se retrouvait sous une face nouvelle l'inconvénient
d'avoir affaire à une demi-civilisation. Avec des nations policées, on
traite en assurance; avec des tribus barbares, on n'a pas de droits
acquis à ménager; on les pousse devant soi : elles reculent, et tout
est dit. Mais les Arabes ont assez de droits sur le terrain qu'ils oc-
cupent pour qu'on ne puisse, sans blesser l'équité, les spolier admi-
nistrativement, pas assez pour qu'on puisse contracter avec eux
sans péril; ils en ont assez pour arrêter un vainqueur scrupuleux,
pas assez pour rassurer un acquéreur prudent.
Tel est exposé très imparfaitement et même (je crains qu'on ne s'en
doute pas) très brièvement l'ensemble et comme le cercle de diffi-
cultés dans lesquelles se trouvait enfermée à son début l'œuvre en-
treprise par l'occupation française en Afrique. De quelque côté qu'elle
se tournât, sous quelque point de vue qu'elle voulût envisager la
tâche qui lui était dévolue , elle rencontrait la route barrée dès le
premier pas. Voulait-elle se borner à une simple conquête? La con-
quête était laborieuse, sanglante et stérile. Demandait-elle appui au
commerce? Le commerce répondait qu'il vit d'échanges, et ne peut
rien porter là où il n'a rien à reprendre. Tentait-elle une colonisation
directe? Toute colonie agricole se compose de colons et de terres : il
y avait très peu de colons à trouver en France et très peu de terres
à leur donner en Afrique. C'est contre ces entraves de tout genre que
l'administration algérienne a lutté pendant ^ngt-huit ans, hésitant,
tâtonnant, mais ne renonçant jamais, essayant de tous les systèmes,
entrant dans toutes les voies avec une persévérance souvent heu-
reuse, parfois mal conseillée, toujours digne d'éloge. Il est grand
temps d'en venir à examiner quel résultat elle a obtenu, et parmi
tant d'obstacles qu'elle avait à vaincre, combien ont cédé à son ha-
bileté, combien ont résisté à ses efforts, combien même ont été ac-
crus par son inexpérience et sa maladresse; mai^ si on n'avait com-
mencé par mesurer l'étendue de la tâche, on ne serait ni assez juste
envers le succès obtenu, ni assez indulgent pour les fautes com-
mises.
Dans cet examen même, deux parts devront être faites, comme
nous l'avons annoncé : l'une pour l'ancienne administration, qui a
cessé moralement d'exister en 1858 avec la suppressidh des gou-
verneurs-généraux ; l'autre pour la nouvelle, qui commence avec la
création du ministère de l'Algérie, et qui, si elle n'a pas encore eu
le temps de beaucoup faire, a du moins beaucoup parlé, et dont on
TOME XXV. 3
Il BETUE DES DEUX MONDES.
peut donc jager les intentions, sinon les actes. Craignant de nous
fier uiiiquenifut dans cette comparaison à nos souvenirs et à nos ob-
senrations personnelles, nous avons fait choix, pour nous guider,
parmi la quantité très considérable d'écrits qu a fait éclore la crise
de l'année dernière, d'un petit nombre dont le nom se trouve inscrit
au bas de ces pages (1), non qu'ils aient tous à nos yeux une valeur
ni un mérite égal , mais parce qu'ils représentent des points de vue
diflèrens dont le parallèle peut être utile. Ab Jove principium.
Le premier en importance de ces divers documens est sans contre-
dit le travail de M. le colonel Ribourt, publié sous ce titre : le Gou-
Tcmnnent général de VAlgérie de 1852 à 1858. M. Ribourt a été
attaché à la personne de M. le maréchal Randon, dernier gouver-
neur-général, pendant toute la durée de son pouvoir, et l'a suivi
même, si je ne me trompe, dans sa promotion récente au ministère
de la guerre. C'est donc ici l'ancienne administration elle-même qui
se défend, et son témoignage a toute la valeur d'une pièce officielle,
eo même temps que l'autorité plus grande qui s'attache à la loyauté
généralement reconnue de son dernier représentant. En regard de
ce travail d'une source si élevée, nous prions qu'on nous pardonne
l'irrévérence de placer la brochure du journaliste le plus opposant
d'Alger, véritable satire qui a tous les défauts du genre et quel-
ques-uns de ses faciles mérites. Entre ces deux extrêmes viennent
s'interposer naturellement les travaux de deux écrivains distingués,
qui, sans faire à l'ancien système une opposition à outrance, ont
exprimé des vues de réforme modérée. Un recueil hebdomadaire
asseï peu répandu, mais rédigé avec soin, nous a fourni la série
très complète des pièces émanées du nouveau ministère, au moins
pendant la durée du pouvoir du prince qui l'a inauguré. Les faits
sur lesquels s'accordent des autorités si différentes doivent être né-
ceuttircment tenus pour avérés. Quant aux idées qui les divisent,
nous demandons la permission de n'en adopter aucune ni exclusi-
vement, ni aveuglément.
AXBERT DE BrOGLIE.
J^iL UGmmmtmÊmt d^AiQériê de 185t, par F. Ril)Ourt, colonel d'état-major; Paris,
^mAmk» m O», ^oal Volulro, 13. — n. L'Algérie, c« qu'elle est et ce qu'elle doU être ,
^jl^IfTy^^T^T**' ^^* **** '^"**** '"^^ "»® Babaxoun. — III. L'Àlgéne,
_r,?* *»«•*«••. dnoripHf §t ttatietiquê, par M. Jules Duval, secrétaire du conseil-
ÎS^T-.t' *? >'^^^*^ d'Orani ParU, Hachette et C»«, rue Pierro-Sarrazin , i4.—
êL^^'aS'JI ^^^*'**^^^ **• ''^'^' P»' Lowi» do Baudicour; Paris, Challamel
r*7 '•• "îf ■«•apr», M. — V. Moniteur de la Colonisation, journal hebdomadaire;
SALOMÉ
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOiRE.
I
lU n'est pas de chasseur du pays de Bade qui ne connaisse la
Herremviese, Les cerfs et les chevreuils errent en liberté sous l'om-
bre épaisse des sapins qui l'entourent; le coq de bruyère y chante
au printemps, la gelinotte y bat de l'aile. La plume ne saurait ren-
dre l'aspect de ce plateau, situé au cœur même de la Forêt-Noire,
et séparé par d'interminables futaies de la plaine que la charrue
féconde et que l'industrie anime; le pinceau le plus habile serait
maladroit à reproduire sur la toile les couleurs changeantes et la
désolation de ce paysage, fermé par une ceinture d'arbres sombres
et serrés. Qu'on se figure une prairie ovale cachée dans un pli de la
montagne ; les profondes colonnades des sapins montent en amphi-
théâtre tout alentour sans que le regard en puisse percer l'étendue
mystérieuse. On dirait qu'un géant a fauché un pan de la forêt pour
y faire pénétrer l'air et la lumière; mais le soleil ni le vent n'en ont
pu chasser la tristesse. Les eaux claires d'un ruisseau traversent la
prairie; quelques maisons se groupent autour d'une humble cha-
pelle, qui n'élève pas bien haut son petit clocher. Une auberge est
bâtie au bord de la route; des troupeaux de vaches paissent l'herbe
çà et là. On n'entend pas d'autres bruits que le son de la cloche ou
le beuglement des animaux qui ruminent; mais quand la bise souffle,
des rumeurs plaintives remplissent le plateau, la forêt désolée gémit,
et des murmures s'en élèvent qui prêtent une voix à la solitude pour
16 «EVITE DES DEUX MONDES.
pleurer. Selon que le ciel est bleu ou que les nuées se déchirent au
milieu du feuillage noir, le caractère de ce plateau peut être moins
sauvage sans cesser d'être mélancolique. Aux heures où le vent
d'hiver agite la forêt d'un premier frisson, où le brouillard qui
rampe sur les taillis des jeunes sapins estompe la montagne, la tris-
leate suinte du sol, descend des profondeurs du bois, monte de la
vallée, passe avec le son, et la Herrenwiese tout entière, cachée
dans les nuages, glacée par un froid sinistre, communique à l'âme
l'impression morne d'un tombeau. Et cependant, si on l'a visitée,
soit au printemps, quand mille fleurs pressées de s'épanouir étoi-
lent l'herbe des prés, soit en automne, quand la feuille tombe et
court parmi les sentiers, on ne peut s'empêcher de l'aimer, d'y
penser souvent, et de revoir en esprit les lignes sévères de la mon-
tagne qui l'enserre et les croupes sombres de la forêt qui profile
sur le ciel gris les flèches dentelées du mélèze et du sapin.
Lorsque le voyageur a tourné l'angle de la route escarpée qui
de Bfihl conduit à la Herrenwiese, il a devant lui toute l'étendue du
plateau, les modestes chalets à toits de planches groupés autour de
l'auberge, le ruisseau limpide qu'enjambent dé légers ponts, les
petits jardins où poussent quelques légumes entre des haies vives,
deux ou trois métairies perdues sur la lisière des grands bois. C'est
à p«Mne si quelques figures humaines animent le silence et l'immo-
bilité du paysage : une bergère qui tricote garde deux ou trois va-
ches; une pauvre femme, armée de la pioche ou du râteau, cultive
un petit coin de terre; un montagnard pousse devant lui des bœufs
qui traînent un chariot tout chargé de jeunes troncs fraîchement
coupAs. Si un coup de fusil éclate, de longs échos répercutent le son,
qui mule et se prolonge dans la montagne. Le ciel est bas; des
vapeurs glissent sur les crêtes de la forêt et voilent l'horizon. Tout
au fond du plateau, à l'autre extrémité de la Herrenwiese, s'ouvre
une vallée qui conduit à Forbach : on dirait un coin des Alpes
perdu dans la Forêt-Noire.
A ré|K>que ou commence ce récit, vers la fin du mois de janvier
iS4., à la tombée de la nuit, cinq personnes étaient réunies dans
la maison du garde k qui appartient le gouvernement des chasses
de la Herrenwiese. Une lampe de cuivre à deux branches, suspen-
due au plafond, éclairait la pièce du rez-de-chaussée, qui servait
tout à la fo'is de salon et de salle à manger â la famille. Cette pièce
était vaste, propre, un peu basse, garnie de bancs qui en faisaient
le i»iur, d'une large table bien luisante placée au milieu avec une
demi. douzaine d'escabeaux poussés dessous, iVun gros poêle de
fotm* qMi ronflait dans on coin, et dont les énormes tuyaux con-
louri !Vm „i vaguement la trompe formidal)le d'un éléphant.
*ft'
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. 37
Les cloisons, le plafond, le plancher, les meubles, tout était en bois
de sapin bien poli; nulle part un grain de poussière. Un râtelier
solide, cloué contre le mur principal, supportait deux ou trois fusils
de divers calibres, des poires à poudre, des sacs à plomb, des bon-
nets fourrés, et quelques-uns de ces manchons «en peau de renard
que les chasseurs portent au temps des battues. Un grand coucou,
dont le pendule grinçait bruyamment, sonnait les heures tout au-
près; chaque fois que l'aiguille annonçait une sonnerie nouvelle,
Toiseau mélancolique chantait. On aurait vainement cherché dans
les angles de cette pièce, chaude et tranquille, ces petites statues
de la Vierge que la foi catholique des montagnards couronne de
fleurs; point de christ non plus et point d'images de saints, mais
en place quelques vieilles gravures représentant des épisodes de
chasse et un assez beau portrait de Calvin dans un cadre de bois
noir. Tout au bas, une main inconnue avait tracé de l'écriture large
et ferme du xvii'^ siècle cette date : 10 juillet 1509, et plus bas ces
mots : Que la lumière soit, et la lumière fut, A côté du chef le plus
sévère de la réforme, un second portrait à la mine de plomb,
crayonné d'une manière large et à grands traits, représentait un
vieillard dont la physionomie était empreinte d'un caractère singu-
lier d'énergie et de sombre exaltation. On lisait au-dessous, mais
d'une autre écriture, la date du 17 octobre 1685, placée en vedette
au-dessus de ce verset de la Genèse : Je suis le Seigneur j votre
Dieu^ qui vous ai tires de VEgypte^ de la maison de servitude.
L'encre a\^ait un peu pâli. Non loin de ces portraits, dans un coin,
se dressait un vieux piano carré à pieds droits, accompagné de
quelques cahiers de musique dans leur casier. Des pots de bruyère
et de géranium ornaient l'appui des fenêtres. Un beau chien de la
race des épagneuls, à la robe noire, dormait auprès du poêle ; au-
dessus chantait une bouilloire pleine d'eau. La pluie fouettait par
rafales les volets fermés; on entendait le pétillement des gouttes
d'eau contre les ais de sapin, et à intervalles inégaux les sifîlemens
de la bise, qui secouait la robuste maison. Par une porte intérieure,
à demi ouverte, on apercevait une servante en train de frotter vigou-
reusement la vaisselle d'étain et de faïence sur le bord fraîchement
lavé d'un fourneau chargé d'ustensiles de cuivre. Elle fredonnait à
voix basse pour accompagner son travail. Dans la grande pièce,
aucun bruit, pas une parole, pas un son, si ce n'est le murmure in-
termittent d'un rouet dont une fileuse faisait tourner la manivelle.
Parmi les cinq personnes qu'on voyait là, quatre avaient entre
elles un air de famille, la cinquième paraissait étrangère; c'était un
jeune homme qui portait un costume de chasse, gilet, veste et pan-
talon de velours marron à côtes, avec des bottes de cuir de Russie
da jarret. Asâs deranl k grande table, la lète
1 écmiit; la pIvK sTaiTétah soorait, et souvent ansd il regar-
le petit gRMqpe, qû wmMait abaotbé tout eotM psur des oc-
<fif«nes. Ce ctowcf poorâît arw une trentaine tf an-
liai; i avait le râage pâle, sérieux et dom, les jeux bleus, des
el aojeiiK, les traits fins, la pbyâono-
», et, amme eootraste, une Imgae balafire blandie
qal uiff !Q«i le front et expirait sor la joœ. On poorait croire éga-
ksKBt qne c'était vn prafesBeor de FanÎTerâté de flqdelha^ en
trate de iôre aae cxeonioB sdentifiqoe, on qaelqœ jeone officier
de la ^,f ■■■■■« de Bastadt benreox d'égayer par la chasse les loisirs
d'an congé. Qnaad les yeux da jeone homme avaient fait le tonr de
la cfaunbre, ils s'anétaient pins kHigtemps, et avec nne complaî-
anee rêveuse, sor le profil d'one jeone fille qoi lisait à Fantre boat
de la table. D n'en détachait pins sm regard sans nn ^ort, et sa
■ttin paraiTiHÎt ensmte plus knte à éciîre. La jeone fiOe, objet de
cette attention, n'avait pas plos de dix-huit on dix-neuf ans; deux
de cheveux blonds, semblables à des fils de soie
adraient nn front pur, placide et légèrement bombé;
nn petit résean de veines bleues courait sor les tempes. Ses pao-.
et fraisées de longs dis, j[m>jetaient une ombre
mate de ses joœs. Aucune émotion ne pa-
ï, et jamais elle n'était distraite de sa lecture;
semMait oppressée, et sa poitrine se soo-
irrégnliers et profonds. Tout en elle avait une
frtie et dâicate; le corsage étroitement serré par un
ichn de nwnfnfline, sa taille plate, ses bras souples, ^nt Fun soo-
m tète pensive par une courbe harmonieuse, ses mains bru-
par le hàle, mais cFune forme charmante, son cou mince et
raod, ff ipifMiun sérieuse de sa bouche, faisaient songer à ces
Tierces qui enaetefiaKnt leur jeunesse dans les ombres d'un cloître
et mmààmi repetter nne patrie inconnue. Auprès d'eUe, un petit
des maisonnettes et des bonshommes sur une
de papier Manc il était bravement accroupi sur sa chaise,
«• ■• UMn^nât pan d'exposer son ceuvre à la lumière après chaque
«•■p de cvafon« A fair de son visage, on dev'mait que cet artiste
^ *« •» dannait nne pleine ^iprobation à ce qu'il faisait. Plus
W«f A eM dn patte* nn honuDe A chcfcm grisonnans, vigoureux,
••eel de laiSe aoyenni, aasis entre nn baquet plein d'eau et une
^iiaan fond de laquelle il y avait qnriques gouttes d'huile,
yf*^f^_^ ^^•t» ^Wi ftMil A deui coq», dont la crosse et la
Mwie, farniaa de cnifie, venaient d'être nettoyées et polies à
fcM. Ob rfrBaaiiiHli en lai le chef de U famille; U portait le rè-
SCÈNES ET SOUTEMRS DE LA FORÈT-NOrRE. S9
tement des gardes de la Forêt -Noire, la grande casaque de drap
gris, à paremens et à collet droit de couleur verte ; son chapeau de
feutre, également vert, orné d'un large ruban de soie et d'une co-
carde en plumes de coq de bruyère, reposait à ses pieds, chaussés
de grandes bottes en cuir noir qui montaient jusqu'au milieu des
cuisses. A portée de sa main , appuyée contre la cloison , on voyaûl
cette hachette à long manche avec laquelle les forestiers allemands
entaillent les arbres propres à être abattus. Quand par hasard le
garde relevait la tête, on apercevait un visage maigre, austère, au-
quel le sourire semblait étranger, et dont les yeux noirs, profondé-
ment enchâssés sous des sourcils touffus et mobiles, rappelaient, par
leur éclat et leur vivacité, ceux des oiseaux de proie. Ce visage ce-
pendant n effrayait pas; malgré la rigidité des traits et le feu du
regard, on y lisait la franchise, la droiture et la bonté, unies à l'ex-
pression d'une énergie sans égale. Après l'avoir examiné un instant,
on ne pouvait s'empêcher de jeter les yeux sur le portrait à la mine
de plomb suspendu au mur. Entre le vieillard que représentait ce
portrait et l'homme qui lavait son fusil, il y avait ime analogie qui
saisissait tout d'abord. En face du père de famiUe, une femme âgée,
vêtue de noir, filait lentement. De temps en temps, elle regardait le
petit garçon qui dessinait et lui souriait à la dérobée. Au premier
coup d'œil jeté dans cette vaste pièce et sur les personnes qui l'ha-
bitaient, ii était facile de reconnaître qu'on avait mis le pied dans
r intérieur austère d'une famille protestante.
Après qu'il eut achevé de fourbir son anne de prédilection et ra-
justé le canon dans le bois de la crosse, Jacob Royal mit à sa place,
dans le râtelier, le fusil oint légèrement d'une dernière couche
d'huile, se rapprocha de la table, prit un gros livre à fermoirs d'ar-
gent, et, tirant un escabeau, s'assit dans le voisinage de la lampe à
deux branches. — Celui qui n'a pas soin de son arme, dit-il, est
semblable à un homme qui ne donnerait à son serviteur ni le pain
ni le sel ; quand vient le jour de la mauvaise fortune, le ser\*iteur
abandonne la maison, et Thomme périt.
Pei-sonne ne répondit; le petit dessinateur suspendit un instant
la marche de son crayon , la plume du jeune chasseur cria sur le
papier, et Jacob, ayant ouvert son grand livre, lut silencieusement,
ses deux mains étendues sur la table. Le chasseur ne regaixia plus
la jeune fille. Le silence, déjà profond, devint plus profond encore.
Bientôt après le coucou chanta dix fois. Jacob ferma son livre.
— L'heure du repos est venue, dit-il; la nuit a été donnée à l'homme
pour qu'il fût délassé de ses fatigues; retirez-vous, mes enfans. Toi,
Salomé, va voir dans la cuisine, à l'étable et dans l'écurie, si tout
est en ordre et si les animaux ne manquent de rien. Le Seigneur
nous les a donnés, mais il faut êti*e bon pour eux.
^0 REVUE DES DEUX MONDES.
La jeune fille, qui lisait, se leva et sortit, tandis que son frère
serrait dans une boîte son crayon et son papier avec la docilité
muette d'un enfant qui pratique, sans la connaître, la sentence des
serviteurs arabes : « Entendre, c'est obéir. »
— Et toi, Rodolphe, poursuivit Jacob en s' adressant au chasseur,
cesse d'écrire; après cette longue journée de chasse, tu dois avoir
besoin de sommeil. Quiconque a vécu en paix dormira en paix, et
son réveil sera semblable à la fraîche lueur du matin.
Salomé rentra, et, secouant les gouttes de pluie qui argentaient
sa mante et ses cheveux, s'arrêta debout devant son père. — Tout
est bien, et les animaux reposent, dit-elle d'une voix lente et grave
qui avait la sonorité d'une cloche d'argent.
— A présent prions, mes enfans, reprit Jacob.
Toute la famille joignit les mains, la fileuse à la droite de Jacob,
Salomé et Zacharie à sa gauche. Le chasseur inclinait sa tête de
l'autre côté de la table. Le garde leva les yeux au ciel. — Toi qui
as tiré les Hébreux des mains des Égyptiens et rendu semblables
aux agneaux les lions qui menaçaient Daniel, protége-nous. Tu vois
le fond de nos cœurs et tu lis dans nos âmes. Inspire-nous, Sei-
gneur, la sainte résolution de marcher dans ta voie, et que ta mi-
séricorde s'étende sur cette maison!
Après que sa main se fut abaissée sur les fronts penchés de Sa-
lomé, de Zacharie et de la fileuse, Jacob se tourna vers le chasseur :
— Tu n'es pas de notre communion, ajouta-t-il; mais celui qui rend
aux enfans l'iniquité des pères jusqu'à la troisième et quatrième
génération connaît entre tous les hommes de bonne volonté et les
bénit. Adieu, mon fils, jusqu'à demain !
Salomé, qui s'était levée, approcha son front des lèvres de son
père; il l'embrassa, ainsi que Zacharie, qui fermait à demi les yeux,
et se retira. La fileuse prit l'enfant par la main et ouvrit une porte
voisine. Au moment où Salomé allait poser le pied sur l'escalier qui
conduisait à l'étage supérieur, le chasseur l'arrêta par le pan de sa
robe. — Ne me direz-vous rien, Salomé? Vous ne m'avez pas en-
core parlé, et j'ai vécu loin de vous tout aujourd'hui, dit-il.
^ Salomé se retourna. Elle tenait à la main un petit fiambeau qui
Téclairait tout entière. Elle était très pâle, et ses lèvres semblaient
agitées d'un mouvement nerveux. — Que le Seigneur méjuge, si
je fais mal! dit-elle avec effort, mais mon cœur n'est pas de pierre.
Voilà ma main... Dormez, Rodolphe, dormez tranquille, si une
bonne parole peut rendre la paix à vos nuits.
Un éclair de joie illumina le visage du chasseur; il s'empara de la
main qu'on lui tendait et la porta à ses lèvres. Salomé la retira vi-
vement, et monU l'escalier de bois, qui craquait sous ses pas trem-
blons. Un instant la lumière de sa lampe en éclaira l'obscurité, puis
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. Al
tout disparut, et l'on entendit dans le silence de la maison le bruit
d'une porte qu'on fermait.
— Ah ! dit le chasseur, pourquoi l'ai-je vue et pourquoi faut-il
que je l'aime? •
Comme il se retournait, il aperçut sur la table le livre que dans
son trouble Salomé avait oublié d'emporter. Il l'ouvrit et dessiiîa
avec une plume sur le feuillet marqué par un signet un R et un S
entrelacés. — Si quelque jour nous sommes séparés, murmura-t-il^
ces deux lettres, éternellement unies, lui rappelleront quelqu'un qui
loin d'elle la pleure et s'en souvient!
II.
Jacob Royal était depuis vingt ans garde des forêts domaniales
de la couronne grand-ducale de Bade à la Herrenvviese; il avait suc-
cédé à son père. Il avait alors une cinquantaine d'années à peu près..
Sa famille se composait, on le sait, de trois personnes : sa sœur Ruth,
qui était son aînée et qui portait depuis sa lointaine jeunesse le deuil
de son fiancé mort à Leipzig, Salomé et Zacharie. Ja^ob avait déjà
perdu deux enfans et sa femme, qu'il avait tendrement aimée, et
qu'il n'avait pas voulu remplacer. Tous les événemens qui avaient
laissé leurs traces dans sa vie, il les avait inscrits sur les marges
d'une grosse bible in-folio qui était dans la famille depuis une
longue suite d'années. D'autres marges étaient depuis longtemps
noircies et l'avaient été par des mains que la mort avait glacées
tour à tour. Lorsque Jacob feuilletait le soir ce lourd et respectable
volume qui devait être un jour remis à Zacharie, il y trouvait de
page en page les annales de sa famille, les dates des naissances,
des mariages, des décès, et en outre celles de certains faits considé-
rables dont les victimes avaient voulu que la mémoire fut conservée.
Des sentences religieuses, des emprunts faits à la Bible, des prières
énergiques et courtes, un mot, un cri où l'on sentait parfois tout le
déchirement d'une âme, accompagnaient ces dates et en traduisaient
le sens. C'était comme un écho des souffrances et des épreuves du
passé. Dans les heures d'angoisse, le cœur fort de Jacob se retrem-
pait dans cette lecture; il en sortait raffermi et résigné.
La famille de Jacob Royal était, comme son nom l'indique, d'ori-
gine française. Elle avait quitté le Haut-Languedoc à l'époque de
la révocation de l'édit de Nantes, et réussi, après maintes aventures
et non sans laisser aux mains des dragons de M. de Baville la tota-
lité de ses biens et quelques-uns de ses membres, à gagner l'Alfe-
magne, où elle avait trouvé la liberté d'adorer Dieu selon sa foi.
Comme un vol d'oiseaux voyageurs longtemps battus par l'orage
112 REVUE DES DEUX MONDES.
s'arrête sur le premier rivage qu'il rencontre, ainsi cette famille
d'exilés prit racine sur les bords du Rhin, et, lasse de sa course en-
sanglantée, ne chercha pas un autre refuge. Ces premiers fugi-
tifs, privés de tout, vêtus de quelques lambeaux d'étoffe, tendirent
leurs mains vers le ciel sur la terre de délivrance, et, armés de ce
courage qu'avaient eu leurs frères les puritains dans les forêts de
l'Amérique, ils demandèrent au travail les ressources qu'ils avaient
perdues. La première fois qu'ils s'assirent autour d'une table gros-
sière qu'ils avaient façonnée, sous un humble toit qu'ils avaient
bâti, et qu'ils mangèrent, réunis sous la main de l'aïeul, un pain
honnêtement gagné, ils remercièrent le Seigneur et entonnèrent un
hymne d'actions de grâces dans la langue de la patrie perdue. Ils
continuèrent comme ils avaient commencé, obéissant de père en fils
à cette tradition de constance et de résolution qu'ils avaient reçue
au berceau ; mais endurcis par les fatigues, les périls et les épreuves
de toutes sortes qu'une longue adversité avait fait passer sur tous
ceux de leur nom, ils revêtirent leur foi d'un caractère d'austérité
et de rigorisme qui les rendit semblables à ces sombres puritains
qui combattaient les cavaliers du roi Charles la Bible d'une main et
l'épée de l'autre. Au milieu d'un peuple et d'une civilisation qui
changeaient, ils ne changèrent pas. Tels ils arrivèrent à Kehl en
1686, tels on les retrouvait à la Herrenwiese en 18Zi.. Jamais un
Royal n'avait mêlé son sang au sang d'un catholique, si ce n'est
sur les champs de bataille. Les fils des proscrits et leurs filles s'al-
lièrent entre eux, puis s'allièrent aux familles protestantes du pays;
ils s'habituèrent à parler allemand sans oublier la langue maternelle,
qui, dans la bouche des descendans, avait conservé des formes an-
ciennes et des tours solennels qui étonnaient l'étranger. Ils appre-
naient le français dans la vieille bible emportée par l'aïeul. C'est alors
que cette habitude qu'ils avaient contractée d'emprunter à l'Ancien
Testament les noms qu'on donne aux nouveau-nés s'enracina dans
la famille. C'était comme un souvenir des proscriptions qu'ils subis-
saient après le peuple de Dieu et un hommage rendu au livre saint
auquel les calvinistes demandent chaque jour des consolations et des
enseignemens. Cette gravité qui naît du malheur et ce besoin de
solitude qu'éprouvent les cœurs blessés les avaient poussés loin des
grands centres d'habitation, vers les montagnes, et dès la seconde
génération le Schwartzwald était devenu une nouvelle patrie pour
cette tribu d'exilés. Parmi les descendans de David Royal, ceux-là
devinrent forestiers, ceux-ci fabricans d'horloges: tous vécurent
humblement, mais probes et gardant intact, dans des cœurs qui
semblaient faits d'un morceau de chêne, l'héritage d'honneur et de
loyauté qu'ils avaient reçu de leur père; toutefois, comme si l'air et
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. AS
le soleil du pays natal eussent manqué à leur poitrine, ils ne mul-
tiplièrent pas ainsi que les fils d'Israël, et leur nombre lentement
diminua plus qu'il ne s'accrut. En 18Zi., Jacob était le chef de la
famille; lui seul portait le nom de Royal dans la Forêt-Noire, et
après lui Zacharie seul devait en être le représentant.
Quand le père de Jacob avait été nommé à l'emploi de garde-
forêt, dans la pensée que la Herrenwiese serait éternellement l'asile
de sa famille, cette terre de Ghanaan que poursuivent les proscrits
et qu'ils trouvent si rarement, il s'était plu à embellir la maison
qu'il avait achetée du fruit de ses laborieuses économies et à l'agran-
dir pour qu'elle fût commode à ses enfans et aux enfans de ses en-
fans. De là ces communs amples et bien distribués, ces étables, ce
chenil, ce jardin, ce potager qui l'entouraient; de là ces curiosités
qui trompent les longues heures de l'isolement, ce petit ruisseau
qui s'arrondit et baigne une île faite d'un peu de terre et de quelques
racines entre lesquelles niche le canard , ces prairies et ces taillis
larges de six coudées où joue et court une paire de faisans apprivoisés,
cette colline tapissée de bruyère qu'un écolier franchirait d'un élan
et qui sert de retraite à toute une tribu de lapins que des bassets
à robes noires et à jambes torses poursuivent en jappant, ce sapin
mort sur lequel perche un milan fauve étonné de son oisiveté, cette
forêt enfermée entre quatre planches où bondissent deux chevreuils
dont les têtes fines et sauvages regardent le voyageur par- dessus
les jeunes pousses, ce lac qui tiendrait dans un boudoir et qu'a-
nime le vif frétillement des truites. Jacob, et après Jacob Salomé et
Zacharie avaient grandi dans cette enclave qui les avait amusés tout
petits, et à laquelle, plus grands, ils tenaient par mille souvenirs.
Si leur domaine n'était pas grand, ils avaient la prairie, le torrent,
et plus loin les profondeurs sans bornes de la forêt. Quels ravins ne
connaissaient-ils pas, dans quelle source n'avaient-ils pas étanché
leur soif, quelles pentes n'avaient-ils pas gravies! De la Hornis-
grinde au Wildersee, il n'était pas de coin sombre qu'ils n'eussent
exploré.
Dans la semaine, les soins du ménage occupaient les femmes; le
temps des hommes appartenait à la forêt : ils en surveillaient les
coupes, marquaient les arbres et chassaient. De lentes épargnes
amassées d'année en année avaient grossi le petit avoir de la fa-
mille. A dix -huit ans, et dans ces contrées pauvres, Salomé, qui
.avait six arpens de bonnes terres et 3,000 florins de dot, passait
pour un riche parti. Elle n'avait point encore fait de choix. Jamais
on ne la voyait aux danses qui réunissent la jeunesse du pays dans
l'auberge. Le dimanche, elle priait en famille. Personne ne filait
mieux qu'elle et ne préparait de meilleure toile. Elle était active,
^^ REVUE DES DEUX MONDES.
vigilante et douce. Si quelque bûcheron ou quelque ouvrier des car-
rières se blessait en travaillant, elle était la première à porter la
charpie et le linge nécessaires au pansement, la plus prompte et la
plus adroite à le soigner. Il y avait toujours dans la maison, grâce
à elle, un gros morceau de pain, une tranche de jambon et quelque
menue monnaie pour l'étudiant qui passe faisant le tour de la Fo-
rêt-Noire, ou le pauvre qui tend la main. On l'aimait dans tout le
canton, on lui reprochait seulement de ne jamais rire. Salomé faisait
tout silencieusement, son travail de chaque jour et le bien. On sa-
vait qu'elle regrettait sa mère et une petite sœur morte entre ses
bras; on ne savait pas si elle désirait quelque chose. L'ouvrage ter-
miné, quand le temps le permettait, Salomé avait coutume chaque
jour de se promener dans la montagne. Elle en connaissait tous les
sentiers, mais elle avait des coins de prédilection vers lesquels elle
dirigeait presque toujours ses pas. Souvent elle avait un livre à la
main. On la voyait, à travers les arbres, passer lentement, recueil-
lie dans une pensée intérieure qui jetait de nouvelles ombres sur
son front. Les étrangers, les touristes se retournaient pour la re-
garder, saisis d'un sentiment où la surprise se mêlait au respect;
les jeunes gens de l'endroit la saluaient sans s'arrêter. Salomé res-
tait de longues heures assise au pied d'un arbre dans les bruyères,
sur des hauteurs d'où sa vue perçait l'horizon, ou blottie à l'ombre
d'un rocher, dans un ravin, attentive et les mains sur les genoux.
Quelquefois elle lisait, et le passage d'un troupeau de bœufs ne l'au-
rait pas tirée de sa lecture ; quelquefois elle avait les yeux perdus
dans un brin d'herbe, et rien avant le soir ne l'arrachait à sa rêve-
rie. Alors elle rentrait au logis plus pâle encore malgré la marche et
le grand air, mais sereine et prête à tous les humbles devoirs d'une
ménagère. Les enfans l'aimaient et seuls osaient l'aborder.
Comment Rodolphe, qui n'appartenait pas à la famille et n'était
pas du pays, avait-il pénétré dans cet intérieur sévère et l'y voyait-on
déjà depuis quelques semaines? C'est ce qu'un hasard avait voulu.
Jacob ne le connaissait pas, Salomé ne l'avait jamais vu. Un jour
que Rodolphe chassait dans la Forêt-Noire, le brouillard l'avait sur-
pris; au milieu de ces masses épaisses de vapeur que le vent roulait
au travers de la montagne, il n'avait pas tardé à perdre son chemin.
Le soir était venu; la fatigue commençait à se faire sentir; quand il
s'arrêtait, le froid le saisissait. Chaque pas lui faisait rencontrer de
nouveaux sapins. Il savait qu'il n'y a point d'hôtes dangereux à re-
douter dans la forêt; mais la perspective d'une nuit à passer dans
cette humidité glaciale ne laissait pas de l'inquiéter. Comme il déses-
pérait d'atteindre une habitation et cherchait déjà l'abri d'un rocher
sous lequel il pût s'étendre, il entendit un bruit de pas sur les cail-
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. A5
loux. Rodolphe appela. Une voix lui répondit, et un homme précédé
d'un chien s'approcha de lui à grandes enjambées : c'était Jacob,
qui regagnait la Herrenwiese après une tournée dans les bois. La
présence du garde, sa parole ferme, l'espoir d'un gîte prochain,
tout rendit au chasseur la force qui lui manquait. 11 suivit résolu-
ment son guide. Si sombre qu'elle fût, la forêt n'avait pas de mys-
tères pour Jacob. Un arbre d'une forme particulière, une pierre, un
pan de mousse, un ruisseau, une croix, un vieux tronc renversé,
étaient autant de signes auxquels Jacob reconnaissait l'étroit sentier
couvert des ombres du brouillard. Le chien, qui répondait au nom
d'Hector, marchait devant eux, bondissant sur les pistes, disparais-
sant sous le couvert impénétrable des sapins et reparaissant tout à
coup joyeux, agile et la queue au vent. Au bout d'une heure, on en-
tendit au fond de la brume errante le son d'une cloche; bientôt
après, une lumière rougeâtre, élargie par la vapeur qui ondulait sur
le plateau, perça la nuit. — Nous y voici, dit Jacob. Quelques pas
encore les amenèrent devant la porte d'une vaste maison qui s'était
ouverte aux aboiemens d'Hector. Une jeune fdle était sur le seuil,
tenant une lampe de la main gauche, et de l'autre couvrant son
front pour mieux voir dans l'obscurité. Elle était petite, immobile et
grave, avec quelque chose en elle d'harmonieusement triste, intelli-
gent et doux qu'on n'est pas accoutumé à voir parmi les filles de la
campagne. Entrevue à cette clarté douteuse, elle semblait jolie. Exa-
minée à loisir et en pleine lumière, elle était mieux que cela. Les
traits du visage étaient fms, l'expression surtout en était remar-
quable. Elle avait le regard droit, ferme et clair. Jamais bouche
plus sérieuse ne fut plus aimable. H sembla à Rodolphe qu'il avait
déjà vu cette figure jeune et calme. Son souvenir ne lui en disait
pas davantage. Gomme il la regardait, Salomé se rangea pour lui
laisser le passage libre, et la voix mâle du garde lui dit d'entrer.
— Tu es chez Jacob Royal, reprit son guide, et, lui montrant un
siège près du poêle, il l'invita à s'asseoir.
Il se trouva justement que Rodolphe avait dans sa poche une
lettre que le grand-veneur de la cour de Rade lui avait donnée
pour le forestier de la Herrenwiese, où il avait l'intention de passer
deux ou trois jours à chasser le cerf. Il la tira de son portefeuille et
la présenta à Jacob, qui se leva pour la recevoir et la lut tête nue.
— Tu étais mon hôte, à présent tu es chez toi, reprit-il.
Un moment après, on vint les prévenir que le souper les atten-
dait, et Rodolphe s'assit à table à la place d'honneur, à coté de
Jacob et en face de Salomé.
Pendant la nuit, il eut un accès de fièvre causé par la fatigue et le
refroidissement. Un peu de délire le prit au matin. Quand il revint
45 REVUE DES DEUX MONDES.
à lui, son premier regard rencontra celui de Salomé, qui, debout
au pied du lit, préparait un breuvage. Il lui sembla qu'elle avait les
■yeux humides. — Tenez, lui dit-elle, voilà que la fièvre vous quitte,
ce ne sera rien. — - Il prit la tasse et but sans la perdre des yeux.
Elle ne baissa pas les siens. Il éprouvait un sentiment de bien-être
délicieux, et en même temps la profonde lassitude d'un homme qui
aurait fait cent lieues. La chambre dans laquelle il se trouvait était
blanche et gaie à l'œil; par la fenêtre, dont on avait écarté les
rideaux, on voyait la forêt éclairée par un vif rayon de soleil. La
lumière, qui entrait en gerbe et frappait le lit, enveloppait Salomé
d'un nimbe d'or. Les parfums de la bruyère et du genêt flottaient
dans l'air. Rodolphe chercha encore dans sa mémoire en quel lieu
et dans quelle circonstance il avait vu cette tête blonde, attentive à
veiller sur son sommeil; il ne trouva rien, et ferma les yeux pour
mieux savourer son repos. Jamais il n'avait été plus heureux. Vers
midi, Jacob entra et lui prit la main. — La fièvre s'en est allée,
lève-toi et viens respirer le grand air, dit le garde.
Le soir, au souper, Rodolphe reprit la place qu'il avait occupée
une fois. Sa serviette, passée dans un rouleau de bois de sapin en-
jolivé de sculptures, était devant lui; depuis la veille, il était de la
maison. Les eflets qu'il avait laissés à Buhl arrivèrent dans la jour-
née, apportés par un roulier; Jacob les prit à l'auberge où on les
avait déposés, et Rodolphe les trouva dans sa chambre en y ren-
trant.
Le lendemain au petit jour, Jacob se présenta devant son hôte, et
le pria de l'excuser s'il ne le menait pas à la chasse. — Une famille
de nos frères quitte la montagne, et va chercher au loin une terre où
des fruits plus abondans récompensent le travail; nous qui restons,
nous leur disons adieu, et leur offrons l'hospitalité du dernier repas.
Rodolphe suivit le garde. Toute la population de la Herrenwiese
était réunie sur le plateau ; ceux qui étaient en retard arrivaient à
grands pas, on les voyait sortir des massifs de la forêt, et tous se hâ-
taient pour serrer encore une fois la main des émigrans. Devant la
porte de l'auberge et sur la route, un grand nombre de chariots
tout attelés attendaient l'heure du départ; des mains prévoyantes
avaient étalé sur le gazon une provende que les pacifiques animaux
se partageaient; des femmes, des enfans, groupés autour des voi-
tures, échangeaient quelques paroles rares avec leurs voisins. Dans
ce jour solennel, les hommes avaient revêtu leurs habits de fête, la
longue redingote noire à doublure de laine blanche, le gilet rouge,
de grandes bottes, le bonnet fourré ou le chapeau de feutre à cornes;
les femmes portaient sur la tête la coiffe aux larges ailes de soie
noire reliaussées de broderies d'or. On couvrait de mets fumans et
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. 47
de brocs les tables de l'auberge. Quelques jeunes filles s'essuyaient
les yeux furtivement. Des fiancés, qui allaient être séparés pour un
long temps, s'embrassaient à l'écart, attendris, mais certains de ne
pas manquer à leur foi.
Dans ces pays d'où un courant d'émigration constante fait sortir
chaque année des tribus entières de pionniers, ces spectacles tou-
chans ne sont pas rares. Ils se renouvellent fréquemment au prin-
temps et en automne. Le recueillement est peint sur tous les visages;
on n'est pas triste, on est grave. Les amis se séparent; on va cher-
cher au loin des campagnes inconnues, et bien des yeux consultent
l'horizon, comme si l'on voulait y découvrir le secret de la vie nou-
velle vers laquelle courent de hardis explorateurs. Les re verra- t-on
jamais? L'expérience enseigne à ceux qui restent que la plupart de
ceux qui partent ne reviennent pas. Un jour les suivra-t-on? une
meilleure fortune attend-elle sur ces rivages lointains les frères qui
s'éloignent? Rodolphe, pénétré d'une singulière émotion, allait et
venait au milieu des groupes; les visages les plus ingénus expri-
maient une mâle résolution ; nul abattement, mais la volonté de bien
faire. Jacob se promenait sur la route avec les chefs de famille; il
causait gravement. Salomé le suivait, les bras passés autour de la
taille de deux de ses jeunes compagnes, auxquelles elle venait de
distribuer de légers souvenirs. Le garde se rapprocha de son hôte.
— Nous ne sommes tous ici-bas que des voyageurs, dit-il; un jour
on plante sa tente, le lendemain il faut ceindre ses reins et partu*.
J'ai fermé les yeux de mon père dans cette maison, mais qui peut
savoir si le matin n'est pas proche où je devrai, comme l'ont fait
mes aïeux, marcher sur le chemin de l'exil? Si telle est la volonté
de Dieu, ce jour-là je prendrai le bâton d'une main ferme, et, me
levant, je dirai : Seigneur, ton serviteur est prêt!
Cependant on apportait aux émigrans les humbles tributs de l'a-
mitié : l'un donnait un sac de blé, l'autre le soc d'une charrue,
celui-là une pièce de toile, celle-ci une petite corbeille pleine de
fil, d'aiguilles, de bobines et de ciseaux. Le nécessaire venait en
aide au nécessaire, c'était la dîme du souvenir. Les voyageurs re-
cevaient d'une main tranquille et serraient ces offrandes sur leurs
chariots. On se mit à table et on mangea en commun; puis, quand
on euj; vidé le dernier verre, avant que le soleil eut quitté f horizon,
les émigrans se levèrent. Les enfans furent assis dans les voitures,
et le cortège se mit en route , précédé par les anciens du pays et
suivi par toute la population, qui s'efforçait de rester calme. Quand
on fut arrivé sur la première pente des montagnes, à cet endroit où
la plaine apparaît au loin coupée par la ligne éclatante du Rhin,
semblable à une bande d'argent, on se sépara. — Que Dieu vous
48 REVUE DES DEUX MONDES.
donne un bon voyage! cria-t-on aux émigrans. Ceux-ci agitèrent
leurs chapeaux. Quelques femmes et de pauvres filles cachèrent
leurs têtes dans leurs tabliers pour qu'on ne vît pas leurs larmes,
et les montagnards regagnèrent leurs forêts.
C'était la première fois que Rodolphe assistait à une scène sem-
blable. Des mœurs nouvelles, des mœurs austères se révélaient à
lui. Ce qui l' étonnait le plus, c'était encore cette famille de protes-
tans, cette famille d'exilés perdue au fond de la Forêt-Noire, et
telle dans l'immuable ténacité de ses convictions et de ses habitudes
qu'un bloc de granit oublié par la mer au milieu des sables agités
sans cesse par le flux et le reflux. Le temps n'avait pas mordu sur
elle depuis l'époque lointaine où elle priait dans les Cévennes. La
nouveauté de ces grands spectacles qui avaient pour cadre une na-
ture forte à laquelle la main de l'homme semblait n'avoir pas tou-
ché, l'antique simplicité de ces mœurs primitives, la présence d'une
jeune fille dont le modèle ne lui était pas encore apparu, tout inté-
ressait le jeune voyageur au plus haut degré. Ce n'était plus une
question d'archéologie, un point de science obscur, une étude d'art,
c'était le cœur même de l'homme qu'il découvrait sous un aspect
nouveau, c'était surtout, au milieu d'une solitude sauvage, la grâce
sobre et chaste d'une femme dans tout l'attrait mystérieux d'une
beauté virginale qu'il avait entrevue autrefois. Rodolphe ne devait
passer que trois jours à la Herrenwiese ; il y était encore au bout de
deux mois. Il savait alors où il avait rencontré le visage de Salomé.
Rodolphe était Lorrain. Sa famille, qui habitait une petite ville
de l'ancienne province des Trois-Évêchés, se composait d'une mère
âgée et d'une sœur veuve qui avaient concentré toutes leurs affec-
tions sur lui. Il avait eu dès l'enfance l'humeur vagabonde. Dans la
maison de campagne où il passait à cette époque la belle saison, il
se perdait chaque jour au fond des bois; point de mésaventure gui
pût le contraindre le lendemain à rester au logis. A sa majorité et
après de solides études, il avait fait voir qu'il était propre à tout,
ce qui était peut-être cause qu'il n'avait jamais pu s'astreindre à
un^ travail régulier. II avait beaucoup voyagé, et à trente ans, lors-
qu'un hasard le conduisit à la Herrenwiese, il avait parcouru, sans
suite, mais avec bonheur, le cercle entier des connaissances hu-
maines, un jour s'adonnant à la botanique, le jour suivant à la con-
chyliologie et bientôt après à l'étude des langues mortes, sans négli-
ger toutefois la philosophie et la numismatique. Sa soif de science
n'était tempérée que par une inclination naturelle très forte à la rê-
verie, à laquelle se mêlait un goût singulier pour la chasse. Com-
ment s'arrangeait-il pour satisfaire toutes ces passions également
impétueuses? C'est ce qu'il aurait été fort en peine d'expliquer lui-
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. AO
même; toujours est-il que son cœur était comme une hôtellerie
où elles vivaient en paix, sûres qu'elles étaient que leur maître ou
leur esclave n'en trahirait jamais une seule au profit des autres.
Rodolphe avait hérité de son père une petite fortune que ses amis
estimaient à huit ou dix mille francs de rente. On ne sait pas ce
qu'il pouvait entreprendre et mener à bonne fm avec ce patrimoine :
études et voyages, chasses lointaines et longs travaux, rien ne l'em-
barrassait. 11 avait été tuer des daims au Canada et déchiffrer des
inscriptions à Balbek. A Paris, il vivait comme un cénobite, faisant
les plus longues courses à pied et entassant pêle-mêle des livres
et des curiosités rapportées de tous pays dans un petit apparte-
ment de la rue de Gourcelles, où il passait de longues heures à lire
et à fumer. C'était un nid où il aimait à s'abattre après des voyages
qui n'avaient pas d'autres règles que sa fantaisie et d'autres limites
que sa fatigue. Il arrivait quelquefois à Rome après être parti pour
Moscou, et s'en allait par contre à Bagdad après s'être mis en route
un matin pour Venise ; mais son humeur accommodante et la
promptitude, le zèle, le plaisir et la bonne grâce qu'il apportait à
rendre service aux personnes auxquelles il pouvait être utile, le fai-
saient aimer de toutes celles qui le connaissaient. Il aurait fait mille
lieues pour obliger un ami. Ajoutez à cet ensemble de qualités et
de bizarreries une absence totale d'ambition et le dédain le plus
sincère de la richesse, et on saura à peu près ce qu'était Rodolphe.
Son premier soin, quand il revenait d'une excursion, était de cou-
rir en Lorraine, dans la petite ville où vivait sa mère. 11 y passait
un temps où il trouvait autant de bonheur qu'il en apportait. Puis
un matin l'inquiétude le reprenait, il songeait à un problème sou-
levé par une lecture, à un pays qu'il n'avait pas vu, à une chasse
qu'il n'avait pas faite, et commençait à siffler en marchant un cer-
tain air que sa mère et sa sœur connaissaient bien. Un jour, les
bonnes créatures préparaient sa malle à son insu, et bientôt après
en l'embrassant lui disaient : — Va! — Et il partait comme le pi-
geon de la fable. Elles savaient toujours qu'il reviendrait.
Rodolphe comptait au nombre de ses amis un M. de Faverges,
qu'il avait rencontré en Syrie et bravement sauvé d'un mauvais pas
où s'étaient échangés force coups de carabine et de pistolet. M. de
Faverges, à moitié mort, n'avait dû la vie qu'au dévouement de
Rodolphe, qui, atteint lui-même d'un grand coup de sabre au
travers du visage, avait été tout à la fois pour son compatriote un
chirurgien et une sœur de charité. Ce M. de Faverges, plus âgé
que Rodolphe de quelques années, se trouva mêlé plus tard à de
grandes affaires industrielles où il ne lui fut pas difficile de gagner
deux ou trois millions. Malgré son opulence , le financier resta
50 REVUE DES DEUX MONDES.
Fami du voyageur, et s'efforça de lui donner en maintes circon-
stances des témoignages d'une reconnaissance que le poids de l'or
n'avait pas étouffée. Vingt fois il tenta de le pousser dans la voie où
il marchait si heureusement; ce résultat qu'il avait atteint, il le lui
promettait pour lui-même. Rodolphe, par bonté d'âme, acceptait,
et on le voyait pendant une semaine occupé sérieusement dans un
cabinet à grouper des chiffres; puis un jour il ne se faisait pas voir,
et on apprenait bientôt que Rodolphe avait passé la frontière. De
retour dans son entre-sol après une absence de trois mois, le fugitif
s'excusait de son mieux. — Il y a des êtres, disait-il, qui ne peuvent
pas s'empêcher de rester libres. — Oui, répondit une fois M. de Fa-
verges exaspéré, les hannetons et les sangliers! — Rodolphe sourit.
— Il est certain que l'étourderie de ceux-là et l'humeur sauvage de
ceux-ci sont incurables, reprit-il. Donc, s'ils meurent dans l'impé-
nitence finale, il ne faut pas leur en vouloir. — M. de Faverges re-
nonça à enrichir son ami, mais ne renonça pas à l'aimer. Le paon
revêtu de pierreries resta l'ami du bouvreuil hôte des forêts. Un
matin, et après cent courses entreprises au hasard, Rpdolphe était
parti tout à coup pour Fribourg en Brisgau, où il était entraîné par
l'espoir d'éclaircir une question d'architecture qui tenait depuis quel-
ques jours son esprit en haleine. Sa visite faite à cette merveilleuse
cathédrale, qui serait le chef-d'œuvre du grand Erwin de Steinbach,
si le Munster de Strasbourg n'existait pas, Rodolphe imagina de
.parcourir la Forêt-Noire à pied, en chasseur, et d'en sortir par Hei-
delberg, après y être entré par l'Hœllenthal. On a vu comment le
brouillard l'avait amené à la Herrenwiese.
L'allemand, qu'il avait bégayé au berceau, était une langue aussi
familière à Rodolphe que le français. Il pouvait se croire dans sa
patrie sur la rive droite comme sur la rive gauche du Rhin. Ce fut
dans la langue adoptive de Jacob Royal qu'il échangea ses premières
paroles avec Salomé. A peine installé chez le forestier, il avait chassé
d'abord avec lui; plus tard, quand Jacob dut surveiller des coupes,
Rodolphe parcourut le pays. Salomé en connaissait tous les sites et lui
servait parfois de guide. Cette silencieuse fille, qui au logis ne restait
pas une heure inactive, et qu'il avait pourtant surprise au bord du
ruisseau, les mains pendantes et les yeux perdus dans l'eau, l'inté-
ressait comme un problème. Jamais de sourire, jamais de rougeur
sur ce visage de neige. Un cœur battait-il sous ce fichu tranquille?
Que cachait ce front placide et rêveur? Que demandaient au ciel ces
yeux si clairs et si profonds, dont aucune ombre ne troublait tout à
coup la pureté? Sans qu'ils se fussent expliqués, il y avait entre eux
une secrète sympathie qui les faisait se retrouver avec plaisir. L'un
près de l'autre, ils étaient heureux. Salomé ne le disait pas, mais
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. 51
Rodolphe le devinait dans son regard. Zacharie les accompagnait
dans leurs promenades : il péchait des truites, et en attrapait quel-
ques-unes dans les torrens, bien que la saison ne fût pas encore
favorable. Tandis que l'enfant s'amusait, ils marchaient lentement,
regardant la forêt, la montagne, le ciel, et parlant bas.
Il y avait déjà un certain temps que Rodolphe habitait la maison
du garde, lorsque Salomé fut choisie par une femme du pays pour
être marraine de son enfant. La jeune mère aurait bien voulu asso-
cier Rodolphe à ce choix en qualité de parrain ; mais la différence
de religion s'y opposait. La cérémonie du baptême est une occasion
de fête dans ces parties reculées du Schwartzwald. Il est d'usage
de se réunir dans l'auberge du pays; les hommes et les femmes re-
vêtent leurs plus beaux habits; l'enfant, paré de langes tout neufs
et de couleurs vives, est couché sur un oreiller et dort sur un banc
au milieu de ceux qui seront un jour ses guides et ses soutiens ; la
marraine porte autour du front une couronne de fleurs naturelles,
un bouquet orne le chapeau du parrain; on s'asseoit autour des
tables et on se réjouit. Dans ces contrées, où l'éclatant soleil du
midi ne brille pas, la gravité est la compagne de tous les plaisirs,
les convives restent sérieux ; on choque les verres, on échange un
mot, un souhait, une espérance, puis on se tait. La rêverie qui est
dans l'air s'empare de tous les esprits. Lorsqu'un nouveau-venu
pousse la porte, chacun lui tend son verre; l'arrivant y trempe les
lèvres, rompt un morceau de pain et s'assoit. A son tour, il fait le
même accueil à ceux qui le suivent. C'est comme le témoignage de
l'hospitalité et l'affirmation d'une amitié cordiale, quelque chose
comme une communion villageoise.
Rodolphe avait suivi Salomé dans la grande salle de l'auberge.
Le parrain du petit enfant était auprès d'elle; c'était un beau jeune
homme, à l'air franc et résolu; il ne la quittait pas. La couronne de
fleurs des champs, glanées à grand'peine dans les bois et sur le pla-
teau, que Salomé portait sur la tête, rehaussait la grâce pensive et
le caractère poétique de son visage. Au milieu des compagnes de
ses travaux journaliers, elle semblait appartenir à un autre monde.
Un doux sourire entr' ouvrait ses lèvres quand elle offrait son verre
à un voisin; mais quel regard quand elle contemplait l'enfant dont
elle allait répondre devant Dieu! On voyait bien à l'accueil qu'on
lui faisait qu'elle était aimée; une sorte de respect empêchait seule-
ment que les témoignages d'affection allassent jusqu'à la familiarité.
Vers midi, elle se leva et sortit accompagnée de Zacharie. La
robe de laine blanche qu'elle portait tombait à longs plis sur ses
pieds. Rodolphe la suivit. Un moment, le jeune homme qu'une pa-
renté religieuse allait unir à Salomé s'arrêta sur le seuil de l'au-
52 REVUE DES DEUX MONDES.
berge, hésita, désirant peut-être un appel, puis rentra dans la maison
lentement. Au bout d'une heure, Rodolphe et Salomé étaient arri-
vés près d'un site sauvage aux environs du Wildersee; ils s'assirent
dans l'herbe, sous l'ombre de grands hêtres devant lesquels s'ou-
vrait un horizon de forêts. Autour d'eux, dans la bruyère épaisse,
des sapins vaincus par le vent se tordaient au ras du sol, et mê-
laient leurs rameaux verts aux ronces et aux buissons de houx. Des
nuages qui couraient dans le ciel jetaient de grandes ombres sur
la montagne; une solitude profonde les enveloppait. Salomé re-
garda du côté du couchant, d'où montaient lentement des flocons de
vapeur qui rampaient au flanc d'un ravin. Bientôt après, ces flocons
glissèrent au-dessus de la ligne de l'horizon, eflleurèrent un instant
la cime des arbres, puis se perdirent dans le ciel, où la lumière les
colora d'une teinte d'or. Les yeux de Salomé, qui les suivaient dans
leur vol, se mouillèrent, et sa poitrine se gonfla. — Où vont-ils?
murmura- t-elle.
Rodolphe lui prit la main, et, comme réveillé subitement : —
Qu'avez- vous? lui dit-il.
— Je ne sais. Je m'en veux de pleurer, et je pleure. Toutes les fois
qu'une circonstance particulière me tire de la quiétude accoutumée
où mes jours s'écoulent, je cède à cette sensation, à ce besoin. Mon
cœur est comme un vase plein qu'une main imprudente secoue; le
contenu du vase s'épanche au dehors. Et cependant le Seigneur ne
nous a pas octroyé le don des larmes pour les répandre sur des
maux imaginaires; elles nous soulagent dans les sérieuses afflictions
de la vie, et nous permettent encore de consoler ceux qui soufl'rent.
Pourquoi donc les miennes coulent -elles sans cause et sans tarir,
comme l'eau de cette source où tout à l'heure nous avons bu? Ah!
Dieu me châtiera pour des larmes si peu justifiées !
Il y eut un moment de silence. Rodolphe, ému, observait ce vi-
sage, animé alors de tous les feux et de tous les désordres d'un dés-
espoir qui faisait explosion. La glace s'était fondue : il y avait de la
flamme dans les yeux, de la douleur, mille passions dans le pli des
lèvres. La statue avait une âme et une voix.
— Ne me croyez pas folle, reprit Salomé avec un doux sourire,
qui anima sa bouche décolorée d'une grâce ineff'able. Il m'a semblé,
du premier jour que vous m'êtes apparu, que vous étiez un frère
qui veniez me secourir. Peut-être devinerez-vous ce que je ne de-
vine pas, et m'aidere^-vous à guérir. Je suis une pauvre fille igno-
rante, et vous venez des pays où l'on sait.
Amenée à parler d'elle-même par une de ces secousses violentes
et soudaines dont les natures les plus concentrées subissent à cer-
tains momens l'irrésistible empire, Salomé raconta à Rodolphe qu'une
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÈT-NOIRE. 53
maladie de langueur qui l'avait menacée dans sa première adoles-
cence avait contraint son père à lui faire passer 'quelques années
dans un pensionnat de Garlsruhe, où son esprit s'était ouvert à de
nouvelles idées et plié à de nouveaux besoins, comme une terre
vigoureuse est pénétrée lentement par l'eau qui l'arrose. Elle avait
vécu au-delà de l'horizon de montagnes et de forêts où jusqu'alors
elle avait grandi. Quand elle y retourna, habituée à de jeunes et
fraîches amitiés qui l'y suivirent par le souvenir et quelque temps
l'entretinrent de choses qu'elle regrettait, l'espace, la régularité
méthodique, le bien-être acheté par le travail, le bruit du torrent,
les promenades sous l'ombre mouvante des bois ne lui suffirent
plus. Elle avait d'autres goûts, d'autres désirs. Son corps était guéri,
son âme était malade. Elle ne savait où épancher ce trésor amer de
connaissances qu'elle avait puisées au milieu de compagnes plus
riches. Les conversations des gens simples de la Herrenwiese rou-
laient sur un thème invariable : on s'occupait des récoltes, de la
coupe des bois, du prix des bestiaux; on ne souhaitait qu'un peu
plus d'aisance. Salomé était isolée au milieu de tous. L'inquiétude
de son âme était servie par une organisation nerveuse, une sensibi-
lité exquise qu'elle s'était appliquée à étouffer, mais qui réagissait.
Seul son père aurait pu la comprendre , mais le garde avait mis
sous ses pieds ces besoins et ces désirs tumultueux qu'il traitait de
vanités et de pièges suscités par l'esprit malin. Sa mère en mourant
-emporta le secret de cette angoisse. Lorsque Salomé s'aperçut que
les correspondances qui lui rappelaient les jours d'autrefois la trou-
blaient dans sa retraite, elle en rompit le fil délicat, mais sans re-
trouver le calme. La lecture de certains livres qu'elle avait rappor-
tés de la ville la» faisait tomber dans de longues rêveries d'où elle
sortait avec des- vertiges, le cœur tout palpitant. Soumise au renon-
cement par l'austérité d'une éducation puritaine, elle déchira ces
livres empoisonnés, et en dispersa les feuillets au vent; mais la
plaie vive saignait au plus profond de son cœur. Dans les com-
mencemens de son séjour à la Herrenwiese, après qu'elle eut quitté
€arlsruhe, sa principale, sa plus douce distraction avait été de chan-
ter en s'accompagnant du piano. Elle avait un sentiment très vif et
très sérieux de la musique, avec une voix sympathique, large,
étendue, qu'elle conduisait habilement. Salomé ne chantait jamais
que des morceaux des plus grands maîtres, et passait des heures
dans cette occupation où elle trouvait une source intarissable de
pures jouissances. Jacob aimait à l'écouter, malgré son éloigne-
ment pour les plaisirs profanes. Salomé avait bien vite reconnu
que la musique exerçait sur tout son être un empire encore plus
despotique que la lecture. Vainement, sollicitée par la raison, avait-
elle tenté d'y renoncer, vainement avait-elle voulu s'imposer un
5A * * REVUE DES DEUX MONDES.
sacrifice absolu : ses mains se promenaient toujours sur le clavier,
et souvent elle chantait le soir des airs qui troublaient son sommeil
et l'agitaient comme un arbrisseau secoué par la bise. Ainsi contre
tout Salomé luttait avec vaillance et résolution, et cependant elle
n'était pas encore maîtresse d'elle-même. De là ces longs silences
et cette tristesse où elle s'absorbait. Devait-elle espérer la guérison,
et les prières qu'elle adressait au Très-Haut seraient-elles exaucées?
Une rougeur fébrile passait sur le visage de Salomé pendant cette
confession, la première qu'elle eût faite; ses yeux, noyés dans l'es-
pace, étaient tout brillans de larmes. Rodolphe laissa tomber cette
émotion à laquelle la jeune fille ne cédait pas sans résistance, et lui
demanda bientôt après si elle n'avait jamais ouvert son âme à son
père ; peut-être consentirait-il à descendre pour elle dans les villes,
à quitter cette solitude où Salomé s'épuisait en luttes stériles; ne
r aimait-il pas assez pour lui faire tous les sacrifices? Salomé releva
la tête : — Et c'est parce qu'il m'aime comme le fruit de ses
entrailles que je ne lui en parlerai jamais! s'écria-t-elle avec un
feu extraordinaire. Moi, son enfant, l'arracher à cette chère mon-
tagne où son père a vécu, où ma mère est morte, où il a trouvé la
paix du foyer domestique, où chaque tronc d'arbre qu'il a vu gran-
dir est comme un compagnon de son enfance, où il est aimé, ho-
noré, libre!.. Ah ! plutôt que de lui porter ce coup, je réduirai mon
cœur en poudre !..
Elle appuya son front brûlant sur ses mains jointes, et garda le
silence. En ce moment, Zacharie, qui faisait rouler des pierres dans
le lac, revint en courant : — Il est tard et voilà le soleil qui se cou-
che, cria l'enfant du plus loin qu'il aperçut Rodolphe, il faut partir.
Salomé se leva : — Dieu m'envoie cette épreuve,* que son nom soit
béni! dit-elle. Et, marchant devant Rodolphe, elle entra d'un pas
ferme dans la forêt.
Cet entretien avait produit sur l'esprit du chasseur une impression
profonde. Il eut pour résultat de le rapprocher encore de Salomé.
Rodolphe était sûr à présent que le sang coulait sous cet épiderme
froid, et que la vie s'agitait dans ce sein comprimé. Il ne lui trou-
vait pas plus de charme, elle lui était plus sympathique. Les chasses
et les promenades continuèrent. Le froid descendit sur la monta-
gne, quelques flocons de neige, un vent plus âpre, annoncèrent l'hi-
ver; Rodolphe ne quitta pas la Herrenwiese.
III.
Cependant cette conversation, dans laquelle Salomé avait épan-
ché sa tristesse, ne se renouvela plus. A quelque temps de là, si elle
n'évitait pas la présence de Rodolphe, elle se montrait moins prompte
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NQPRE. 55
à l'accompagner dans ses longues courses. Elle était rentrée dans
son silence et sa tranquillité morne, comme un volcan qui s'endort
après l'éruption. Seulement, quand le jeune chasseur lui parlait,
elle avait des tressaillemens subits et sur la peau des rougeurs fugi-
tives. Rodophe avait remarqué ce changement sans en pouvoir dé-
mêler la cause. Il en souffrait, et cherchait mille prétextes pour re-
nouer la chaîne rompue de sa chère confiance. Après des tentatives
infructueuses, un soir que Salomé s'était éloignée, comme il arrivait
de la chasse, il la rejoignit le long du ruisseau qui traverse la Her-
renwiese. — Que vous ai-je fait? dit-il. Ai-je trahi vos confidences?
Pourquoi me fuyez-vous? Ai-je eu le malheur de vous déplaire?
Si je ne suis plus un ami pour vous, dites-le-moi, et jamais vous ne
me re verrez.
Salomé devint plus blanche que les pierres lavées par l'eau du
torrent. — Dieu, qui connaît nos plus secrètes pensées, sait ce qui
se passe là, dit-elle en posant le doigt sur son corsage. La haine et
l'ingratitude ne sont pas entrées dans mon cœur. Si vous partez,
personne ne priera pour vous plus que Salomé.
Rodolphe resta.
A quelque temps de là, un jour qu'ils étaient assis sur un petit
banc dans le jardin, le visage tourné vers le soleil, un étudiant qui
passait sur la route s'arrêta et tendit sa casquette par-dessus la haie
avec ce geste calme et grave qui ennoblit la pauvreté. L'étudiant
voyageait et demandait l'aumône, l'aumône sainte qui derait l'ai-
der à cueillir les fruits de l'arbre de science. Salomé, que la prière
ne prenait jamais au dépourvu, tira du fond de sa poche quelques
pièces de monnaie où le cuivre se mêlait à l'argent, et ouvrit la
main dans la casquette de l'étudiant ; puis, courant vers la maison,
elle en revint avec un pain blanc et un verre rempli de vin. Le
voyageur vida le verre d'un trait, en secoua les gouttes sur le gazon,
et prit le pain. Salomé venait de se rasseoir auprès de Rodolphe. —
Que Dieu t'assiste! dit-elle en saluant l'étudiant de la main.
L'étudiant agita sa casquette. — Que Dieu bénisse ton union et
t'accorde une fille qui te ressemble! répondit-il. Et il passa.
Un flot de sang monta au visage de Salomé. Elle se leva d'un
bond, et s'éloigna en courant. Rodolphe n'osa pas la suivre.
Il arrive souvent qu'un mot éclaire d'un jour vif des sentimens
ensevelis dans les ténèbres du cœur. On les ignorait, on n'y pensait
pas la veille. Tout à coup ils font explosion, et le cœur qui les rece-
lait en est subitement envahi. C'est l'étincelle qui tombe sur la mine
chargée de poudre. Tout était «ilence, tout n'est plus que flammes
et tonnerre. Tandis que Rodolphe regardait fuir Salomé, il se sen-
tait remué jusque dans les entrailles. Un sang plus chaud circulait
56 • REVUE DES DEUX MONDES.
dans ses veines; il était attendri, ému; il avait peur, et son trouble
le remplissait d'une ivresse nouvelle; il n'osait point descendre en
lui-même, et chaque battement de son cœur lui criait qu'il aimait
Salomé. On sait que Rodolphe avait à maintes reprises traversé
Paris; mais la durée et la fréquence de ses voyages dans des con-
trées barbares, son goût pour la chasse et la rêverie, qui, dans se&
heures de paresse et de loisir, en faisait un hôte des campagnes^
• tout avait contribué à le sauver des plaisirs faciles et des séduc-
tions banales de la galanterie. Il avait conservé la jeunesse d'âme
et, jusqu'à un certain point, la naïveté de ces bénédictins qui tra-
versaient les années fougueuses de la vie entre les quatre murailles-
d'une bibliothèque. Cette éclosion de l'amour fut une fête pour Jlo-
dolphe, et il s'abandonna avec des délices infinies à la fraîcheur et
à l'impétuosité de ses sensations.
La soirée qui suivit cet incident fut silencieuse. Ruth filait et ca-
ressait Zacharie du regard; Jacob lisait le livre des Rois dans sa
grande bible. Salomé travaillait à un ouvrage d'aiguille. Elle ne re-
leva pas la tête une fois, et jamais ses yeux ne rencontrèrent ceux de
Rodolphe ; mais sa main tremblait sur la broderie, et à deux reprises,
dans sa précipitation, elle cassa le fil que l'aiguille fixait sur la ba-
tiste. Son père la pria de chanter. Elle posa son ouvrage sur la table
sans répondre et ouvrit le vieux clavecin. Elle prit au hasard, dans
un cahier de musique, une mélodie de Schubert, et chanta. Sa voix
était étouffée, mais avait en ce moment une expression singulière
qui en augmentait le charme indéfinissable. Ruth cessa d'agiter son
rouet; Zacharie tout doucement se retourna sur sa chaise et regarda
sa sœur; Jacob, la tête entre ses mains, écoutait les yeux fermés.
Quand Salomé arriva aux dernières mesures de V Adieu , sa voix
avait la douceur plaintive et la tristesse du vent qui pleure sur la
bruyère. Tout à coup elle s'arrêta, et son visage parut baigné de
larmes. — Salomé! cria Rodolphe. Mais déjà Jacob l'avait prise
entre ses bras. — Qu'as-tu? Parle! dit le père.
Salomé fit un effort pour se raffermir sur ses genoux. — Ce n'est
rien,... je suis lasse, dit-elle.
Elle fit signe de la main à Ruth, qui accourut, et elle monta len-
tement l'escalier de bois.
Jacob, debout, les traits contractés par le chagrin, la suivait des
yeux. — Seigneur, épargne ton serviteur! dit-il d'une voix haute.
Puis, se t(3urnant vers Rodolphe : — Sa mère me l'a donnée, re-
prit-il, et je me souviens qu'elle a été malade. Depuis lors je suis
inquiet comme l'oiseau dont le nid a été menacé, et j'élève mon
àme à Dieu pour qu'il veille sur Salomé. Toi que ton âge rapproche
de ma fille et rjue ton éducation a rendu habile dans des connais-
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA. FORÊT-NOIRE. 57
sances qui me manquent, ne sais-tu rien, n'appréhendes-tu rien?
Rodolphe secoua la tête sans répondre. Alors Jacob Royal re-
tourna à sa place, devant la table, et, ouvrant sa bible au livre des
Psaumes, se mit à lire.
Et Rodolphe l'entendait à demi-voix qui disait :
(( Seigneur, ne me reprenez pas dans votre fureur et ne me pu-
nissez pas dans votre colère,
(( Parce que j'ai été percé de vos flèches et que vous avez appe-
santi votre main sur moi.
(( A la vue de votre colère, il n'est resté rien de sain dans ma
chair, et à la vue de mes péchés, il n'y a plus aucune paix dans
mes os... »
A dix heures, sa voix murmurait encore au milieu d'un silence que
rien ne troublait. Rodolphe se leva. — Prie pour nous, mon fds, dit
le garde.
Le lendemain, Salomé parut à l'heure accoutumée; son visage ne
g-ardait plus aucune trace des langueurs et des abattemens de la
veille. Elle tendit son front à son père, et, prévenant la question
qu'il allait lui adresser : — Dieu a béni mon sommeil, dit-elle d'une
voix calme.
Que d'actions de grâces dans le regard que le père abaissa sur sa
fdle! Zacharie sauta au cou de sa sœur. — Ah! m'as-tu fait peur
hier!... Ne chante plus.
— Non, répondit Salomé.
Et elle ferma le piano, qui était resté ouvert.
Il y avait dans un village voisin le fils d'un éclusier dont la fa-
mille professait la religion réformée. 11 avait quelque aisance et
possédait une petite scierie sur les bords du torrent. Chaque an-
née, avec les profits qu'il en tirait, il achetait quelque arpent de
terre ou de bois. Jean était un jeune homme de vingt-six à vingt-
sept ans, probe, laborieux, de mœurs irréprochables; avec ce qu'il
avait amassé et l'expérience qu'il avait acquise dans le commerce
des sapins, on ne doutait pas qu'il ne s'établît un jour dans la val-
lée de la Murg. Il ne négligeait aucune occasion de voir les habi-
tans de la Herrenwiese. Un coreligionnaire était toujours le bien-
venu chez Jacob Royal; la bonne réputation de Jean rendait cet
accueil plus amical. On se marie de bonne heure dans la Forét-
Noire; on s'étonnait donc que l'éclusier n'eût pas encore introduit
une ménagère dans sa maison. La question de savoir quelle fille il
épouserait était en conséquence une de celles qu'on débattait le
plus volontiers dans les auberges du pays. Un matin, il quitta la
scierie après avoir prévenu qu'il ne déjeunerait pas au logis, et s'en-
fonça dans un sentier qui de son village conduisait par le plus court
58 REVUE DES DEUX MONDES. ' '
à la Herrenwiese. Les bûcherons qui travaillaient dans la forêt re-
marquèrent que Jean avait ses plus beaux habits, bien qu'il eût plu
la veille, et que le terrain fût mauvais. — Eh! eh ! dit l'un d'eux, il
n'a pas peur de gâter ses bottes ni de mouiller les pans de sa re-
dingote noire ! j'imagine qu'un mariage est au bout de la prome-
nade. — Bientôt après, le gilet écarlate et le bonnet de peau de
renard de Jean avaient disparu derrière un coude du sentier. Vers
midi, l'éclusier arriva sur le plateau. Jacob fumait sa pipe sur le
seuil de sa porte; Jean l'aborda, et ils causèrent en marchant à pe-
tits pas dans la prairie. Quand ils eurent fait trois ou quatre tours,
Jacob et Jean échangèrent une poignée de main, et ils entrèrent
dans la maison. Salomé travaillait; Rodolphe était non loin d'elle
qui lisait. Au premier regard, Rodolphe* reconnut le jeune homme
qui, dans la cérémonie du baptême dont il avait été témoin, avait
figuré comme parrain à côté de Salomé.
— Voilà Jean notre voisin , dit Jacob ; il marche selon les voies
du Seigneur, il est honnête selon le monde, il t'aime, et il vient me
demander si tu veux devenir sa femme.
Salomé se leva plus froide que le marbre. — Est-ce un ordre,
mon père? dit-elle.
— Non, répondit le garde ; je crois que Jean sera bon pour toi,
et que tu ne manqueras de rien dans sa maison.
— Vous êtes bon pour moi, et je ne manque de rien dans la vôtre,
répondit-elle.
Jacob prit la main de sa fille. — Tu as la jeunesse en partage, et
il est dans ma destinée de rendre compte de mes actions avant toi,
ajouta-t-il avec une sorte d'insistance; à l'heure de notre sépara-
tion, ce sera pour moi une consolation de penser que je laisserai ma
fille auprès de quelqu'un qui sera son ami et aura le droit de la
protéger.
Le regard de Salomé glissa sur Rodolphe. Le livre qu'il lisait
était tombé à ses pieds; il était affreusement pâle.
— Me permettez -vous d'attendre encore, mon père? répondit
Salomé d'une voix faible, je ne voudrais pas apporter à mon mari
un cœur qui ne fût pas tout à lui. Donnez-moi le temps de savoir
si je puis aimer Jean comme il m'aime.
Jacob Royal se tourna vers l'éclusier : — Tu l'as entendue, dit-il,
prends patience... D'ailleurs, si tu as besoin d'une compagne, et il
n'est pas bon que l'homme reste seul, n'hésite pas, cette maison te
sera toujours ouverte.
Tandis que Jacob parlait, Salomé s'appuyait d'une main contre la
chaise qu'elle avait quittée; elle tenait ses yeux baissés et tremblait
de rencontrer ceux de Rodolphe.
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. 59
— Qu'il soit fait selon la volonté de Salomé; dans un an, je re-
viendrai, dit l'éclusier, et si son cœur ne parle pas pour moi, je choi-
sirai une autre compagne.
La bouche de Salomé s'ouvrit comme pour lui dire : — Ne reve-
nez pas! mais l'excès de sa joie lui fit peur, et elle cacha sa tête
entre les bras de Ruth.
Une heure après, Rodolphe, qui rôdait autour de la maison, en vit
sortir Salomé. Elle prit un sentier qui côtoyait le bord du ruisseau,
et le descendit à pas lents; elle était seule; Rodolphe la suivit. Au
bout de quelques minutes, elle atteignit l'endroit où commence la
vallée qui se dirige vers Forbach. Quelques grands arbres qui
trempent leur pied dans l'eau y mêlent leur feuillage sur un talus
de gazon semé de grosses pierres. La journée avait été tiède et rap-
pelait les belles heures de l'automne envolé. Salomé s'assit au soleil
sur la mousse. D'une main distraite, elle jetait de petits cailloux
dans l'écume du torrent. Rodolphe s'approcha d'elle; Salomé atta-
cha sur lui ses yeux sans témoigner aucune surprise ; jamais son
regard n'avait été plus doux et plus triste. — Ah ! je vous aime ! s'é-
cria Rodolphe hors de lui.
— Et vous êtes catholique ! répondit Salomé sans retirer la main
qu'il avait saisie.
Un frisson parcourut tout le corps de Rodolphe. Que de choses
dans ce seul mot ! Il était aimé, et une barrière infranchissable les
séparait. Il ne voyait aucun moyen d'arriver jusqu'à ce cœur qui se
donnait à lui. Le saisissement l'empêcha de répondre. Il porta silen-
cieusement la main de Salomé à ses lèvres et la regarda avec une
sorte d'effroi. — Oui, vous m'aimez, reprit-elle la rougeur sur le front,
mais sans s'éloigner. Je l'ai compris en même temps que j'ai compris
que je vous aimais aussi. Peut-être est-ce un aveu que je ne devrais
pas vous faire ; cependant j'y trouve un charme douloureux qui m'y
fait succomber. D'ailleurs il n'est pas dans ma nature de mentir, et
mieux vaut tout de suite creuser ensemble une situation à laquelle
je ne vois pas d'issue. Nous serons deux à prendre la résolution qui
nous paraîtra la meilleure. Je vous sais honnête et bon; pendant
cette première nuit que vous avez passée sous notre toit, au milieu
du délire qui vous avait saisi, vous avez prononcé le nom de votre
mère; ce souvenir m'a donné une favorable opinion de votre cœur;
rien plus tard ne l'a démentie, et lentement je me suis attachée à
vous; à votre tour, vous emporterez de moi la pensée que je suis
une créature sincère qui n'aurait pas mieux demandé que de vous
dévouer sa vie. Malheureusement il y a entre nous un abîme qile
la plus longue patience et les efforts les plus constans ne parvien-
dront pas à combler. Vous savez de quel sang je sors; n'eussé-je
00- BEVUE DES DEUX MONDES.
pas enracinée en moi la foi de mes aïeux, leur long martyre est un
legs qui pèse sur ceux de notre nom et les engage tous. Si vous
changiez de croyance pour arriver jusqu'à moi, je vous estimerais
moins, et, vous estimant moins, je ne pourrais plus vous aimer. Si
je vous parle ainsi, c'est pour que vous me connaissiez tout entière.
Vous savez à présent pourquoi j'évitais ces promenades et ces ren-
contres que vous recherchiez. 11 n'en pouvait sortir rien de bon, et
pour vous, et pour moi; mais quand je me suis retirée, le mal était
fait; je l'ai'senti au trouble de mes nuits. Rien depuis lors n'a pu
me guérir, ni la méditation, ni la prière. Dieu n'a point béni mes
larmes. C'est la première fois, ce sera la dernière aussi que je vous
parlerai de ce triste amour. Il y a des blessures si cuisantes, qu'il
n'y faut pas toucher. Maintenant il serait à désirer que vous eussiez
le courage de partir. Vous aurez traversé cette solitude comme au-
trefois le fds d'Abraham traversa la Mésopotamie; seulement la fille
de Laban ne vous suivra pas. Il ne dépendra pas de moi que je vous
oublie, toute ma volonté et une longue suite de jours n'y suffiraient
pas; mais si mon père me présente un mari, je ne dois pas vous
cacher non plus qu'au premier signe de sa volonté j'obéirai.
Rodolphe était atterré. La raison lui criait que chaque parole de
Salomé était marquée au coin du bon sens et de la vérité. Elle lui
parlait un langage ferme et résolu; on ne devinait la tendresse pro-
fonde qui était en elle qu'à l'accent de la voix et à l'expression des
yeux. Tout son amour, tout son dévouement, tout son désespoir, y
semblaient réfugiés. Le chasseur la connaissait assez pour savoir
que rien désormais ne la ferait dévier de la route où elle voulait
marcher. Cependant il ne pouvait se résoudre à l'abandonner. Il re-
garda autour de lui le cercle de forêts dont un rayon de soleil oblique
rougissait les cimes, et la pensée de quitter ce petit coin de terre
où il avait rencontré Salomé lui serra le cœur. La Herrenvviese était
comme une patrie nouvelle pour lui. Il se hasarda à demander à sa
compagne si rien ne fléchirait Jacob Royal, et si par affection il ne
consentirait pas à lui donner sa fille. Salomé secoua la tête. — Est-ce
à moi, dit-elle, de lui porter ce coup terrible? Qu'a-t-il fait pour
que ces mains auxquelles il a enseigné la prière se dressent contre
lui et le déchirent? Non, non. Il a plu au Seigneur de nous envoyer
cette épreuve, acceptez-la comme je l'accepte!
Rodolphe et Salomé s'entretinrent encore quelques instans, puis
Salomé se leva. — Il faut nous séparer, dit-elle ; nos cœurs se sont
ouverts, ne les laissons pas s'amollir dans d'inutiles épanchemens..
La plaie est assez douloureuse sans qu'il soit besoin de l'élargir. En-
core une fois, donnez-moi votre main, puis adieu. Nous sommes
comme deux voyageurs qui se rencontrent dans le désert; une heure
SCÈNES ET fOUVENIRS DE LA FOBÊT-NOIRE. 61
ils se sont reposés à Tombre de la même oasis, et ont rafraîchi leurs
lèvres dans les eaux de la même fontaine, puis ils échangent une
dernière parole et s'enfoncent dans le sable, marchant vers des ho-
rizons divers. Cette vallée de larmes où nous errons n'est pas éter-
nelle, et nous ne faisons qu'y passer... Plus loin nous nous retrou-
verons.
Elle laissa sa main quelques minutes dans celle de Rodolphe et
le regarda longtemps, le cœur gonllé et les lèvres agitées d'un léger
tremblement. — A ce soir, dit-elle tout à coup; quand je vous re-
verrai, vous ne serez plus qu'un hôte pour moi. — Et elle s'éloigna
sans retourner la tête.
IV.
Rodolphe n'eut pas le courage de suivre le conseil diflicile que
lui avait donné Salomé. 11 ne partit pas, et la Herrenwiese le vit en-
core le lendemain et les jours suivans; mais ce fut vainement qu'il
tenta de renouer l'entretien avec la fdle de Jacob, et de la ramener
sur les choses qui l'occupaient sans cesse. Elle fut inilexible. Elle
n'y pensait pas moins, mais n'en laissait rien paraître. Son visage
blanc avait retrouvé la rigidité du marbre; on aurait pu croire, tant
il était impassible, que jamais le désordre et les flammes de la pas-
sion n'en avaient illuminé les traits. Elle vaquait silencieusement aux
soins du ménage avec cette même démarche tranquille qui n'était
ni lente ni pressée, cette même activité méthodique, cette même
vigilance minutieuse qui ne néglige aucun détail, et accorde une at-
tention égale aux bœufs qui ruminent dans l'étable et à l'oiseau qui
sautille dans sa cage. A présent qu'elle connaissait la cause de son
trouble, et qu'elle avait à lutter contre un mal dont l'origine était
visible, elle retrouvait pour le combattre toute son énergie et sa té-
nacité. Elle redoublait de soins pour être le moins souvent possible
avec elle-même, et cherchait à distraire sa pensée en appelant à son
aide des travaux qui la fatiguaient. Elle ne fléchissait pas dans sa
volonté, pareille à un soldat qui tient son drapeau levé au plus fort
de la^bataille. Quelquefois cependant, troublée parles longs regards
que Rodolphe attachait sur elle, et comme attendrie dans sa résis-
tance, elle était entraînée spontanément à lui accorder un mot,
ainsi qu'on l'a vu au commencement de cette histoire, mot rapide
qui la déchirait sans que Rodolphe en fut apaisé.
Un soir qu'il était dans sa chambre après une soirée muette que
la retraite de Salomé avait abrégée, Rodolphe se souvint de M. de
Faverges : il ne lui avait pas écrit depuis son départ pour Fribourg.
Il prit une plume et lui adressa une lettre où toute son âme se dé-
versa. Après le récit de l'aventure de chasse qui lui avait fait ren-
Ç2 REVUE DES DEUX MONDES.
contrer Jacob, après un portrait rapidement esquissé de Salomé, il
continuait en ces termes :
« Voilà pourquoi je suis resté à la Herrenwiese, et pourquoi j'y
reste encore. Le printemps m'y trouvera peut-être. Si j'attends
quelque chose, ce que je ne sais pas, certainement je n'espère rien.
Je suis soutenu par ce sentiment indéfinissable qui persiste dans le
cœur de l'homme, malgré la certitude absolue d'un malheur irré-
parable.
« Les idées dans lesquelles tu as été élevé, ce doute et cette ironie
qu'on respire avec l'air qui flotte sur les boulevards de Paris, ne te
permettront pas de comprendre que deux familles chrétiennes ne
puissent pas s'unir, parce qu'une différence dont les catholiques et
les protestans de nos salons soupçonnent à peine l'étendue sépare
leurs communions. Gela est cependant. Jacob Royal, dont j'estime
profondément le caractère, dont j'admire l'austérité, la constance,
et une certaine grandeur morale qu'on ne peut apprécier à distance,
mais qui frappe aussitôt qu'on vit dans son intimité, n'est pas un
protestant, pas même un calviniste, c'est un huguenot; comprends-
tu bien? un vrai fils de ces sectaires qui combattaient à La Rochelle
et qui mouraient en confessant leur foi. Il ne faudrait pas le pous-
ser beaucoup pour l'entendre crier : Vive CoUgnyî II prie et il
jeûne chaque année le jour de la Saint-Barthélémy, et chaque an-
née, le 17 octobre, il prend le deuil en souvenir de la révocation de
l'édit de Nantes. C'est moins un homme qu'une tradition et un prin-
cipe. J'ai le frisson quand il chante les psaumes de David, entouré de
ses serviteurs; alors je n'ai qu'à fermer les yeux pour me croire
dans une caverne des Cévennes au temps de la persécution de M. de
Villars. Un tel proscrit, le fils d'une pareille race, est inébranlable
comme les vieilles roches des montagnes d'où il sort. Il y a en lui
l'humilité du chrétien et l'orgueil de l'exilé. Son langage a une
forme et un caractère qui étonnent. Les terribles soldats contre les-
quels les Guises tournèrent leur épée ne devaient pas parler autre-
ment qu'il ne le fait; c'est l'écho d'un siècle qui dort dans la poudre
des tombeaux. Moi qui ai bu à la coupe de la raillerie mondaine,
j'en suis tout épouvanté, ainsi qu'un voyageur qui voit surgir du
milieu des sables la tête énorme d'un sphinx de granit.
« Tu devines ce que peut être Salomé, élevée par un tel serviteur
de Calvin dans la solitude austère de la Forêt-Noire. Tous les sabres
de mille dragons ne la feraient pas reculer. Il y a du sang de lionne
dans les veines de cette frêle créature, qui a la douceur d'un
agneau. Sa volonté est comme la tige d'un jeune chêne, toute droite
et inflexible; sa bonté, inépuisable comme les eaux bienfaisantes
d'un fleuve. Te souviens- tu de cette tête de Vierge d'un caractère
byzantin que nous admirions ensemble parmi les arabesques d'or et
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. OS
d'azur et les rinceaux de pourpre d'un vieux missel découvert à
Syracuse? Je ne me lassais pas de regarder cette figure candide
d'un caractère si singulier. La première fois que je vis Salomé, il me
sembla la reconnaître, moi qui ne l'avais jamais vue. Peu de temps
après, un jour que, couronnée de fleurs, elle tenait un enfant sur
les fonts baptismaux, une exclamation faillit m' échapper des lèvres.
Je ne m'étais pas troilipé en la reconnaissant. J'avais devant les
yeux cette tête de Yierge qui m'avait charmé, et dont le regard
mystique et la chevelure d'or illuminaient les marges jaunes du vé-
lin. Un trouble inexprimable s'est emparé de moi. J'ai vu dans cette
rencontre le doigt de la destinée. 11 y a si loin de Syracuse à la
Herrenwiese !
(( Ma vie s'écoule à regarder Salomé, à la suivre des yeux, à la
chercher, à m' enivrer de sa présence.. Nous n'échangeons pas qua-
tre paroles en une journée. Je sens bien que le bonheur serait auprès
d'elle. Jô ne puis pas y atteindre. Souvent je chasse tout un jour,
mais j'emporte son souvenir avec moi. Jacob, qui m'accompagne,
sourit quand je néglige de tirer un chevreuil qui part d'un taillis ou
quelque coq de bruyère qui de ses grands coups d'aile fait retentir
la voûte des bois. Hélas ! je ne pense qu'à Salomé, je ne vois que
Salomé î
« Et cependant tu sais si j'ai l'humeur romanesque! moi qui n'ai-
mais que les plantes et les coquilles, les médailles et la chasse, les
courses lointaines et les livres! Ah! que je donnerais tous ces biens
pour tenir sa petite main dans la mienne! Se peut-il que l'on change
si profondément et si rapidement?
« Il m'a fallu, misérable que je suis, tromper le bon Jacob pour
trouver un prétexte à ce long séjour que je fais dans la montagne.
La chasse n'y suffisait plus. On entend si rarement le son de mon
fusil dans la forêt! Je compose donc un herbier dans lequel je veux
collectionner toutes les plantes de la flore locale. J'en ramasse par-
ci par-là quelques-unes que je mets pr^rement sécher dans de
grandes feuilles de papier blanc qui font l'admiration de Zacharie.
Il ne comprend pas, le cher petit, pourquoi l'on gâte ainsi du beau
papier sur lequel on pourrait dessiner tant de bonshommes et tant
de maisonnettes; mais à ma collection j'aurai toujours grand soin
qu'il manque quelque fleur, une fougère, un brin de mousse. L'hon-
nête Jacob m'apporte souvent des plantes qui lui semblent curieuses.
Je rougis en les recevant.
(( Cette situation cependant ne peut pas durer. Salomé tient
toujours ce qu'elle promet. Chaque fois qu'une afl*aire ou un ha-
sard amène un étranger dans la maison du garde, s'il est jeune,
s'il est bien tourné, s'il la regarde attentivement, je tremble que cè-
ne soit le mari qu'elle a résolu d'accepter aussitôt que son père le
64 REVUE DES DEUX MONDES.
lui proposera. S'il passe la nuit sous le même toit qui nous abrite
tous, j'ai la fièvre. Je ne suis rassuré qu'au moment du départ. Rien
jusqu'à présent ne me fait soupçonner que le péril soit imminent;
mais demain, mais après-demain, qui sait?...
(( Personne dans la maison ne se doute de mon amour pour Sa-
lomé, personne, si ce n'est peut-être Ruth. Elle a, tout en agitant
son rouet, une manière de me regarder qui m'inquiète; l'amitié
particulière que me témoigne Zacharie, qui est son favori, et que
je ne laisse jamais manquer de crayons et de papier, me protège
seule. L'autre jour, en passant près de moi, elle a dit : — Dieu a
suscité les Philistins contre nous, et le repos d'Israël a été troublé!
« J'ai peur d'être seul si un malheur me frappe... »
Lorsque M. de Faverges reçut cette lettre, il n'avait par aventure
aucune affaire à terminer. La pluie tombait effroyablement; la sai-
son était maussade ; les maisons où il était accoutumé à passer ses
soirées semblaient s'être entendues pour fermer leurs portes. On
sait en outre qu'il aimait Rodolphe sincèrement. Il se décida brus-
quement à partir, et partit dans les vingt-quatre heures. La singu-
larité de l'aventure dans laquelle son ami était engagé n'était pas
une des moindres choses qui l'attiraient à la Herrenwiese.
Quand il y arriva, rien n'était changé dans la situation réciproque
de Rodolphe et de Salomé. — Ce qui était est encore, lui dit Ro-
dolphe; il me paraît seulement que je l'aime un peu plus.
Jacob Royal accueillit M. de Faverges comme un ami de son hôte.
Salomé ne fut ni embarrassée ni empressée. Une heure après l'en-
trée du voyageur dans la maison, on n'aurait pas pu croire qu'un
étranger en eût passé le seuil. Pendant la soirée, Salomé ne quitta
point l'aiguille, Ruth son rouet et Jacob sa vieille bible. Huit jours
s'écoulèrent ainsi. M. de Faverges étonné acquérait la conviction
que rien n'était exagéré dans la peinture que Rodolphe lui avait
faite de l'intérieur du garde. — Il faut que cette situation ait un
terme, dit-il à son ami : ilti'y a que l'égoïsme de l'amour qui puisse
t'empècher de voir la fatigue dont tous les traits de Salomé portent
l'empreinte; mais rien ne vaincra, j'en ai peur, l'obstination de
Jacob. Tu avais raison, c'est un formidable huguenot! La nuit j'en-
tends en rêve le choral de Luther. Quoi qu'il arrive, il est temps de
parler au forestier. Je m'en chargerai, si tu veux.
— Garde-t'en bien ! s'écria Rodolphe; il me faudra partir s'il dit
non!
M. de Faverges insista. — Si tu l'aimes à ce point que tu ne
puisses pas te passer de Salomé, abjure, dit-il; elle est femme, et
les femmes pardonnent les vilaines actions que l'amour fait com-
mettre.
— Pas elle! murmura Rodolphe.
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. 65
— Alors donne à ta passion un beau vernis d'héroïsme, et pars.
Elle te pleurera un temps. Épouse et mère, elle t'oubliera.
— Ah! tu me fais mourir! reprit Rodolphe en frissonnant.
Cependant la logique de M. de Faverges l'emporta. Rodolphe de-
manda quinze jours, et promit de se soumettre à tout ce que son
ami exigerait, si au bout de ce temps un incident n'avait apporté
aucun changement dans sa position. M. de Faverges accorda les
quinze jours. — Autant de perdu ! dit-il. Malgré sa philosophie mon-
daine, il était ému plus qu'il ne le laissait voir.
Un hasard fit naître cet incident, sur lequel, à vrai dire, Rodolphe
ne comptait pas, et qu'il redoutait plus encore qu'il ne le désirait.
On se souvient qu'il avait inscrit un R et un S entrelacés sur les
marges d'un livre que Salomé feuilletait souvent; c'était un livre de
religion qui lui venait de sa mère. Un jour, Jacob, l'ayant ouvert,
aperçut les deux lettres. Il appela sa fdle, et les lui montra. Salomé
comprit que le jour où le coup de hache devait être porté était venu.
— Est-ce toi qui as tracé là ces deux lettres? dit Jacob.
— Non, répondit Salomé, qui avait la mort dans l'âme.
— Les avais-tu vues déjà?
— Oui, reprit-elle avec l'accent ferme d'une personne qui ne veut
pas mentir.
— Et tu ne les as pas effacées ?
Salomé baissa la tête.
— Le malheur est entré dans ma maison! poursuivit le garde.
En ce moment, Rodolphe passait devant la porte. Salomé courut à
lui, et d'une voix haute : — Venez dire à mon père, s'écria-t-elle, que
je n'ai rien fait qui vous autorisât à penser qu'un jour je pourrais être
votre femme, que si mon cœur a été faible et abandonné d'en haut, je
n'ai pas cessé d'être une fdle soumise et reconnaissante, que je vous
ai montré le chemin du départ, et que le désespoir de vous perdre le
cédait au chagrin d'affliger celui qui me parle et qui me juge!
— C'est vrai, répondit Rodolphe, elle a été droite et courageuse;
elle m'a dit de partir, et je suis resté; elle m'a dit qu'elle se sou-
mettrait à votre volonté, et je suis resté... Je l'aimais, et la certitude
de votre refus m'a seule empêché de vous en faire l'aveu.
— C'est une consolation pour moi de penser que dans mon afflic-
tion Salomé n'a pas cessé de craindre Dieu et d'honorer son père,
reprit Jacob tristement. Qu'un rayon d'en haut l'éclairé! Toi, tu ne
peux plus rester ici; je t'ai accueilli comme un fds : demain, quand
le jour viendra, je serai ton guide, et tu quitteras cette maison.
— Je la quitterai, répondit Rodolphe, et on se sépara. En mon-
tant l'escalier, Salomé posa la main sur la rampe pour s'appuyer, ce
qu'elle ne faisait jamais.
TOME \XV. 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
L'heure du dîner vint. Jacob s'approcha de la table, et fit signe à
Rodolphe de s'asseoir. M. de Favergesjes regardait tous deux. Par
un geste machinal, il passait la main sur son front comme un homme
qui est la proie d'un rêve et s'efforce de le chasser. Les femmes ne
descendaient pas; cependant leur couvert était mis. Ruth parut enfin
au pied de l'escalier. — Que le Seigneur protège cette maison! dit-
elle avec l'accent du désespoir. Salomé est là- haut couchée sur
son lit, sans parole, sans haleine ; je l'appelle, elle ne m'entend pas;
le feu de la fièvre la dévore.
Jacob se leva tout droit. Tous les muscles de son visage trem-
blaient. — Tu l'as entendue, s'écria-t-il en saisissant la main de
Rodolphe, monte et sauve-la !
Lorsque Rodolphe eut pénétré dans cette chambre, où il n'était
jamais entré, il trouva Salomé toute raide et brûlante. Elle avait les
yeux fixes. Ruth raconta que dans la journée, et après l'entretien
qu'elle avait eu avec son père, Salomé était montée chez elle. Elle
était horriblement pâle, et il lui semblait qu'elle chancelait en mar-
chant. Malgré le froid, elle avait ouvert la fenêtre et longtemps ex-
posé sa tête nue au vent. Ruth lui avait alors demandé si elle était
malade. Salomé l'avait rassurée, et, prenant le livre que sa mère lui
avait laissé, elle l'avait ouvert. Elle lisait depuis quelque temps, .
lorsque tout à coup elle avait poussé un grand cri et s'était levée
en portant les mains à son front. Ruth l'avait reçue dans ses bras.
Depuis ce moment, Salomé était comme morte. On sait que Ro-
dolphe avait étudié presque toutes les sciences et pris ses grades
dans plus d'une faculté; il était un peu médecin comme il était un
peu chimiste, et avait eu occasion, depuis son arrivée à la Herren-
wiese, d'exercer son savoir dans les maisons du pays. Au premier
examen, il comprit que Salomé était menacée d'une congestion cé-
rébrale, produite certainement par la tension de sa volonté et par
l'ébranlement que l'explication dont elle avait été tout à la fois la
cause et l'objet avait déterminé dans cette frêle créature. Il ne la
quitta plus. En présence d'un mal réel qu'il fallait combattre éner-
giquement, Rodolphe recouvra toute sa présence d'esprit et tout son
sang-froid. Il conjura la crise par la vigueur et la promptitude des
réactifs, et put répondre, au bout de quelques heures, de la vie de
Salomé. Toute la nuit, il resta debout, la main et les yeux sur la
fille de Jacob. Ruth le servait sans ouvrir la bouche; quand il n'avait
pas besoin d'elle, la vieille fille retournait à son rouet et filait. Quel-
qucifois une grosse larme roulait sur sa joue ridée et mouillait le
chanvre. Jacob lisait dans sa bible. Avant de tourner le feuillet, il
levait les yeux et regardait tour à tour Rodolphe et Salomé. Quelle
angoisse sur ce visage qui voulait être impassible ! Puis il reprenait
sa lecture, et tout à coup on entendait, au milieu d'un profond si-
I
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. 67
lence, un bruit grave et doux qui remplissait la chambre : c'était
Jacob qui lisait à demi-voix quelques passages des prophètes ou de
l'Ecclésiaste.
Vers le matin, Salomé ouvrit les yeux, reconnut Rodolphe penché
sur elle, épiant la vie, et poussa un grand soupir. Jacob sauta sur
les mains de sa fille et tomba à genoux. Rodolphe se précipita hors
de la chambre. Il sanglotait. — J'ai élevé ma voix et fai crié au
Seigneur 'y fai poussé ma voix vers Dieu^ el il m! a exaucé! criait
Jacob les mains dressées vers le ciel.
Salomé était sauvée, mais il ne fallait pas la perdre de vue. 11 ne
fut plus question de départ. Pendant un mois, Rodolphe veilla au
chevet de la malade ; la convalescence fut longue et pleine de pé-
rils. Salomé ne semblait renaître que par la volonté qu elle avait de
se conserver à son père ; mais quand Rodolphe ne pouvait pas la
voir, ses yeux, malgré elle, s'attachaient sur lui avec une expres-
sion de douleur et de tendresse qui la transfigurait. Un soir que Ro-
dolphe, épuisé de fatigue, s'était endormi près d'elle à la suite d'une
crise passagère, Salomé prit doucement des ciseaux et coupa sur la
tête inclinée du jeune homme une boucle de cheveux qu'elle glissa
sous son oreiller. Ruth la surprit tandis que, d'une main faible, elle
caressait ce souvenir d'un amour condamné. — Ah! dit Salomé,
n'est-il pas mort pour moi?... C'est comme un brin d'herbe sur la
pierre d'un tombeau. — Ruth détourna la tête en pleurant.
Rientôt Salomé put quitter sa chambre. On profita du soleil de
midi pour lui faire respirer l'air dans le petit jardin. Elle s'appuya
sur le bras de son père afin d'essayer quelques pas sur l'herbe. Elle
promena ses regards encore voilés sur l'immense rideau de forêts
qui r entourait. Les hauteurs en étaient couvertes de neige. Le ciel
était pâle. « Comptez sur moi, je suis à vous, » dit-elle à son père
en lui pressant le bras.- Zacharie bondissait autour d'elle et pous-
sait des cris d'allégresse; Rodolphe la suivait d'un œil triste. Com-
bien peu de temps s'écoulerait avant le jour où il devait s'éloigner
pour ne plus revenir ! Il était heureux de voir Salomé debout, et re-
grettait cependant qu'elle n'eût plus besoin de lui. M. de Faverges
marchait auprès d'eux; vingt lettres le rappelaient à Paris, mais il
lui semblait que le boulevard des Italiens et l'Opéra étaient à mille
lieues de ce petit coin de montagne. Il avait pour Salomé le cœur
d'un frère. — Je conçois qu'on adore cette petite huguenote, gi-
sait-il à Rodolphe.
Quand cette vaillante fille eut reconquis la vie, elle prit un jour
le bras de M. de Faverges. — Vous avez tous nos secrets, dit-elle ;
ce n'est donc pas à vous que je cacherai rien de ce qui se passe
dans mon cœur. Il y a là une déchirure que la présence de Rodolphe
fait saigner de plus en plus; je ne dis pas qu'elle cicatrisera jamais :
68 REVUE DES DEUX MONDES.
il ne sait pas à quel point je l'aime; mais au nom même de cette vie
que son dévouement m'a rendue, je lui demande de partir. Il y a en
moi comme un renoncement au bonheur, mais non pas au devoir;
qu'il m'aide à en porter le poids! Le spectacle de son chagrin m'é-
puise et m'oblige à penser au mien : obtenez de lui qu'il me l'épar-
gne. Quand il ne serapjus là, vous l'aiderez à m'oublier et à guérir.
M. de Faverges ne se souvint plus qu'il était Parisien. — S'il
vous oubliait, ce serait un méchant homme, et je ne le reverrais ja-
mais! dit-il.
— Alors qu'il pense à moi comme à une amie et qu'il soit heu-
reux! S'il le devient un jour, vous me l'écrirez, et je serai plus tran-
quille.
M. de Faverges lui demanda la permission de faire une dernière
tentative auprès de Jacob.
— Faites! répondit Salomé en hochant la tête.
Le soir même, M. de Faverges prit à part son hôte. Tous les ar-
gumens que l'amitié la plus vive peut fournir, il les employa pour
ébranler la résolution du vieux puritain. Jacob l' écouta sans l'inter-
rompre; mais lorsque M. de Faverges se tut : — La mort me l'avait
prise, la mort me l'a rendue; la crainte de son aiguillon ne me fera
pas céder! répondit le huguenot.
Et comme l'ami de Rodolphe insistait, Jacob, frappant du pied la
terre, s'écria : — Aussi longtemps que je foulerai le sol de la patrie
allemande, jamais Salomé ne sera la femme d'un catholique, j'en
prends Dieu à témoin !
On était alors à une époque de l'année où tous les habitans de la
Forêt-Noire s'apprêtent à célébrer l'ouverture des écluses ou Schivel-
lung. Le bois abattu dans la montagne a été dirigé le long des cours
d'eau qui se déversent dans laMurg ou la Kintzig, afïluens du Rhin.
Quand on juge le moment opportun, les forestiers choisissent un
jour, on ouvre les portes gigantesques pratiquées dans les barrages
qui ferment les vallées, et la masse des eaux retenues dans d'im-
menses réservoirs gonflés par la fonte des neiges emporte dans son
élan les troncs de sapin et les énormes poutres empilés le long des
torrens. C'est une cérémonie imposante qui attire souvent un grand
coiTcours d'étrangers. On l'annonce plusieurs jours à l'avance; les
dernières coupes sont précipitées au fond des gorges, à portée du
flot, qui bientôt passera au-dessus des roches les plus hautes; le
fer des propriétaires a marqué les différentes pièces de bois qui doi-
vent alimenter les scieries des vallées inférieures. Les auberges bâ-
ties dans le voisinage des cours d'eau reçoivent la visite des mar-
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORET-NOIRE. 69
chands et des curieux. Le chasseur et le touriste pénètrent dans le
Schwartzwald, animé alors d'une vie plus active. M, de Faverges
avait manifesté le désir d'assister à l'ouverture des écluses, qui de-
vait avoir lieu vers la fin de la semaine. On ajourna le départ des
deux amis au lendemain de cette fête locale. Rodolphe comptait les
heures qui l'en séparaient. Il voyait à tout instant Salomé, et il évi-
tait de lui parler. Ils osaient à peine se regarder. La pauvre fille
avait le visage non moins désolé et non moins rigide cependant que
celui de la femme de Loth quand elle fut changée en statue de sel.
Quand arriva le matin du jour désigné par les forestiers, Jacob
partit de bonne heure avec M. de Faverges. Ils ne parlaient plus ni
les uns ni les autres de la chose qui faisait l'objet de leurs préoc-
cupations. Le garde laissait sans crainte Rodolphe à la maison ; il le
connaissait, et il connaissait aussi Salomé. Une sorte de pudeur, dont
cette âme inflexible avait le sentiment, ne lui permettait pas non
plus d'assister aux adieux que peut-être ils avaient à se faire.
Un fort barrage est pratiqué sur le cours du Schwartzenbach à une
petite lieue de la Herrenwiese. Un peu plus bas, en aval du tor-
rent et presque à son point de rencontre avec la Raumunzach, un
pont de pierre d'une seule arche enjambe le lit de roches du Schwar-
tzenbach, et domine une chute de huit ou dix mètres, où de grands
blocs de granit sont entassés dans un désordre pittoresque. A l'angle
même du confluent des deux cours d'eau, sur un pan de mousses et
de bruyères, les bûcherons établissent, à l'aide de quelques plan-
ches et de quelques brassées de fougères, des sièges pour les curieux
qu'attire la singularité de ce spectacle. Des feux de branches mortes
pétillent auprès de ces sièges rustiques. La gorge est étroite, pro-
fondément encaissée entre des pentes raides chargées de hauts sa-
pins; l'eau tout écumante fuit entre les quartiers de roc blanc,
plaqués çà et là de fortes ombres; le bruit du vent qui arrache d'é-
ternelles plaintes à la forêt se mêle au murmure du torrent; la lu-
mière qui pénètre au fond du ravin, et fait étinceler par places les
nappes d'eau, semble verte; on voit le ciel tout en haut comme une
bande d'azur pâle entre deux rangées d'arbres. Le paysage est ro-
mantique. Des gendarmes dont le casque brille écartent du pont les
imprudens qui cherchent à s'en approcher; de grands chariots atte-
lés de bœufs sont arrêtés sur la route ; des officiers enveloppés de la
longue capote grise, des étudians coiffés de la casquette hérédi-
taire des universités allemandes, des artistes qui déjà taillent leurs
crayons, vont et viennent dans les bois, ou se groupent autour des
feux ; quelques flocons de neige chargent encore la cime des plus
hauts sapins.
Le signal de l'ouverture des barrages venait d'être donné. Jacob,
que ses fonctions appelaient partout à la fois, avait abandonné M. de
70 REVUE DES DEUX MONDES.
Faverges dans la vallée après lui avoir indiqué le chemin à suivre.
Lui-même venait de quitter le pont jeté sur le torrent, lorsqu'en se
retournant il n'apej^çut plus son fils. — Et Zacharie? dit-il.
Il chercha du regard autour de lui, et ne vit rien» Il appela, et
Zacharie ne répondit pas.
— Je l'ai vu courir tout à l'heure le long du Schwartzenbach, il
s*en allait du côté de l'écluse, dit une voisine.
Jacob se sentit frissonner de la tête aux pieds, et s'élança sur les
bords du torrent. On entendait au loin le tumulte des eaux qui des-
cendaient la pente avec une effrayante rapidité et un grondement
terrible semblable au retentissement de cent canons bondissant sur
une chaussée d'airain. Tous les bruits s'effaçaient devant ce bruit.
Jacob jeta un regard dans le fond du ravin. Du même coup d'œil, il
vit comme un rempart mouvant fait de mille troncs de sapins rou-
lant sur un lit de pierres énormes, et en avant, au travers du ruis-
seau, essayant de fuir, son fils, que la poursuite d'un oiseau avait
amené là. Jacob voulut crier; sa voix fut étouffée par la clameur
du torrent. La peur paralysait Zacharie? il essaya de sauter sur la
rive, son pied glissa, et il tomba sur le genou. Jacob sentit une
sueur froide mouiller ses épaules ; il courait, mais les sapins et le
flot couraient plus vite que lui. C'est alors que M. de Faverges, qui
s* était égaré, sortit du milieu de la forêt; il vit l'enfant et le péril
où il était, s'élança d'un bond dans la rivière, le saisit entre ses
bras et sauta sur le bord au moment où l'écume bouillonnait autour
de lui et montait jusqu'à sa ceinture. Un effort suprême le mit hors
des atteintes du flot, mais une pièce de bois lancée par la violence
des eaux ricocha contre un pan de roches et le frappa au flanc. Il
ouvrit les bras et tomba évanoui auprès de Zacharie.
Quand il revint à lui, il était dans la maison de Jacob, à la Her-
renwiese. Il éprouvait une grande lassitude et une violente douleur
au côté. Salomé, inquiète et pâle, était près de son lit. Il se souvint
de tout ce qui s'était passé, et chercha Zacharie du regard. —L'en-
fant dort, il est bien, dit la voix grave de Salomé.
La secousse seule et la douleur avaient fait perdre connaissance à
M. de Faverges. Il n'avait aucun organe lésé. La pensée du service
immense qu'il avait rendu à Jacob ne lui permettait pas, ainsi qu'à
Rodolphe, d'accepter plus longtemps son hospitalité; il craignait,
en prolongeant son séjour à la Herrenwiese, qu'on ne l'accusât de
profiter de la reconnaissance de tous pour imposer son ami à la
famille. Aussitôt qu'il put se tenir debout, il prit la résolution de
partir, et en avertit Rodolphe, qui l'approuva. Le jour même, il bou-
cla sa valise et prévint Jacob que le lendemain il lui ferait ses adieux.
— Tu es un juste, et tu as sauvé mon fils bien-aimé! dit le garde,
à présent je suis à toi, et tout ce que j'ai est à toi.
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. 71
Une idée illumina M. de Faverges. — Eh bien 1 dit-il avec fer-
meté, si vous croyez me devoir quelque chose en récompense de ce
que j'ai fait, accordez à Rodolphe la main de votre fille.
Jacob devint pâle. — Qu'exiges-tu! s'écria-t-il, c'est comme si tu
m'enfonçais un poignard dans le cœur.
— Écoutez, continua M. de Faverges, mon ami porte au travers
du visage la trace d'une dette que j'ai contractée, aidez-moi à m'ac-
quitter, vous qui voulez être mon débiteur. Je n'exige rien, réflé-
chissez seulement.
— Ah ! tu es cruel, répondit Jacob.
Le soir, on s'assit à la table commune. Personne ne parlait et
personne ne mangeait. Zacharie, qui pleurait, se leva de sa place
avant la fm. Un sentiment de douleur, qui pour chacun des con-
vives avait des causes diverses et des profondeurs inégales, pesait
sur tout le monde. Jacob n'osait pas interroger Salomé, de peur que
le son de sa voix ne lui déchirât le cœur. Gomme on s'était tu pen-
dant le repas, on se tut encore après. Seul, M. de Faverges, qui ne
perdait pas Jacob des yeux, essaya d'ouvrir la bouche. On ne lui
répondit pas, et tout rentra dans le silence.
A six heures, Jacob se leva. C'était la dernière soirée que Ro-
dolphe devait passer avec Salomé. On se sépara sans échanger une
parole, chacun par un accord tacite ajournant au lendemain l'heure
des adieux.
La chambre que Rodolphe occupait était située au premier étage,
à côté de celle où Jacob avait son lit. Dans une autre partie du bâ-
timent, et séparées du logement du garde et de son hôte par un
mur de refend, se trouvaient celles de Ruth et de Salomé. Une sorte
d'anéantissement s'était emparé de Rodolphe après qu'il eut refermé
la porte sur lui. Il regardait tous les objets qui l'entouraient, et il
lui semblait que c'étaient autant d'amis dont il allait se séparer; il
étouffait. Par la fenêtre ouverte, Rodolphe voyait toute l'étendue
du plateau ; une lune froide en éclairait la solitude ; son cœur trou-
vait un aliment dans la tristesse de ce paysage silencieux. Comme
il écoutait vaguement les murmures de la forêt, il entendit comme
un gémissement sourd qui montait dans la nuit. Le moindre bruit
circule et retentit dans la sonorité de ces maisons de bois. Rodolphe
tendit l'oreille, et tout son cœur se fondit. Salomé priait et pleurait
à quelques pas de lui. Dans quel lieu n'eût-il pas reconnu le son de
sa voix ! Il pencha la tête pour mieux entendre ces douces plaintes,
qui lui disaient que tant d'amour répondait au sien. Alors une lu-
mière, qui filtrait par les fentes de la cloison voisine, attira son
attention; il s'en approcha machinalement, et regarda par les in-
terstices des planches. Jacob, assis devant une lampe, lisait dans
sa grande bible; il était tout habillé. La clarté de la lampe tombait
72 REVUE DES DEUX MONDES.
en plein sur son visage. Quelquefois il remuait les lèvres, et il en
sortait des paroles confuses extraites du livre saint. Les voix du père
et de la fille, à demi étouffées, semblaient se répondre. La prière et
la méditation invoquaient Dieu. Rodolphe cacha son front entre ses
mains; son cœur éclatait.
Le jour parut enfin. On se réunit dans la grande pièce du rez-de-
chaussée. Salomé servait le déjeuner; sa main tremblait, et l'on
voyait qu'elle était près de faiblir à chaque pas. Où étaient le calme
et le repos des anciens jours? On ne toucha pas aux mets qu'elle
avait préparés. L'aiguille de l'horloge s'approchait de l'heure où il
faudrait se dire adieu et prendre le bâton du voyage. On en enten-
dait les tintemens implacables, qui mesuraient lentement les mi-
nutes. M. de Faverges avait la gorge serrée. Il s'approcha de Jacob,
et lui posant la main sur le bras : — Eh bien ! dit^il, avez-vous ré-
fléchi?... Dans une heure, il sera trop tard.
Jacob leva les yeux sur sa fille. La décomposition de ce visage
adoré l'épouvanta. Que de larmes sous ces paupières rougies! que
d'angoisses dans le pli des lèvres! quelle pâleur mortelle sur le
front! Elle n'était pas vaincue, mais quel désespoir dans sa soumis-
sion ! Le cœur du père en fut tout à coup amolli comme une cire que
pénètre le feu. — Tu l'aimes donc bien! dit-il à Salomé.
— Regardez-moi et ne le demandez plus, répondit-elle d'une
voix brisée.
— Et tu es prête cependant, s'il part, à en épouser un autre?
— Si vous l'ordonnez, je vous obéirai; mais, si vous me laissez
libre, jamais je ne serai à personne.
On devinait à l'expression du visage de Jacob quelle lutte inté-
rieure le déchirait. Un instant il ferma les yeux et parut près de s'af-
faisser sur lui-même, puis, faisant un effort : — Que mes pères me
pardonnent! dit-il; un homm'e a sauvé la chair de ma chair et le
sang de mon sang au péril de sa vie... Qu'il soit fait selon sa
volonté !
11 prit la main de sa fille et la mit dans celle de Rodolphe. Sa-
lomé, qui avait été forte devant le désespoir, fut renversée par le
bonheur. Elle poussa un cri et tomba évanouie.
Le soir même, Jacob s'enferma dans sa chambre, et, prenant la
bible de ses ancêtres, il l'ouvrit au livre de Job. Il trempa une
plume dans l'encre, et d'une main ferme, sur la marge blanche
(lu premier feuillet, il écrivit ces mots : Cejonrd'hui, 27 avril ISA.,
j*ai donné ma fdle Salomé à un étranger du nom de Rodolphe. Et
plus bas, de cette même écriture qu'il tenait de son père, il écrivit :
Seigneur! Seigneur! Une larme qui grossissait lentement entre ses
cils tomba sur l'encre encore humide et tacha le papier. Combien
de taches semblables étaient éparses dans le livre et marquaient les
SCÈNES ET SOUVENIRS DE LA FORÊT-NOIRE. 73
étapes de cette voie douloureuse où les siens avaient marché ! Jacob
les égalait par les sacrifices et par l'épreuve.
La joie remplissait la maison du garde; seul Jacob ne pouvait sur-
monter une invincible tristesse. Les choses qu'il avait le plus aimées,
la cha§se, le travail, la méditation, le laissaient morne. On le voyait
errer au fond de ses vastes forêts et ne les quitter qu'à la nuit close.
Un chagrin dont il ne parlait jamais le rongeait. On le surprenait
parfois les yeux arrêtés sur le portrait de son aïeul, le visage bou-
leversé, les lèvres crispées et tremblantes ; alors, pendant toute une
soirée, la vieille bible restait fermée devant lui. Il semblait avoir fait
connaissance avec le remords. Le jour où pour la première fois on
publia les bans de Rodolphe et de Salomé, Jacob disparut dans la
montagne. Quand il revint le soir, il avait sur le front la pâleur d'un
cadavre.
Un matin, en traversant le plateau, il rencontra une longue file
de chariots qui descendaient vers la plaine, conduits par deux ou
trois familles d'émigrans.
— Adieu, Jacob! lui dit l'un d'eux.
Ce mot frappa le garde comme une inspiration d'en haut. — Et
moi aussi je partirai, cq sera une expiation, s'écria -t- il avec la
sombre exaltation que jadis avaient eue ses pères.
Sa résolution prise, rien ne l'en détourna plus. Jacob voyait dans
ce voyage qui allait le séparer de sa patrie d'élection, de ses amis,
de sa fille, le rachat d'une trahison dont ses ancêtres lui demande-
raient compte un jour. Il se frappait lui-même et se condamnait à
l'exil. Il poursuivit donc les préparatifs de son départ silencieuse-
ment, mais activement, et aux derniers jours du mois de mai on
apprit que Jacob Royal allait quitter la Herrenwiese. A l'insu des
siens, il s'était démis de ses fonctions de garde et avait tout pré-
paré pour une émigration lointaine. Avec Ruth, Zacharie et deux
ou trois serviteurs qui ne voulaient pas l'abandonner, il allait par-
tir pour l'Amérique. M. de Faverges avait été le premier prévenu
de ce projet. Aux observations que lui avait présentées l'ami de
Rodolphe : -^ Et mon serment, l'avez-vous oublié? avait répondu
Jacob; ne l'aurais-je pas prêté, et ce serment ne me contraindrait-il
pas à quitter l'Allemagne, croyez-vous que je puisse me résoudre
à ne jamais entendre la voix de celui qui sera le mari de ma fille se
mêler aux nôtres quand nous invoquerons le Dieu tout-puissant en
famille? Non! non! je pars.
Quand il fut impossible de cacher à Salomé quelle résolution
extrême son père avait prise, elle fut comme en sursaut tirée d'un
rêve. Son premier cri fut qu'elle partirait avec lui. Elle se jeta à ses
genoux pour obtenir la permission de le suivre. Jacob la serra sur
son cœur. — 11 a été écrit, dit-il, que la femme abandonnerait son
74 REVUE DES DEUX MONDES.
père et sa mère pour s'attacher à son mari, — Et il continua froi-
dement les préparatifs de son départ.
L'heure vint où des chariots pesamment chargés sortirent de la
cour. L'essieu criait sous le poids des meubles et des ustensiles
de ménage. Jacob n'avait pas voulu que sa fille l'accompagnât jus-
qu'à Bûhl, où le chemin de fer devait emporter vers Strasbourg et
la France la nouvelle colonie qui allait chercher les forêts vierges
du far-ivest» Il ne voulait pas prolonger l'agonie de la séparation.
La maison, le jardin, les terres, les bestiaux, tout était vendu. Les
habitans du hameau et les voisins s'étaient réunis sur la route pour
assister à ce départ, qui les navrait tous. Hector bondissait autour
des attelages.
Au moment de quitter cette maison qu'il ne devait plus revoir,
qu'il avait embellie avec amour, où son père était mort, où il était
né, où il avait toujours pensé qu'une main pieuse lui fermerait les
yeux, Jacob ôta son chapeau et regarda longtemps la prairie, les
chaumières, les montagnes, la forêt, le torrent. On aurait dit qu'il
voulait en emporter quelque chose dans son cœur. Le ciel était
clair, le printemps souriait. Tout le monde se taisait autour de
Jacob. Ruth s'essuyait les yeux; Zacharie,. distrait par sa jeunesse,
ne pensait qu'aux surprises du voyage et aux plaisirs du mouve-
ment; il embrassait Rodolphe et Salomé, courait, riait et pleurait
tout à la fois. Les serviteurs assujettissaient les jougs et veillaient
à ce que rien ne fût oublié.
Après qu'il eut assez contemplé la Herrenwiese, Jacob étreignit
sa fille sur son cœur, et, poussant un profond soupir, donna le
signal du départ. L'aiguillon piqua le flanc des bœufs, l'essieu
gémit, et les lourds chariots s'ébranlèrent.
— Je te la confie, c'est le meilleur de mon sang, dit Jacob à Ro-
dolphe en lui remettant Salomé, et, secouant la poussière de ses
pieds sur le seuil de la maison, il s'éloigna le dernier. Toute la foule
se découvrit.
— Dieu t'accompagne! criait-on de tous côtés,
— Dieu vous protège! répondit Jacob.
Bientôt après les chariots s'engagèrent dans la vallée qui descend
vers Buhl. On ne Içs voyait plus et on entendait encore le bruit des
roues. Au moment où Jacob, qui s'était retourné une dernière fois,
disparut derrière un pan de la forêt, Salomé jeta un cri et voulut
courir pour le rejoindre. Rodolphe, éperdu, l'entoura de ses bras.
Elle s'en dégagea et tomba sur ses genoux, les mains jointes.
— Seigneur, mon Dieu! pardonnez-moi! s'écria-t-elle.
— Il a été écrit : « Tu suivras ton mari, » dit une voix dans la foule.
Salomé se leva et suivit Rodolphe.
Amédée Achard.
LES DÉGÉNÉRESCENCES
DE
I
I
L'ESPÈCE HUMAINE
[. Traité des Dégénérescences physiques , intellectuelles et morales de l'espèce humaine, par
M. B.-A. Morel, Paris, 1857, in-S». — II. La Psychologie morbide dans ses rapports avec la
Philosophie de l'histoire, par M. J. Moreau, Paris, I8S9, in-S». — III. Traité philosophique et
physiologique de l'hérédité naturelle, par M. Prosper Lucas, Paris, 1847-1850, 2 vol. iii-8*. —
IV. Travaux de MM. Bailiarger, Brierre de Boisœont , Michéa , elc.
C'est un spectacle navrant et bien propre à rabaisser notre orgueil
que la vue de ces êtres abrutis, stupides et repoussans, qui, sous le
nom d'idiots, de démens, de gâteux, peuplent nos hospices et nos
asiles. En présence d'une pareille dégradation, on se demande in-
volontairement si l'homme que la maladie ou une infirmité de nais-
sance peut ravaler à ce point et ramener au niveau de la brute est
vraiment la créature privilégiée faite à l'image de Dieu. L'impres-
sion est encore plus pénible quand on se transporte dans certaines
régions montagneuses, en de hautes vallées où se rencontrent des
êtres non moins dégradés. On n'est plus ici dans le refuge offert
par la charité à la misère, à la maladie ou au vice. Tout au con-
traire dans ces régions alpestres promet la force, le bonheur et la
santé. L'air est pur, la verdure luxuriante, des eaux en apparence
limpides baignent d'admirables paysages, et cependant à chaque
village, à chaque habitation presque, on rencontre un malheureux
qui est comme dépossédé de sa qualité d'homme. Sa tête est énorme
ou mal conformée, son ventre est gonflé, son cou large est fré-
quemment chargé d'un goitre; ses extrémités sont grêles ou massi-
76 REVUE DES DEUX MONDES.
ves, sa démarche est mal assurée, son intelligence obtuse ou débile ;
il ne fait entendre que des sons inarticulés ou balbutie seulement
quelques mots; il est enfin condamné à une perpétuelle enfance,
sans avoir rien des grâces, du charme et de la naïveté de cet âge.
Tout en lui inspire l'horreur et le dégoût. C'est le crétin ! Assis à la
porte du chalet, de la chaumière, plongé dans une morne apathie,
l'œil languissant et sans vie, il semble avoir été placé sur notize
chemin comme les tombeaux qu'élevaient les anciens le long des
voies pour nous rappeler la vanité de nos grandeurs, la misère de
notre condition, en nous disant : Voilà jusqu'où peut tomber l'intel-
ligence dont vous êtes si fiers !
Les crétins sont cantonnés en de certaines localités, et constituent
pour quelques populations un véritable caractère ethnologique. Le
crétinisme n'est point un accident isolé, l'eflét passager d'une cause
morbide; c'est le résultat et comme le produit du climat et du sol.
Il y a des vallées qui donnent naissance au crétinisme, comme il y a
des terrains marécageux qui engendrent les fièvres. L'intelligence,
que cette maladie affecte profondément, n'est donc pas plus que le
corps à l'abri des influences physiques; elle s'abâtardit ou dégénère
quand le milieu au sein duquel l'individu se développe altère les
organes dont le jeu régulier lui est indispensable.
On fut longtemps sans pouvoir s'expliquer cette fatale action du
climat et du sol, du régime et du genre de vie, sur le cerveau et le
système nerveux. On .ne vit à l'origine dans l'idiotie, la démence et
le crétinisme, qu'un efî^et de ces impénétrables décrets de la Provi-
dence qui bouleversent nos idées, de charité et de justice. On attri-
bua ces affreuses infirmités tantat à la colère céleste, tantôt à l'in-
tervention d'êtres surnaturels et méchans. Quelques-uns même
tinrent ces misères pour un bienfait, et tandis que les gens éclairés
regardaient la perte de l'intelligence comme la dernière des cala-
mités, les pauvres montagnards bénissaient comme une grâce d'en
haut la naissance d'un crétin. En Orient, l'idiot, ainsi que le fou,
est pris pour un saint, un inspiré, un favori de fa Divinité. Les pro-
grès de la médecine redressèrent ces idées. En découvrant les causes
auxquelles sont dues les maladies de l'intelfigence et les dégénéres-
cences qu'elles amènent, la science constata que l'organisme jusque
dans ses aberrations est soumis à des lois qui ne sont elles-mêmes
que le résultat de celles qui entretiennent l'harmonie de l'univers.
Les médecins étudièrent ces maladies comme on étudie les espèces
en histoire naturelle ; ils classèrent les diff"érentes catégories d'idiots
et d'aliénés, en définirent les caractères et les rapports respectifs;
ils recherchèrent à quel ordre de causes pathologiques se rattachent
les altérations diverses de nos facultés, et reconnurent bientôt qu'on
ne pouvait les séparer d'autres dégénérescences, dues comme elles à
DÉGÉNÉRESCENCES DE L*ESPÈCE HUMAINE. 77
l'influence du climat, du sol, du régime, à l'absence de l'hygiène, à
une démoralisation précoce ou profonde, à la transmission hérédi-
taire d'un germe morbide.
Alors la question s'agrandit et se généralisa. Les plus graves pro-
blèmes d'anthropologie, de psychologie, d'économie sociale, se trou-
vèrent liés à l'étude en apparence circonscrite et spéciale du cré-
tinisme et de l'aliénation mentale; la pathologie des maladies de
l'intelligence ouvrit des aperçus nouveaux à des sciences qui l'a-
vaient trop longtemps dédaignée. C'est à ce point qu'a été amenée
depuis peu l'étude des dégénérescences humaines, dont le traite-
ment des idiots et des crétins n'est plus qu'un cas particulier. Les
anomalies de l'organisation doivent trouver leur place dans l'histoire
générale de l'humanité; elles en composent sans doute l'une des
plus tristes pages, mais cette page est la plus indispensable à mé-
diter, et c'est en vue de cette méditation qu'on me permettra d'es-
quisser un rapide exposé de faits trop généralement ignorés, et dont
on ne saurait cependant sans imprudence détourner les yeux.
L
L'homme a été créé d'après un type qui s'est perpétué depuis la
plus haute antiquité à laquelle on puisse remonter. Ce type, con-
stant dans ses caractères principaux, subit dans ses traits secon-
daires des modifications qui n'en changent point l'aspect général et
ne lui ôtent pas la propriété de se transmettre par la génération. La
variété de ces traits accessoires constitue la différence des races et
celle des individus. Né en des lieux divers et dans des conditions
variables, soumis à des genres de vie particuliers, l'homme tend
toujours à mettre le jeu de ses fonctions en équilibre avec les cir-
constances physiques qui réagissent contre son économie, et pour
cela il faut que certaines fonctions générales prédominent sur les
autres. De là pour chaque individu un mode spécial de phénomènes
physiologiques, mode qui se reflète dans la physionomie, les formes,
le port et jusque dans les gestes : c'est ce qu'on désigne par le mot
tempérament. Chaque homme a le sien ; mais à travers ces innom-
brables variétés de constitutions, on discerne quelques caractères
communs qui servent à répartir les tempéramens en un petit nombre
de classes. La production du tempérament n'est pas une dégénéres-
cence, c'est-à-dire une déviation irrégulière et maladive, une dé-
composition du type normal, affaiblissant la vitalité de l'individu et
de ses descendans. Sans doute la race peut prendre parfois le ca-
ractère d'un véritable abâtardissenaent, elle peut confiner à la dé-
générescence; mais elle s'en distingue profondément, parce que cet
abâtardissement est compatible avec le jeu régulier des fonctions,
78 REVUE DES DEUX MONDES.
tandis que la dégénérescence implique toujours une tendance à la
maladie ou à la destruction.
L'homme est incessamment exposé à l'action contraire de causes
extérieures ou de causes internes qui en sont le contre-coup ; mais
sa force de conservation lui permet de réagir contre elles. Toutefois,
si l'équilibre vient à être rompu, si la force vitale a le dessous, les
causes de désorganisation et de mort minent ses organes et finissent
par dévaster son économie. Ces causes sont-elles accidentelles ou
passagères, il ne se produit qu'une désorganisation partielle et mo-
mentanée, et si le mal n'est pas trop violent et que la vitalité soit
assez énergique pour soutenir la lutte, la perturbation trouve son
terme, et l'individu recouvre la santé. Lorsque les causes, au lieu
d'être fortuites ou inopinées, agissent d'une façon lente et continue,
il se produit des altérations graduelles qui permettent encore aux
fonctions de s'exercer, mais en dérangent incessamment la régula-
rité, introduisent dans l'économie un trouble habituel qui a pour
conséquence une véritable dégénérescence. Cette dégénérescence
ne s'offre bien souvent qu'avec le caractère d'un mal chronique et
invétéré, car on l'envisage d'ordinaire indépendamment des causes
qui l'ont déterminée; mais si on la rapproche des circonstances au
milieu desquelles elle a pris naissance, on s'assure bientôt que, loin
d'être un accident, elle tient à des causes générales d'où dépend à
certains égards l'existence de tous les êtres organisés.
Comme plusieurs de ces déviations maladives du type primordial
ne portent en apparence que sur certaines parties du système osseux
et musculaire, le cerveau et les nerfs, on ne sut pas de prime abord
apprécier combien l'organisme s'était écarté du type normal. C'est
la fréquence , la comparaison attentive de ces anomalies morbides
ou semi-morbides, qui nous révèle la présence de causes perturba-
trices profondes dont l'action peut se continuer ou s'étendre.
L'économie tout entière subit presque toujours l'influence d'un
trouble persistant dans les fonctions principales ou d'un défaut pro-
ûoncé dans la conformation des parties essentielles de notre corps.
Si le cerveau et le système nerveux sont attaqués, le trouble finit
par se transmeftre à d'autres appareils de l'économie, et la dégéné-
rescence se déclare. Est-ce au contraire une des fonctions animales
que dérange ou altère la maladie, l'intelligence et la sensibilité en
subissent à la longue l'influence déprimante. Le fait s'observe tous
les jours dans l'aliénation mentale. D'un côté, le maniaque perd
graduellement la locomotion ou la faculté de diriger librement ses
mouvemens; d'autre part, la folie se manifeste à la suite d'une foule
de désordres dan«f l'économie, de la dyspepsie ou difficulté de la di-
gestion, des troubles de la menstruation, des embarras de la gros-
sesse et de l'allaitement, enfin comme conséquence de certaines
DÉGÉNÉRESCENCES DE l'eSPÈCE HUMAINE. 79
maladies qui tendent à affaiblir la force génératrice. Il existe aussi
des altérations profondes du sang et des humeurs qui se traduisent
en de véritables dégénérescences et ont pour conséquence d'instal-
ler un trouble continu dans nos fonctions et le jeu de notre orga-
nisme.
Pour classer les différentes maladies qui aboutissent à la dégra-
dation de notre nature et détruisent en nous le principe mystérieux
qui préserve le type à travers tant de perturbations accidentelles,
il faut naturellement remonter aux causes qui les déterminent, dis-
tinguer et classer les diverses sortes d'action d'où peuvent résulter
des écarts profonds et persistans de la nature.
L'homme foule tous les jours le sol sous ses pieds; il aspire à
chaque minute dans ses poumons une partie de l'air qui l'environne;
il est soumis à l'action de la sécheresse et de l'humidité, de la cha-
leur et de la lumière; il absorbe des* miasmes délétères, il est ex-
posé au souffle de vents glacés ou énervans, et il porte sur toute la
surface du corps le poids d'une atmosphère tour à ^tour lourde ou
raréfiée. Ce sont là mille influences purement physiques qui modi-
fient sans cesse son économie, en contrarient le jeu, altèrent ou
affaiblissent les organes. On a ainsi une première catégorie de causes
par lesquelles la dégénérescence peut se produire, les causes physi-
ques.
L'homme n'est pas seulement livré à l'influence fatale des lieux et
de l'atmosphère, il subit encore celle du genre de vie auquel sa con-
dition le condamne, ou qu'il choisit de son plein gré : autrement dit,
le régime a, comme le climat, un effet considérable sur son organi-
sation. Nourriture, boissons, vêtemens, occupation de tous les jours,
sont autant d'élémens qui tendent à réagir contre les causes physi-
ques', ou dont l'action se combine avec elles. De là pour les dégé-
nérescences un second ordre de causes qui participent des lois gé-
nérales de la nature et des effets de la volonté humaine. On peut
les désigner sous le nom de physico-morales ou mixtes.
Mais la dégénérescence précède souvent chez l'individu l'action
des causes physiques et des causes physico- morales. Dès sa nais-
sance, l'homme peut présenter dans son type une altération pro-
fonde qui persiste en dépit du changement des milieux, ou bien il
apporte le germe d'une déviation maladive qui se manifeste à une
époque plus avancée de la vie. Dans le sein de la mère, l'évolution
de l'embryon peut s* opérer dans des conditions défavorables, et
l'être qui reçoit le jour offre alors dès le principe une organisation
maladive, une anomalie dans les formes, tendant à altérer sa santé,
à troubler ses fonctions, — ce que l'on appelle une monstruosité. On
doit donc reconnaître une troisième classe de causes pour la dégé-
nérescence, les causes natives ou congêniales.
■'#.f*
SO REVUE DES DEUX MONDES.
Le moral exerce sur le physique une influence de tous les instans.
Quelque maître qu'un homme se soit rendu de ses besoins, de ses
passions, c'est-à-dire de son organisation corporelle, il demeure
toujours soumis à la réaction de la matière sur l'esprit, réaction
moins prononcée aux époques où la vie intellectuelle est la plus
forte et la plus active, où les organes se trouvent dans un équilibre
plus parfait. L'influence du moral sur le physique n'est pas moins
constante que l'efl'et inverse; l'économie subit constamment le
contre-coup des pensées qui agitent l'esprit, des émotions, des cha-
grins auxquels nous sommes en proie. Si l'état de trouble et d'in-
quiétude où 'se trouve l'intelligence se continue et s'accroît, le cer-
veau, le système nerveux, ne tardent pas à réfléchir le mal moral
qui nous consume; nos sens se bouleversent, nos fonctions se dé-
rangent, et tandis que notre intelligence s'abaisse par l'eflet d'une
trop grande dépression ou d'une extrême surexcitation, l'orga-
nisme perd à son tour la régularité de ses mouvemens, les fonctions
se dépravent, et l'homme se dégrade. Il y a conséquemment une
quatrième et dernière classe de causes de dégénérescence, les causes
morales.
On pense bien que cette division quadripartite n'a rien d'absolu.
Ces quatre classes ne sont point séparées par des caractères nets et
tranchés, et le plus grand nombre des dégénérescences est dû à
l'action combinée de ces difféientes causes; mais, pour être compris
et convenablement exposés, les faits ont besoin d'être soumis à une
analyse qui sépare artificiellement ce que la nature a réuni. Vraie
dans ses linéamens généraux , la classification adoptée ici ne peut
que difficilement être appliquée dans le détail; elle est plutôt des-
tinée à faire concevoir les phénomènes physiologiques qu'à guider
dans leurs recherches l'observateur et le praticien. Toutefois il est
certaines dégénérescences dans lesquelles prédomine évidemment
l'un des quatre ordres de causes, et qui deviennent alors en quelque
sorte typiques. Je choisirai quelques-unes» de ces dégénérescences
pour faire comprendre ce qui se passe lorsque l'organisme se dé-
grade sous l'influence tranchée de l'une de ces causes, et caracté-
riser le mode d'action qui lui est propre.
Il nous faut revenir ici sur le crétin, ce type d'une des dégéné-
rescences les plus marquées de l'espèce humaine, et, après en avoir
tracé à grands traits la triste image, l'étudier dans ses détails ca-
ractéristiques. Les crétins sont presque toujours des êtres d'une
constitution scrofule use et rachitique. Quoiqu'on ne puisse se mé-
prendre à leur vue et les confondre avec des individus simplement
débiles ou maladifs, ils sont loin d'ofl'rir une constitution uniforme
et une apparence corporelle identique. Ainsi que l'a remarqué un
savant aliéniste , M. Ferras, certains crétins ont la taille ramassée.
D^IGÉNÉRESCENCES DE l' ESPÈCE HUMAINE. 81
les membres trapus, le cou gros et court, le crâne volumineux, la
face aplatie; d'autres se distinguent au contraire par l'élancement
du tronc, la gracilité des membres, la longueur et la flexibilité du
cou, les formes anguleuses du visage.
La distinction à établir entre les crétins ne tient pas seulement à
cette différence dans leur conformation; elle résulte aussi du carac-
tère propre qu'un grand nombre de crétins présente. Tandis qu'il
en est où l'on ne retrouve guère que le cachet ordinaire de l'idiotie
empreint sur une constitution cachexique et scrofuleuse, d'autres
offrent dans leur organisation, dans leur cerveau et leurs membres,
un véritable arrêt de développement, ainsi que l'a remarqué le doc-
teur Baillarger. Chez ces infortunés, l'évolution des organes n'a pu
s'opérer qu'incomplètement, les formes générales du corps sont celles
de très jeunes enfans; la dentition est retardée, le pouls conserve la
fréquence qu'il a dans le premier âge, la puberté n'est jamais appa-
rue, ou n'a commencé que fort tard; les inclinations, les goûts de-
meurent ceux de l'enfance même bien après l'âge adulte. Il existe
une telle dépendance entre les organes et la forme revêtue par l'in-
telligence qu'il suffit d'un changement artificiel d'âge ou de sexe pour
que l'esprit prenne immédiatement la tournure et les habitudes pro-
pres à l'âge ou au sexe auxquels on a en quelque sorte ramené les
organes. On sait que chez les eunuques les tendances de la femme
se manifestent du moment que les attributs de la virilité disparais-
sent. L'amour des petits enfans et le goût des chiffons ont été ob-
servés chez tous les eunuques; leur physionomie est celle de vieilles
femmes, de femmes qui ont perdu le charme de leur sexe sans en
avoir jamais présenté ni l'attrait ni l'éclat. De même les crétins arrê-
tés dans leur développement demeurent, par une sorte de castration
à laquelle les condamne la nature, de petits enfans à l'âge d'homme.
Ils sont même au-dessous de l'enfance, car leur intelligence ne sait
ni s'enrichir ni se fortifier : les uns sont des êtres muets, privés de
raison comme de voix articulée ; d'autres peuvent proférer des sons
intelligibles, parler même, mais leur langage trahit l'imbécillité de
leur esprit. Il semble que, toute grossière qu'elle soit, cette faculté
de penser ne s'exerce qu'avec peine et produise en eux une extrême
fatigue, car, d'après l'observation d'un médecin italien, Maffei, plu-
sieurs fois par jour, et comme périodiquement, leur intelligence
tombe dans un état de torpeur, et tout acte mental est alors chez
eux suspendu. Parvient-on à dresser quelques crétins, ceux dont l'in-
telligence est moins obtuse, à une occupation régulière et détermi-
née, ils ne s'en acquittent qu'automatiquement. Le moindre obstacle
qui se présente, la moindre difficulté qu'ils rencontrent, suffit pour
leur faire abandonner le travail ; jamais leur conception ne s'élève
82 REVUE DES DEUX MONDES.
au-dessus du fait à T accomplissement duquel ils ont été assujettis,
et leur éducation rappelle à cet égard, d'une manière remarquable,
celle que nous parvenons à donner aux animaux.
Le caractère endémique qu'offre incontestablement dans certains
cantons le crétinisme a fait étudier avec attention le climat et la
constitution géologique de ces localités, afm de saisir entre le cli-
mat, la constitution du sol et les altérations organiques d'où naît le
crétinisme, une liaison qui pût faire connaître la cause du mal et les
moyens d'y remédier. Cette étude a suggéré sur l'origine du créti-
nisme des opinions diverses, mais non inconciliables. Un prélat qui
réside non loin d'un pays particulièrement infecté de cette maladie
terrible, M. Billiet, archevêque de Ghambéry, a remarqué que le cré-
tinisme apparaît presque exclusivement sur les terrains d'argile et
de gypse. Un médecin, M. Grange, qui a entrepris divers voyages
pour étudier la cause de cette affection endémique, fut frappé de
voir que partout où les terrains magnésiens prédominent et où l'iode
manque, le goître et le crétinisme se manifestent; dès que cette
formation géognosique vient à disparaître, et que les terrains iodés
la remplacent, les deux maladies ne se présentent plus. L'opinion de
M. Grange se rapproche beaucoup de celle de M. Chatin. Aux yeux
de ce chimiste exercé, du moment que l'iode n'est pas contenu en
proportion suffisante dans l'air, les eaux potables et les plantes, le
crétinisme et le goître commencent à sévir. D'autres observateurs
ont confirmé le fait signalé par M. Chatin. Un savant russe. M, Ka-
chine, qui a observé le crétinisme et le goître sur les bords de l'Ou-
rof, affluent de l'Argoune, dans le district de Nertchinsk, adopte
l'explication du chimiste français. Quoi qu'il en soit de l'incertitude
qui peut régner encore sur la véritable modification du sol et de
l'atmosphère en contact avec lui, d'où résultent les deux maladies,
on est déjà assuré que c'est la géologie et la chimie minérale qui
nous révéleront la cause du caractère endémique du crétinisme. Les
lieux exercent, on le voit, une influencé considérable sur le déve-
loppement du cerveau et l'évolution des organes qui concourent
avec ce viscère à la vie. On a constaté en Ecosse que les hautes
terres [Highlands) donnent . trois fois plus d'idiots que les basses.
Cependant, s'il est certaines contrées, comme les vallées désolées
par le crétinisme, qui dégradent leurs habitans, d'autres sont pré-
destinées à être peuplées par les hommes les plus intelligens et
les plus beaux. Il est des cantons où l'existence ne se conserve
qu'avec peine, et se débat contre des causes déprimantes et des-
tructrices; il en est d'autres où la vie fleurit dans tout son éclat, où
notre espèce domine la nature et triomphe aisément de la maladie.
Entre les causes physico-morales, le régime et l'alimentation oc-
cupent certainement la plus grande place. Les substances solides ou
I
DÉGÉNÉRESCENCES DE L'eSPÈCE HUMAINE. 8S
liquides qui composent notre nourriture renouvellent sans cesse les
parties de notre corps et transmettent à notre économie le mouve-
ment et la force. Si ces alimens sont d'une nature contraire aux be-
soins de notre organisme , si la qualité en est mauvaise et la pré-
paration malsaine, le corps ne tarde pas à ressentir l'effet de cette
nourriture dangereuse; l'économie se trouble, les fonctions se dé-
rangent, et de là naît un mal qui ne fait que s'accroître avec l'usage
de ces alimens. Que la nourriture fournie par les végétaux participe
des altérations subies par ceux-ci sous des influences atmosphériques,
et le mal se répand sur toute une population, la santé des individus
s'ébranle, une véritable dégénérescence se produit. Des phénomènes
de ce genre ont été plus d'une fois observés : l'emploi de la farine
tirée du grain affecté de la maladie appelée ergot a engendré une
épidémie terrible, Vcrgotismcj qui a frappé des familles entières et
introduit chez certaines populations un principe de dégénérescence
et de mort. L'empoisonnement lent dû à l'usage de la farine de blé
ergoté non-seulement a produit des maladies aiguës et fait naître
des symptômes graves d'intoxication , mais la nature tout entière
de l'individu a été attaquée, les forces ont décliné, les fonctions di-
gestives se sont dérangées, les sens se sont émoussés, la cécité même
est apparue; l'intelligence enfin a été atteinte, elle est tombée dans
un incurable engourdissement ou une véritable aliénation.
Veut-on un exemple plus frappant des effets terribles que produit
sur notre espèce une nourriture malsaine ou l'usage d' alimens em-
poisonnés par le sol ou l'atmosphère? Étudions la pellagre. Cette
maladie, connue seulement depuis le xviii^ siècle, et qui sévit surtout
en Espagne, dans le nord de l'Italie et dans la France méridionale,
constitue une dégénérescence complète. Les fonctions essentielles
sont bouleversées, le cerveau et tous les nerfs qui s'y rattachent
profondément modifiés, la peau des poignets, des mains, des cous-
de-pied et parfois même du visage se couvre de boutons. Une dé-
bilité profonde se manifeste, et l'intelligence est en proie à un af-
freux délire. Eh bien ! ce mal n'a le plus souvent d'autre origine que
l'usage d'une farine extraite de céréales, et notamment de maïs, at-
teintes d'une altération particulière que les Italiens désignent sous
le nom de verderame (vert-de-gris), et qui est due à la présence
d'un champignon miscroscopique.
Les désordres portés dans notre économie par une alimentation
malsaine sont cependant moins graves que ceux qui proviennent de
l'abus des narcotiques et des boissons enivrantes. On a dressé dans
ces derniers temps des statistiques terribles qui montrent non-seu-
lement combien l'ivrognerie, le goût de l'opium, l'usage immodéré
du tabac engendrent de maladies, mais à quel point sont profondes
et persistantes les altérations qui en résultent pour l'organisme. Ces
84 REVUE DES DEUX MONDES.
altérations s'étendent sur la constitution de populations entières;
elles ébranlent les santés les meilleures et détruisent complètement
les plus faibles.
Tous les voyageurs qui ont visité la Chine, l'archipel indien, nous
signalent les effets désastreux de l'opium sur les habitans. L'intel-
ligence des fumeurs d'opium tombe dans un hébétement d'où elle
ne sort que pour devenir la proie d'un délire furieux. Les membres
se décharnent, la physionomie prend un aspect général de dégra-
dation et de misère morale. Mari, femme, enfans, sont successive-
ment moissonnés par cette horrible passion, véritable contagion
qui poursuit son influence abrutissante sur des générations succes-
sives. Le hachisch ou extrait de chanvre peut avoir des effets non
moins funestes, et chez les Orientaux qui en abusent, il détermine à
la longue un véritable état d'imbécillité. Sous l'empire de ce narco-
tique puissant, les sensations sont bouleversées, les facultés intel-
lectuelles perverties, et les hallucinations les plus étranges, varia-
bles comme les rêves suivant la disposition de chaque individu,
donnent tour à tour une félicité factice ou des souffrances imagi-
naires. Depuis la publication du curieux livre du docteur J. Moreau
sur le hachisch y on a tenté bien des expériences pour se rendre
compte de la nature du délire que ce narcotique produit. On s'est
souvent amusé de la surexcitation nerveuse extraordinaire qu'il dé-
veloppe. Ce jeu est périlleux, et l'on fera bien de laisser au médecin
l'administration du hachisch^ dont l'emploi peut être utile comme
médicament.
Je ne dirai rien du tabac; on en a tour à tour beaucoup médit et
parlé avec enthousiasme. Un spirituel critique, M. L. Peisse, s'est
chargé de répondre aux détracteurs du tabac; mais, en tenant
compte des exagérations, il faut confesser cependant que l'abus de.
ce narcotique offre aussi ses très réels dangers. Il est loin d'être
démontré que l'habitude de fumer ou de priser, dans des propor-
tions modérées, soit en aucune façon préjudiciable à la santé ; mais,
ainsi que le remarque le docteur Morel , le principe contenu dans
le tabac, la nicotine, étant un des poisons les plus énergiques que
l'on connaisse, on ne saurait nier que l'usage excessif de ce narco-
tique ne puisse avoir des dangers. Fumer est nuisible aux adultes
qui n'ont pas atteint tout leur développement, et à plus forte raison
aux enfans. Les jeunes fumeurs sont en général pâles et maigres,
et les fonctions de la nutrition ne s'exercent pas chez eux dans la
plénitude de leurs effets. Gela suffit pour nous montrer l'influence
fatale que pourrait avoir sur la génération un goût trop précoce
pour la pipe et le cigare, goût que la mode a produit, que l'oisiveté
entretient, et que la régie se garde bien de combattre.
Arrêtons -nous davantage sur les conséquences de l'ivrognerie,
DÉGÉNÉRESCENCES DE l' ESPÈCE HUMAINE. 85
qui sont plus profondes et plus visibles. L'abus des boissons alcoo-
liques engendre une maladie particulière qu'on a désignée sous le
nom à! alcoolisme chronique. Absorbé en proportions immodérées,
l'alcool modifie d'une manière funeste les élémens constitutifs du
sang et agit sur le système nerveux à la façon d'un principe intoxi-
cant. Un tremblement agite les membres; l'intelligence devient le
jouet d'hallucinations dont les illusions de l'ivresse sont le premier
symptôme {delinum tremens) ; elle s'affaiblit peu à peu et se dé-
prave ; des paralysies partielles se déclarent et envahissent bientôt
tout^e système musculaire. Les diverses affections qui dérivent de
l'excès des boissons alcooliques, de même que celles qui sont dues
à une alimentation viciée, prennent, dans certaines régions de lEu-
rope, un caractère de généralité qui en fait de véritables mala-
dies endémiques. Il est des pays où l'alcoolisme chronique sévit
avec fureur, où l' eau-de-vie devient le mal dominant et presque
exclusif. Un savant médecin suédois, M. Magnus Huss, a écrit sur
cette maladie un livre curieux, mais attristant, bien fait pour nous
inspirer l'horreur d'un vice dont la classe pauvre est surtout la vic-
time. Toutes les maladies auxquelles l'ivrognerie donne naissance
tendent à modifier d'une manière dangereuse notre économie et
aboutissent presque toujours à la mort. L'alcool a une double action,
l'une locale, qui se fait d'abord sentir et qui porte l'irritation dans
l'organe digestif, l'autre, plus générale, qui trouble la nutrition,
affaiblit la vitalité, les systèmes nerveux et circulatoire. Ainsi dé-
vasté par l'ivrognerie, le corps devient une proie facile pour la mort,
et tandis que chez le buveur la force procréatrice s'épuise, les causes
de destruction se multiplient. On ne s'étonnera donc pas que dans
certaines villes où l'ivrognerie est un vice à peu près universel la po-
pulation décroisse avec une effrayante rapidité. M. Magnus Huss
nous apprend qu'à Erkistuna, en Suède, l'une des villes où se
consomme le plus d'eau-de-vie, il est mort annuellement, de 1848
à 1850, un individu sur 33, tandis que dans les provinces de la
Suède où l'ivrognerie est moins invétérée, la statistique nous donne
un décès sur 49 individus. Et la preuve que c'est ici l'alcool qui
élève le chiffre de la mortalité, c'est que la proportion des décès
est notablement plus considérable pour les hommes que pour les
femmes. L'alcoolisme chronique est non-seulement un état patholo-
gique, mais une cause permanente, active, de dégénérescence; il
abâtardit la race, il exerce sur le type humain une influence qui
frappe les yeux au premier aspect. Le système musculaire est chez
le buveur dans un relâchement continu; le corps est amaigri, la
peau a pris une teinte gris jaunâtre; elle est sèche et rugueuse,
etl'épiderme s'écaille facilement; le tissu graisseux et le tissu cel-
lulaire deviennent le siège de modifications profondes et morbides,
86 REVUE DES DEUX MONDES.
en sorte que le corps et l'esprit participent de la même dégradation.
L'idiotie congéniale et les monstruosités nous apparaissent comme
les types les plus caractéristiques des dégénérescences natives.
L'homme apporte souvent en naissant le principe de la dégradation
qui doit l'atteindre à un certain âge. En vain il change de lieux, en
,vain il se conforme à un réginie propre à maintenir sa santé; le
germe du mal subsiste toujours, et à un certain moment il se déve-
loppe au détriment de l'intelligence et de l'économie. L'enfant était
prédestinée n'être qu'une créature imparfaite et abâtardie; une crise
se manifeste, et il est comme retranché de l'humanité.
Qu'au sein de la mère l'évolution de l'embryon ne s'opère pas
suivant les lois normales, que la femme enceinte soit victime d'un
accident, qu'elle contracte une maladie grave ou se trouve sous
l'empire d'un trouble plus ou moins prolongé, l'enfant qu'elle mettra
au monde gardera toute sa vie l'empreinte indélébile de la pertur-
bation produite durant la grossesse. Bien qu'en opposition avec la
marche ordinaire de la nature, la formation des monstres et des
êtres imparfaits s'opère d'après certaines lois; elle est dans une dé-
pendance étroite et nécessaire du genre d'accident qui l'amène.
C'est ce qu'a démontré M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire dans son
excellente Histoire des anomalies. Les lois suivies par la nature jus-
que dans ses aberrations sont si fatales que l'on peut presque à vo-
lonté produire telle ou telle anomalie, en faisant varier à dessein
les conditions défavorables où l'embryon se trouve placé. M. I. Geof-
froy Saint-Hilaire a expérimenté cette loi pour les oiseaux, dont
il troublait de diverses manières le développement pendant les pre-
miers jours de l'incubation.
Le sein de la mère devient le siège de véritables métamorphoses
d'autant plus complètes que la période intra-utérine est moins avan-
cée. Les appareils, les organes sont, suivant les circonstances per-
turbatrices, retardés dans leur développement, ou développés d'une
manière anomale et excessive ; c'est ainsi que le cerveau, les os du
crâne se trouvent parfois dans l'impossibilité de prendre la forme
et les dimensions nécessaires au jeu régulier de l'intelligence, que
l'épine dorsale est arrêtée dans sa formation et sa croissance. L'en-
• fant naît idiot, imbécile, hydrocéphale ou rachitique, et dès les
premiers jours, dès les premiers mois de l'existence, il donne les
signes de la dégénérescence qui doit l'atteindre. Une fois le cer-
veau et le système nerveux étiolés, contrariés dans leur action,
troublés dans leurs relations mutuelles, des désordres souvent plus
graves s'étendent à toute l'économie, et l'idiotie n'est alors que le
premier symptôme d'une dégradation qui frappe le type humain
tout entier. L'idiot au dernier degré végète et meurt prématurément.
On a rapporté des cas d'idiotie dans lesquels les instincts les plus
DÉGÉNÉRESCENCES DE l' ESPÈCE HUMAINE. 87
spontanés avaient même presque totalement disparu. La sensibilité
physique n'existait plus, les muscles flasques et relâchés ne pou-
vaient soutenir le corps assis ou debout; l'odorat, l'ouïe semblaient
à peine développés, et l'individu n'avait pas même l'instinct com-
mun à tous les animaux qui les porte à chercher leur nourriture
et à choisir celle qui leur convient.
Pour être congéniale, une maladie, une anomalie n'a pas toujours
besoin d'apparaître aux premiers momens de la vie; il est des cas
fréquens où l'idiotie ne se déclare qu'au bout de cinq ou six mois
et même davantage; jusque-là l'enfant n'annonçait rien qui fît pré-
sager l'horrible état auquel il était condamné. Le crétinisme ne se
déclare généralement qu'à un certain âge qui ne dépasse jamais
sept ans; mais l'enfant qui doit en être atteint offre en naissant des
signes qui ne trompent pas les gens de l'art.
A quoi tient cette apparition tardive de monstruosités dont le
principe est communiqué avec la vie et ne résulte pas des circon-
stances premières où le nouveau-né a été placé? C'est qu'après sa
naissance l'homme est loin encore d'avoir atteint le terme de sa
formation. Il se développe pendant toute l'enfance et la jeunesse; il
se décompose dès l'âge du retour, mais toujours en vertu d'un mou-
vement initial qui n'est autre que le don de la vie. Les cartilages
et les os s'épaississent; les viscères, les muscles, s'étendent, se
fortifient avant d'arriver à une période de décroissance variable
pour chaque individu. Chez l'enfant qui vient de naître, l'ossifica-
tion du crâne n'est pas complète; elle demande pour s'accomplir
un certain temps. Le cerveau a-t-il pris des dimensions exagérées,
cette ossification est retardée. C'est ce que l'on observe chez les
hydrocéphales. Les fontanelles (1) persistent plus longtemps, les su-
tures demeurent écartées, les os sont minces, transparens et quel-
quefois flexibles comme des cartilages. Le cerveau est-il au con-
traire atrophié, l'ossification du crâne est accélérée, ainsi que l'a
constaté le docteur Baillarger. Chez plusieurs idiots même, les fon-
tanelles n'existent déjà plus à la naissance, et c'est là une des causes
qui contribuent davantage à arrêter le développement de l'intelli-
gence, car chez l'homme, et chez l'homme seul, le cerveau croît et
se développe durant la vie. Selon l'anatomiste allemand Meckel, cinq
mois après la naissance, le cerveau de l'enfant a presque doublé de
poids ; ayant pesé d'abord 300 grammes, il en pèse alors environ 600.
Aussi c'est chez l'homme seulement que l'on observe des fontanelles
larges persistant pendant plusieurs années. Chez les singes, elles
sont très petites et disparaissent au bout de peu de temps ; sur le
(1) On nomme fontanelles les espaces membraneux que présentent les os du crân«
des enfans avant une complète ossiflcation. — Les sutures sont les articulations im-
mobiles qui réunissent les os du crâne et de la face.
88 REVUE DES DEUX MONDES.
crâne des autres animaux, c'est à peine si l'on en trouve quelques
traces. Un fait curieux et dont on doit la constatation à M. Gratio-
let, c'est que les nègres rappellent à cet égard les idiots et même
les singes. Chez eux, l'ossification complète des sutures est beau-
coup plus précoce que chez les blancs. Et tandis que certains
hommes de notre race gardent pendant toute leur vie les pièces os-
seuses de la tête distinctes et simplement encastrées les unes dans
les autres, les nègres et plusieurs races sauvages n'atteignent jamais
la vieillesse avant que les sutures ne se soient totalement ossifiées.
M. Gratiolet a même remarqué un ordre différent dans les oblitéra-
tions successives des sutures, en étudiant la tête des individus de
race européenne, puis celle des sauvages et des nègres. Chez les
nègres, le crâne se ferme d'abord dans sa partie antérieure; chez les
blancs, c'est la partie postérieure qui se soude la première. De là
dans la marche de l'intelligence un phénomène très différent; le
nègre, comme l'idiot, comme les individus dégénérés, voit promp-
tement le développement de ses facultés arrêté et comme empri-
sonné par l'enveloppe osseuse de la tête ; l'intelligence de certains
blancs, au contraire, peut s'accroître pendant une période très lon-
gue de la vie, puisque les sutures ne s'ossifient souvent qu'à la
vieillesse. M. Baillarger a rappelé qu'à l'autopsie de Pascal on avait
reconnu que la suture frontale était demeurée ouverte pendant toute
l'enfance, et n'avait pu se refermer à raison du prodigieux dévelop-
pement du cerveau; il s'était formé un calus qui avait entièrement
recouvert cette suture et que l'on sentait aisément au doigt.
Ce qu'oii vient de lire achève de démontrer que la dégénérescence
qu'on peut appeler congéniale n'est pas tant celle qui se manifeste
à la naissance que l'arrêt de développement dont sont frappés les
organes et l'appareil encéphalique en particulier, par suite d'un
principe agissant dans l'organisme et qui est communiqué avec la
vie. L'idiot, de même que le crétin et l'homme de race inférieure,
atteint plus tôt que nous le terme de son évolution intellectuelle;
il est jusqu'à un certain point comme le chimpanzé et certaines
grandes espèces de singes qui ne présentent toute leur intelligence
que pendant la jeunesse, et deviennent stupides et apathiques dès
qu'ils ont dépassé l'âge adulte. La vie même chez quelques idiots
s'accomplit et s'épuise dans une plus courte période; le crétin, par
exemple, dépasse rarement quarante ans.
L'homme en naissant est conséquemment prédestiné à monter ou
à descendre un nombre déterminé de degrés sur l'échelle de l'intel-
ligence. Cette échelle est comme celle que Jacob voyait en songe,
et le long de laquelle montaient et descendaient des anges; mais de
même qu'il y a certains échelons élevés que les esprits les mieux
doués et les plus puissans ne sauraient dépasser, il y en a -d'autres
I
DÉGÉNÉRESCENCES DE l' ESPÈCE HUMAINE. 89
qui constituent la limite inférieure, dernier terme de la dégradation
possible. Les monstruosités, les aberrations de la nature ont leurs
bornes. Précisément parce qu'elles résultent de l'action de certaines
causes qui tendent à déranger l'évolution régulière de l'individu,
elles ne peuvent totalement eiTacer le type dont la persistance résiste
pied à pied à l'action perturbatrice. Les anciens anatomistes, écrit
M. L Geoffroy Saint-Hiïaire, paraissent n'avoir pas même soupçonné
que les anomalies de l'organisation aient des limites, et à plus forte
raison qu'elles soient réductibles à des lois certaines et précises;
c'est ce qui explique ce que l'on a rapporté de quelques monstres,
fantastiques créations d'une imagination qui prêtait à la nature ses
caprices et ses conceptions impossibles.
Il me 'reste à examiner, pour achever de passer en revue les di-
verses causes de dégénérescences, celles que j'ai appelées morales.
L'observation a démontré que si les lésions du physique produi-
sent plus ordinairement le délire, l'aliénation mentale trouve son
origine la plus fréquente dans un trouble profond du moral. Quel-
ques statistiques dressées en France et en Angleterre, et dans les-
quelles les cas de folie sont rangés par causes, ont mis le fait en
évidence. Les passions et les vices, les préoccupations exclusives et
les chagrins, toutes les affections profondes de l'âme en un mot, réa-
gissent sur le cerveau et le système nerveux et peuvent y dévelop-
per des altérations^ aboutissant à une dégénérescence physique et
morale. Chez le fou, les idées ne sont pas seulement bouleversées;
à l'incohérence de la pensée s'associe une perversion plus ou moins
étendue des sentimens. Des croyances chimériques, des opinions
étranges provoquent des passions qui ne peuvent se contenir, et fa-
talement la surexcitation nerveuse imprime à tous nos sentimens
une violence qui en. fait des passions. L'intelligence n'est plus le
siège d'opérations régulières qu'appelle la volonté et que coordonne
le jugement, c'est l'instrument passif ou plutôt automatique d'une
foule de pensées et de conceptions se produisant à la façon des
rêves et se présentant avec une irrésistibilité qui enchaîne la volonté
et finit par l'anéantir. C'est assurément le dernier terme de la dé-
générescence morale, de l'abrutissement complet, puisque l'homme
perd alors ce qu'il y a en lui de plus noble et de plus élevé. Quoique
l'intelligence soit seule attaquée, le type physique ne peut échapper
à la dégradation dont le moral est atteint. Le fou ne tarde pas à
présenter dans ses traits, son regard, son aspect, ses mouvemens,
je ne sais quoi de désordonné et d'étrange qui produit sur notre
esprit une impression pénible, qui peut même agir assez vivement
pour troubler notre raison et nous communiquer la maladie mentale
que nous avoiis trop souvent sous les yeux ; de là cette contagion de
90 REVUE DES DEUX MONDES.
la folie plus d'une fois observée et dont le danger n'est pas un des
moindres motifs qui nécessitent la séquestration des aliénés.
Ainsi, lorsque l'intelligence ne peut plus réagir contre les influen-
ces qui l'inquiètent et l'agitent, lorsque l'équilibre est rompu entre
les passions et la raison, l'homme se dégrade au moral, puis au phy-
sique ; la folie paralytique et la démence sont le dernier terme de
cette dégénérescence maladive.
Rarement les quatre ordres de causes que je viens de signaler
agissent d'une manière isolée; d'ordinaire elles se réunissent, elles
se combinent dans des proportions diverses. Les écarts du régime
et l'insalubrité des lieux déterminent une prédisposition maladive,
un penchant à la dégénérescence qui participe du caractère phy-
sique et congénial. C'est ce qui a lieu pour le crétinisme. La pel-
lagre se confond souvent avec certains genres de folie paralytique,
et l'étude des aliénés a fait voir que c'est de préférence chez les
individus qui apportent en naissant un germe de maladie nerveuse
que les causes morales amènent la folie. Le crétinisme n'est parfois
que de l'idiotie, et l'idiotie à son tour est le produit fréquent de ma-
ladies qui se développent sous des influences climatologiques et
physico-morales. La folie aussi ne semble en bien des cas que le
résultat d'une perturbation de l'économie chez des personnes déjà
prédisposées à l'aliénation mentale. Certaines maladies aiguës ou
chroniques, telles que la pneumonie, la fièvre typhoïde , les fièvres
intermittentes, les affections organiques du cœur, entraînent à leur
suite, chez des individus d'une constitution intellectuelle délicate ,
un délire plus ou moins prolongé. En un mot, tous les troubles de
l'organisme sont dans une étroite relation, et dès qu'une cause
pousse l'homme sur la pente de la dégénérescence, les autres causes
agissent pour accélérer sa chute.
II.
Ces causes de dégénérescence, qu'on vient de voir réparties en
quatre classes, n'interviennent pas toujours d'une manière directe,
en altérant notre économie et portant le trouble dans nos fonctions;
les effets qui en résultent se prolongent bien au-delà de la vie des
individus, ou, pour parler avec les médecins, ils sont non-seule-
ment actuels, mais encore consécutifs. Le principe de la dégénéres-
cence se transmet héréditairement, et s'aggrave ou s'atténue suivant
que ceux qui le reçoivent sont placés dans des conditions propres
à en arrêter ou à en développer les effets. De là la possibilité pour
notre espèce d'une dégénérescence progressive et continue.
^ La médecine contemporaine a reconnu que l'hérédité physiolo-
gique et patliologique est un fait beaucoup plus général et plus
DÉGÉNÉRESCENCES DE l'eSPÈCE HUMAINE. 91
étendu qu'on ne l'avait d'abord supposé. Les statistiques ont dé-
montré la transmission héréditaire d'une foule d'affections chez ceux
qui n'ont pas pris un soin particulier et de tous les jours pour en
arrêter le germe : la phthisie , la goutte , le cancer, passent des
parens aux enfans, et tout donne à^ penser que, si l'on tenait un
registre plus exact des maladies dont chaque individu est atteint,
on constaterait bien des transmissions maladives qui ne sautent
point encore aux yeux. Le fait de l'hérédité nous est en outre ré-
vélé par l'apparition chez plusieurs générations successives de cer-
taines anomalies dans l'organisation. C'est ainsi que l'on a vu chez
divers individus d'une même famille, issus les uns des autres, la
main présenter six doigts, le corps offrir certaines difformités par-
ticulières ou même de légers signes de la peau, comme le pois chiche
[cirer] que Gicéron tenait de son père, et qui lui valut son surnom.
Mais ce sont avant tout les maladies du cerveau et du système ner-
veux qui présentent ce caractère de transmisslbilité. Les statistiques
sont à cet égard d'une triste éloquence : la grande majorité des alié-
nés, des idiots, des épileptiques, des individus affectés de ce dérè-
glement des mouvemens qu'on appelle chorée, descendent de per-
sonnes qui avaient eu de semblables maladies, ou chez lesquelles le
système nerveux était profondément altéré. L'hérédité a aussi été
reconnue pour la pellagre , maladie qui se transmet surtout par la
mère en suivant le sexe féminin; la surdi- mutité provient le plus
souvent de la constitution scorbutique des parens, et le docteur Alli-
bert a remarqué que la cécité de naissance apparaît parfois chez les
enfans de personnes affectées d'une extrême myopie.
Cette hérédité des maladies du cerveau et des organes de la sen-
sation se rattache du reste à un fait plus général, la transmission
plus ou moins complète de la constitution intellectuelle , liée elle-
même à celle de l'encéphale. Il y a longtemps qu'on a observé chez
les enfans la tournure d'esprit, le caractère, les penchans, les goûts
et même les manies et les tics de leurs parens. Chacun présente,
associés dans des proportions variables , les élémens du caractère
de son père et de sa mère, de même que dans notre visage on dis-
cerne presque toujours les traits des auteurs de nos jours; ordinai-
rement c'est la physionomie de l'un qui prédomine, mais il est rare
qu'on ne découvre pas, même chez l'enfant qui ressemble le plus
à l'un de ses ascendans, quelques détails empruntés à la figure de
l'autre, et de là, soit dit en passant, la diversité des impressions
que fait sur autrui la vue d'un enfant où tel reconnaît la physiono-
mie du père, tandis que tel autre y retrouve les traits de la mère.
Cette hérédité n'est donc pas la transmission intégrale et absolue
d'un certain patrimoine physiologique. Les parens atteints d'une
maladie ne la lèguent pas nécessairement à tous leurs enfans. Le
92 REVUE DES DI' MONDES.
mal, en passant d'une génération à l'autre, ne fait pas seulement
que s'accroître ou s'atténuer; il se modifie et se transforme. Comme
les maladies ne constituent pas des types définis et arrêtés, qu'elles
se lient les unes aux autres et varient dans leurs symptômes, sui-
vant les milieux au sein desquels elles se développent, l'héritage
d'une affection morbide ne saurait passer des ascendans aux enfans
en conservant toujours le même caractère et donnant lieu aux mêmes
phénomènes. Ce dont on hérite, c'est un principe de maladie et de
dégénérescence, et comme un canevas sur lequel le temps étendra
d'autres fils que ceux dont l'existence des parens a été tissue.
Un père, une mère atteints d'aliénation mentale donneront nais-
sance soit à un fou, soit à un épileptique, soit à un paralytique, en
un mot à un individu condamné à l'une de ces affections qui sem-
blent n'être que des métamorphoses d'un même principe morbifique,
et réciproquement l'une de ces affections pourra, dans la généra-
tion suivante, engendrer la folie. Ainsi que l'a remarqué le docteur
J. Moreau dans son intéressant ouvrage sur la Psychologie morbide j
c'est l'ignorance du véritable caractère de l'hérédité pathologique
qui en a fait souvent contester l'existence. « Ayant toujours la loi
des ressemblances devant les yeux et ne voyant dans l'hérédité que
la transmission des ascendans aux descendans de faits organiques
constamment semblables à eux-mêmes, l'on n'a eu le plus souvent,
écrit ce savant médecin, à constater que des résultats opposés à
ceux que l'on cherchait : c'est ainsi que l'on a vu des hommes doués
des plus éminentes qualités de l'esprit et du cœur donner le jour à
des enfans imbéciles ou presque complètement dénués du sens mo-
ral. )) Mais ces antinomies apparentes disparaissent lorsqu'au lieu
de s'en prendre aux phénomènes extérieurs, on interroge les con-
ditions mêmes de la vie et que l'on cherche le véritable état physio-
logique qui a donné naissance à des effets au premier abord opposés.
La folie, l'idiotie, c'est-à-dire ce qui est l'expression des plus graves
perturbations de la vie morale, contiennent en puissance ]es qua-
lités intellectuelles les plus transcendantes. L'hérédité, entendue
dans son véritable sens, implique la transmission des forces ner-
veuses ou vitales d'où les qualités morales tirent leur énergie et
leurs aberrations.
Le docteur P. Lucas, qui a écrit sur l'hérédité naturelle un traité
complet dont on ne saurait trop recommander la lecture, observe
que la métamorphose des maladies héréditaires est d'une double
nature. Tantôt elle ne s'offre que comme une simple transmutation
des formes d'une même maladie, tantôt elle constitue une transfor-
mation de l'espèce morbide même. Dans le premier cas, qui se ren-
contre surtout pour les maladies du système nerveux, l'enfant héçite
de la névropathie d'un de ses parens; dans le second, les ascendans
DÉGÉNÉRESCENCES DE l/ ESPECE HUMAINE. 95
atteints déjà d'un mal profond transmettent à leur progéniture une
débilité corporelle qui ouvre la porte à une foule de maux. Et qu'on
ne croie pas que, pour être transmis, le mal chez les parens doive
toujours être invétéré et profond. Qu'un accident, une maladie pas-
sagère ait frappé les auteurs de nos jours peu avant le moment où
ils nous transmettaient le germe de la vie, à ce moment même, et
nous hériterons des imperfections et des troubles auxquels ils avaient
été passagèrement soumis. Hésiode l'avait déjà observé quand, dans
son poème des Travaux et des Jours ^ il recommande de s'abstenir
des plaisirs de l'amour au retour des cérémonies funèbres, de crainte
de transmettre à l'enfant l'impression de mélancolie qu'elles lais-
sent au fond de l'âme. Une foule de physiologistes ont reconnu que
les en fans conçus dans l'ivresse présentent une intelligence lourde et
hébétée. Des faits de ce genre ont été aussi notés pour les animaux.
Les vétérinaires savent que les défauts que font naître chez les che-
vaux des blessures ou des coups passent souvent aux membres de
leurs poulains. Une semblable transmission de difformités résultant
d'accidens n'est pas rare dans notre espèce, et M. Lucas en citedif-
férenscas.
Quant à ce qu'on pourrait appeler les monstruosités morales, les
perversités précoces, les penchans instinctifs, irrésistibles, au vol,
au meurtre, au suicide, qui se manifestent parfois chez de très jeu-
nes enfans auxquels on avait pourtant inculqué d'excellens princi-
pes, monstruosités dont l'ouvrage de M. J. Moreau et les Annales
médico-psychologiques nous fournissent de nombreux exemples, il
faut en chercher le plus souvent la source dans l'état de désordre
moral où se trouvaient les parens quand ils ont engendré ces êtres
déchus. En effet, un abattement de l'esprit, une fatigue continue du
corps, un trouble cérébral même momentané, peuvent suffire pour
amener la perversion de nos sentimens et nous conduire aux actes
les plus contraires à notre nature et à notre éducation. C'est ce que
nous démontrent la calenture et ce que les matelots anglais appel-
lent the liorrors, transports subits qui parfois, sans délire préalable,
s'emparent de marins ou de soldats exposés à l'ardeur extrême du
soleil ou placés dans un réduit trop fortement chauffé par un poêle,
les poussent à se donner la mort, à se précipiter dans les flots. Con-
çus sous l'empire de ces désordres passagers, les enfans naissent
avec des instincts criminels, vrais types de dégénérescence morale.
Mais, dira-t-on, pourquoi tant d'irrégularité dans l'héritage? Pour-
quoi voit-on tantôt la transmission s'opérer dans un enfant ou chez
plusieurs, tantôt l'héritage légué comme par voie de substitution, et
la folie notamment sauter une génération? Ces irrégularités ne sont
qu'apparentes; elles tiennent au jeu complexe d'une foule de phé-
nomènes dont nous n'avons pu encore suivre la marche et découvrir
9A REVUE DES DEUX MONDES.
les lois. On a, il est vrai, récemment tenté de percer les ténèbres
de la conception; mais les observations sont encore trop impar-
faites pour qu'on soit assuré des résultats. Un médecin, M. Lhéri-
tier, a proposé des vues ingénieuses, fondées sur une étude atten-
tive d'un assez grand nombre de faits. Suivant ce physiologiste, il
faut, pour saisir les lois de la transmission, distinguer les organes
en trois classes, à savoir : les organes locomoteurs, ceu\ de la nu-
trition, et l'appareil nerveux central. Celui-ci se subdivise à son
tour en deux parties : l'une antérieure, qui comprend le cerveau et
le cordon antérieur de la moelle épinière, l'autre postérieure, em-
brassant le cervelet et le cordon postérieur de la moelle. Ces deux
subdivisions des organes de la troisième classe se lient respective-
ment aux deux premières; l'appareil locomoteur est dans une dé-
pendance directe de la partie postérieure du système nerveux cen-
tral, et l'appareil nutritif dans la dépendance de la partie antérieure
de ce même système.
C'est sur cette connexion que reposent, selon M. Lhéritier, les
lois de la ressemblance, c'est-à-dire le mode suivant lequel tel ou
tel ascendant transmet à sa progéniture telle ou telle série distincte
d'organes. Y a-t-il équilibre entr^ parens de la même variété, l'un
des deux transmet indifféremment l'une ou l'autre des deux séries
organiques. Si les parens sont de variétés différentes, le père donne
toujours la série postérieure, c'est-à-dire le cervelet et les organes
locomoteurs; la mère, au contraire, donne constamment la série
antérieure, c'est-à-dire les sens et le système nutritif. Ces lois, le
médecin français les déduit des faits reconnus dans le croisement
des animaux, et il croit les retrouver dans l'homme. Avertis des prin-
cipes posés par M. Lhéritier, c'est au public, aux physiologistes, de
les vérifier ou de les infirmer. Je n'ai point d'ailleurs à traiter ici
de l'hérédité physiologique proprement dite; ce qui me préoccupe,
c'est la question des dégénérescences, et par conséquent la trans-
mission des maladies. Le docteur P. Lucas remarque qu'une maladie
peut être transmise sous trois formes, autrement dit, à trois degrés
dilTérens de développement : d'abord comme simple aptitude idio-
syncrasique, c'est-à-dire comme une disposition organique à la-
quelle il ne faut que des circonstances favorables pour se traduire
en une maladie caractérisée; puis comme état rudimentaire, c'est-
à-dire sous une forme latente, en germe. Ici la disposition maladive
tend à un développement déterminé. Le germe morbide renferme
en lui une force spontanée qui donnera naissance au mal, si elle
n'est combattue. Enfin la maladie même peut passer des parens aux
enfans, avec son cortège propre de formes, de symptômes et de lé-
sions. Et dans ce dernier cas on doit dire que la dégénérescence
est fatale ; dans le second, on peut encore en éviter, en arrêter le
L
DÉGÉNÉRESCENCES DE l'eSPÈCE HUMAINE. 95
développement. Dans le premier, elle ne se produira que si l'on
s'entoure des circonstances propres à la faire naître.
Qu'on se reporte maintenant aux quatre grandes classes de causes
qui amènent la dégénérescence, qu'on les envisage dans leur trans-
mission héréditaire, et l'on reconnaîtra quel vaste réseau d'actions
morbides tendent à nous faire dévier de l'organisme normal. Telle
cause physique ou physico-morale devient pour le descendant de
l'individu qui y a été soumis une cause^morale ou congéniale. L'in-
fluence des lieux et l'insalubrité du régime ont-elles altéré et déjà
dégradé la constitution d'un individu, l'enfant .auquel il donne le
jour en subira l'influence, même transporté en d'autres climats et
soumis à un genre de vie difl'érent. Des idiots naissent ainsi de pa-
rens qui ont longtemps vécu dans des [cantons où règne le créti-
nisme. Nombre de fous et d'imbéciles ont eu pour pères des ivro-
gnes. Un père et une mère atteints, bien qu'à un faible degré, d'une
de ces maladies qui épuisent l'organisme et dévastent l'économie,
auront pour enfans des êtres frappés d'un mal plus profond ou d'une
infivmité plus incurable. Ces tristes vérités font mieux comprendre
le danger des alliances entre personnes de constitutions maladives
analogues, ou même de tempéramens identiques, car les tempéra-
mens sont comme les formes de gouvernement, ils succombent par
l'exagération de leur principe, et cependant ils sont fatalement en-
traînés à cette exagération. Chaque terhpérament porte donc en soi
le germe de sa destruction, et si deux tempéramens semblables se
trouvent associés, ces germes s'ajoutent chez l'enfant.
Les dangers des unions entre personnes du même sang et de
même famille ont été signalés par plusieurs médecins, MM. Morel,
Burdel et F. Devay. Les statistiques en mains, ces observateurs
montrent combien d'êtres dégénérés naissent d'unions contractées
entre parens, entre personnes atteintes d'un même principe mor-
bifique. Il est bon de rappeler ici leurs éloquentes plaintes; puis-
sent-elles monter jusqu'à ceux qui oublient que dans les mariages
la vraie convenance est l'harmonie des constitutions, et la fortune
la plus sûre la santé des enfans à naître !
La dégénérescence trouve ses bornes dans son excès même.
L'individu arrivé au dernier terme de l'abâtardissement, comme
certains crétins, ou afî'ecté de la plus énorme, de la plus complète
des monstruosités, est frappé de stérilité. Au bout d'un certain
nombre de générations, les familles de crétineux, de phthisiques,
d'aliénés, d'idiots, s'éteignent, et selon que la dégénérescence est
plus ou moins profonde, il faut plus ou moins de temps pour que
l'humanité soit purgée de ceux qui n'y propagent que la misère phy-
sique et morale. . Ces familles atteintes de dégénérescence sont
comme les races sauvages et dégradées auxquelles la Providence
96 REVUE DES DEUX MONDES.
paraît n'avoir assigné qu'une durée limitée, et qui disparaissent peu
à peu devant les progrès de la civilisation. De même que c'est par
le croisement des races qu'on peut arracher les descendans de ces
tribus dégénérées à la destruction qui les menace, c'est par les
unions physiquement bien assorties, par le balancement des tempé-
ramens contraires, qu'on peut relever les générations de la déchéance
à laquelle les. expose l'héritage de leurs pères.
III.
Les causes de dégénérescence une fois assignées et définies, leur
origine reconnue, se pose naturellement une question : tendent-
elles à s'accroître ou à diminuer, et la civilisation a-t-elle pour
effet d'affaiblir l'organisme, de favoriser l'abâtardissement? Pour
répondre à cette demande, il faut reprendre chacune des causes que
nous avons déjà énoncées et rechercher si elles sont en voie d'ex-
tension ou de décroissance.
D'abord, pour ne parler que des lieux et du régime, il est évident
que les causes de dégénérescence tendent à diminuer. Les marais sont
desséchés, les terres mises en culture, les habitations aérées, l'insa-
lubrité des alimens corrigée, les vêtemens mieux conditionnés et les
lois de l'hygiène plus généralement observées. Aussi la pellagre, le
crétinisme, comme les fièvres endémiques, perdent-ils tous les
jours du terrain et ont-ils en certains cantons presque complète-
ment disparu.
Tandis que les moyens préventifs sont mis en usage, la science et
la charité ont élevé des asiles consacrés au traitement des malheu-
reux atteints d'un mal que l'on n'a pu encore réussir à extirper. Les
idiots ont été l'objet d'une sollicitude toute particulière, et sans leur
rendre l'intelligence, on est parvenu cependant à tirer de leurs
facultés imparfaites un parti qui permet de les rendre à la société.
Les moins stupides ont pu recevoir une sorte d'éducation (1).
M. Niepce, dans un ouvrage sur le crétinisme, cite plusieurs exem-
ples d'invasion de ce mal arrêté à son début. On a fondé en vue
de son traitement des établissemens spéciaux. Un médecin distin-
gué, M. Guggenbuhl, dirige avec succès à l'Abendberg, en Suisse,
un de ces hospices. Le concours de moyens physiques et moraux
employés avec intelligence a relevé quelques-uns de ces infortunés
d'une dégradation qui semblait incurable. Les causes physiques et
les causes mixtes, si elles ne sauraient être complètement effacées,
trouvent donc dans les progrès de la raison et de la science un re-
mède de plus en plus efficace. Cependant le progrès est loin de se
(1) Voyez l'étude de M. Alphonse Esquiros dans la Revue du 45 avril 4847.
I
DÉGÉNÉRESCENCES DE l' ESPÈCE HUMAINE. 97
faire sur toute la ligne, et tandis que le plus grand nombre s'avance "
d'un pas assuré vers un état de choses meilleur, quelques-uns ré-
trogradent et trouvent dans les conditions nouvelles une cause d'a-
brutissement. L'ivrognerie, l'abus de l'opium et des narcotiques
tendent à s'accroître en différens pays, en Suède notamment pour le
premier de ces vices, dans la Chine pour le second. Le grand pro-
blème du paupérisme est intimement lié d'ailleurs à la question de
la dégénérescence; les statistiques publiées en Angleterre prouvent
que la misère est l'une des sources principales de l'aliénation men-
tale, et que là où elle diminue, cette maladie se présente moins
fréquemment. L'hygiène elle-même, que l'on observe plus volon-
tiers chez les classes éclairées, soufire encore à beaucoup d'égards
du système des manufactures. 11 suffit de se rendre dans nos pre-
mières cités industrielles pour se convaincre que l'agglomération
des individus soumis à des occupations sédentaires exerce sur leur
constitution physique et morale les plus fâcheux effets. La popula-
tion ouvrière de Lyon, de Lille, de Saint-Étienne , comme celle de
Manchester et de Birmingham, présente un cachet d'abâtardisse-
ment qui n'échappe pas à l'observateur le plus superficiel. L'homme
vit là comme dans une serre chaude, mais une serre dont Tair est
malsain et l'aménagement vicieux. M. I. Geoffroy Saint-Hilaire a re-
marqué que les œufs couvés artificiellement donnent fréquemment
naissance à des poussins mal conformés; dans la vie industrielle,
l'intérêt du manufacturier qui veut accélérer la production fait cou-
ver en quelque sorte artificiellement l'humaine activité : de là des
monstruosités morales et physiques plus fréquentes. Et puis cette
vie des manufactures traîne à sa suite une foule de vices et de dés-
ordres qui deviennent une cause encore plus funeste de dégradation.
Un des effets de notre civilisation, c'est le développement exces-
sif de certaines facultés. Pour être salutaire, l'exercice des organes
a besoin d'être harmonique et pondéré. S'exagère-t-elle, l'activité
passe à la surexcitation, et cette surexcitation fait" rentrer par la voie
des causes morales les maladies qu'on avait chassées par celle des
causes physiques. Le propre de l'excitation nerveuse, c'est de faire
chercher à celui qui en est atteint des moyens nouveaux de f entre-
tenir et de l'accroître. On court après les émotions, et l'on ne trouve
de plaisir que dans ce qui accroît f incendie intérieur qui nous con-
sume. Si la misère est évitée, et avec elle tout le triste cortège de
maux qu'elle entraîne, les excès et la recherche démesurée des ri-
chesses ramènent sous une autre forme les maux dont on se croyait
à l'abri. Les médecins dont j'ai parlé dans cette étude* ont constaté
le danger de cette vie surmenée qui rompt l'équilibre des fonctions
et produit la faiblesse par l'exagération même du travail.
TOME XXV. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
On discute beaucoup dans le monde médical sur la question de
savoir si la folie tend ou non à devenir plus fréquente. La divergence
d'opinions tient à ce qu'on se place tour à tour à des points de vue
divers. Les formes de l'aliénation mentale changent avec l'état social
et dépendent des idées qui préoccupent les esprits ; les dégénéres-
cences se produisent dans une direction déterminée par la nature du
vice dont la société est infectée. Les organisations faibles, pour em-
ployer une expression médicale, se trouvent toujours dans une sorte
de diathèse qui les fait succomber dès qu'elles ont à souffrir d'une
perturbation physique ou morale, et la forme du dérangement de
l'esprit ou du trouble de l'économie reflète la nature de cette per-
turbation. Ce qui est ici l'effet de la misère, des mauvaises condi-
tions de l'alimentation, de l'exaltation des croyances religieuses,
est déterminé ailleurs par les anxiétés et les chagrins domestiques,
les revers de fortune, les agitations politiques, l'ambition déçue et
la trop constante application à un projet ou à une idée. Ainsi peu
importe le genre de trouble qui de l'intelligence réagit sur l'écono-
mie, ou de l'économie sur l'intelligence; la propension à la maladie,
voilà la véritable cause des dégénérescences du corps et de l'esprit,
et cette propension, cette aptitude, elle est le produit composé d'in-
fluences continues, dues aux diverses causes ci-dessus examinées et
transmises par la génération. Pour la combattre, il faut sans cesse
réagir contre ces mêmes causes et choisir pour chaque individu un
genre de vie et d'habitation qui en neutralise les effets. A ces condi-
ditions, des organisations nées faibles ou qu'ont épuisées de longs
écarts du régime physique et moral, commandé par leur constitution
particulière se fortifient et remontent les degrés d'une échelle d'où
une commotion subite, des perturbations continues les précipite-
raient infailliblement. C'est dans ce développement harmonique que
réside la vraie civilisation, et tant que nos efforts n'aboutiront pas à
régler sur tous les points le^ mouvemens sociaux et à équilibrer
pour chaque individu le jeu des fonctions et des facultés, on perdra
•souvent d'un côté le terrain qu'on aura gagné de l'autre.
Il ne faudrait pas s'exagérer le danger que font courir à l'huma-
nité certains écarts qui se sont jusqu'à présent montrés inséparables
du progrès. La société a en elle, comme la constitution des indivi-
dus, un instinct de conservation qui l'amène à son insu à rétablir
l'équilibre menacé; les remèdes à la dégénérescence se présentent
d'eux-mêmes, et le sentiment du mal dont nous souffrons nous sug-
gère des moyens de le combattre, sans avoir d'abord conscience de
reflicacité de mos expédiens. « Ce qu'il y a de plus remarquable dans
les lois qui gouvernent toutes choses, écrit Cabanis, c'est qu'étant
susceptibles d'altération, elles ne le sont pourtant que jusqu'à un
DÉGÉNÉRESCENCES DE L* ESPÈCE HUMAINE. 99
certain point; le désordre ne peut jamais passer certaines bornes,
qui paraissent avoir été fixées par la nature elle-même ; il semble
porter toujours en soi les principes du retour vers l'ordre ou de la
reproduction des phénomènes conservateurs. »
Les causes de dégénérescence non-seulement disparaissent par
les progrès de la science et de la raison, mais elles émoussent sur
nous leurs effets par l'habitude; elles n'agissent pas constamment
avec le même degré d'intensité. Les efforts que fait la nature pour
adapter la constitution des individus au climat dans lequel ils sont
destinés à vivre amènent chez eux une aptitude spéciale désignée
sous le nom d'acclimatation. Or l'acclimatation s'observe aussi, re-
marque le docteur Morel, chez les individus soumis à tel ou tel genre
de vie en soi-même insalubre , voués par état à telle ou telle indus-
trie. On a constaté que l'hygiène des uns ne peut être suivie impu-
nément par les autres, et que les ouvriers adaptés organiquement
par un effet de l'habitude à une industrie ne sauraient se livrer sans
danger à une autre industrie, quand même celle-ci serait moins
nuisible à la race en général.
Les variations continuelles de milieux, d'occupations et d'idées
que produit notre état social, si complexe dans ses rouages, si mo-
bile dans ses mouvemens, sont un puissant antidote contre les dan-
gers de ces actions constantes et répétées qui font dévier notre espèce
du type parfait de beauté et de santé pour lequel elle a été créée.
L'établissement des chemins de fer, la facilité des communications
permettent de fréquens changemens de lieux qui exercent sur notre
économie la plus salutaire influence. Les climats engendrent par
leurs effets excessifs des maladies qui ne trouvent leurs remèdes
que sous des climats contraires. A mesure que nos cités deviennent
des agglomérations plus populeuses et des foyers plus puissans
d'infection et de démoralisation, on sent davantage la nécessité de
les assainir, et le goût des champs se développe davantage chez
ceux qui habitent les villes ; une foule de gens vont chercher pen-
dant quelques mois à la campagne un air plus pur et une vie plus
calme.
Jadis bien des professions étaient héréditaires dans les familles ;
aujourd'hui la mobilité des positions sociales fait sans .cesse embras-
ser aux enfans des occupations différentes de celles de leurs pères.
C'est là un heureux changement, car il produit une sorte de croise-
ment intellectuel qui empêche la prépondérance exagérée de cer-
taines facultés. Chaque profession exerce une influence propre sur
l'économie; elle tend à fatiguer tel ou tel organe, elle réagit sur telle
ou telle de nos fonctions : d'où il suit que les individus qui exercent
de père en fds le même métier, le même état, sont de plus en plus
^00 REVUE DES DEUX MONDES.
exposés à la maladie que cet état engendre. C'est ce qu'on a observé
chez les castes hindoues. Le champ intellectuel est comme un ter-
rain labourable : il a besoin d'être assolé; il s'épuiserait à la longue
par une même culture, ce que produirait la continuité indéfinie des
mômes occupations.
On voit donc que tout ce qui tient à la santé publique est en voie
-de progrès. La propagation de l'instruction, quelque lente qu'elle
paraisse d'ailleurs, est cependant constante; la richesse intellec-
tuelle s'augmente, et, une fois augmentée, se transmet aux géné-
rations suivantes, car l'éducation et la souplesse de l'esprit sont des
i)ienfaits qui s'étendent d'eux-mêmes des ascendans aux descen-
-dans, non pas seulement parce qu'elles assurent dans la famille à
i' enfant des soins plus assidus pour le développement de son intel-
iigence, mais encore par suite d'une transmission physiologique
toute semblable à celle de la constitution organique et des formes
du corps. Les facultés acquises par les parens passent chez leurs
•enfans par le seul acte de la génération, et s'y manifestent spon-
tanément. On a déjà plus d'une fois remarqué que les sauvages,
transportés même dès leurs plus jeunes ans au sein de notre civili-
sation, se plient difficilement à ses mœurs et à ses idées, et ne mon-
trent pas pour nos sciences autant d'aptitude que les enfans des
lEuropéens. Nos formes sociales leur pèsent comme un joug auquel
•ils essaient de se soustraire, et l'on a cité plusieurs exemples de
jeunes Australiens élevés dans la colonie de la Nouvelle-Galles, et
que l'instinct avait ramenés dans le désert. Les Anglais ont été
frappés, dans les écoles de l'Hindoustan, de la différence marquée
de dispositions qu'offrent les enfans des brahmanes et ceux des
castes inférieures. Tandis que les premiers, issus de familles où l'in-
telligence» est cultivée depuis un temps immémorial , apprennent
avec facilité, les seconds profitent à peine de l'enseignement des
Européens.
Des faits analogues ont été remarqués pour les animaux domes-
tiques. Dès la naissance, ils se distinguent des animaux de leur es-
pèce demeurés sauvages; ils présentent sous forme d'instincts les
.aptitudes qu'une éducation attentive avait inculquées à leurs ascen-
dans. Leur dociUté est ainsi le fait d'une transmission héréditaire.
•On ne dresse qu'à grand'peine les chevaux nés dans des haras
libres, et même après avoir été assouplis, ils conservent un levain
persistant d'indocilité. Ce n'est pas seulement l'éducation donnée
par l'homme qui perfectionne l'intelligence de certaines races ani-
males; les facultés que la bête acquiert par le genre de vie qu'elle
mène se transmettent héréditairement aux petits qu'elle engendre.
Un fin observateur des animaux, George Leroy, a noté que, dans les
DÉGÉNÉRESCENCES DE l'eSPÈCE HUMAINE. 101
lieux ou l'on fait une guerre active aux renards, les renardeaux,
avant d'avoir pu acquérir aucune expérience, se montrent dès leur
première sortie du terrier plus précautionnés, plus rusés, plus dé-
fians que ne le sont les vieux renards dans les cantons où on ne leur
tend pas de pièges.
Ces faits, soit dit en passant, prouvent que les animaux ne sont
pas aussi stationnaires qu'on le répète souvent, qu'il y a pour eux
une sorte de civilisation et un progrès qu'on n'a pas assez constatés.
Rien n'établit que les animaux domestiques des peuples sauvages
soient aussi intelligens que ceux qui vivent près des hommes les
plus civilisés. Il peut y avoir une sorte de perfectibilité chez l'ani-
mal comme chez les races humaines inférieures ou abâtardies; mais
de même que pour ces races le mouvement ascensionnel est extrê-
mement lent tant que l'homme civilisé ne se fait pas leur éduca-
teur, l'animal ne s'élève qu'à des actes fort restreints d'intelligence
tant qu'il n'est pas placé dans la domesticité.
L'hérédité assure donc aux générations futures l'aptitude intel-
lectuelle que nous avons acquise comme les fruits de notre travail
et de notre expérience. Le fonds de santé, de vertu et de beauté
amassé par nous peut passer à nos descendans et s'accroître encore
entre leurs mains, s'ils savent l'exploiter avec économie. Nous mar-
chons toujours, il est vrai, sur le bord du précipice ; mais la dégé-
nérescence morale et physique est un moindre danger pour l'huma-
nité, quand ceux qui l'ont pour ainsi dire en leur pouvoir prennent
le soin de détourner de la tête de leurs enfans les effets désastreux
qu'elle ne manquerait pas d'avoir par suite de leur imprévoyance et
de leur égoïsme. Noblesse ou déchéance, tels sont les deux termes
entre lesquels oscille l'humanité. L'oscillation continuera encore
longtemps; mais, contrairement aux lois du pendule, tandis que la
moitié ascendante de la trajectoire s'allonge tous les jours, l'autre
moitié se raccourcit. Ne calomnions donc pas la civilisation; elle
nous a déjà sauvés de bien des causes de dégénérescence et de mi-
sère : la science, qui est par excellence son fruit, nous révèle peu à
peu les conditions nécessaires pour éviter les effets de celles qui
subsistent encore; elle nous montre sur quelles pentes l'homme
roule jusqu'à la dé^'adation, quels sommets il peut atteindre à
force de sagesse et de persévérance ; elle fait luire à notre horizon
un avenir plus prospère, vers lequel nous ne tendons qu'en lou-
voyant, mais qui est le terme marqué de notre navigation.
Alfred Maury.
L'ESPAGNE
DEPUIS
LE MINISTÈRE O'DONNELL
L'UNION LIBÉRALE, LES PARTIS POLITIQUES ET LA GUERRE DU MAROC.
Un de ces soufîles qui courent aujourd'hui en Europe jette l'Es-
pagne dans une guerre contre les barbares d'Afrique. Pour la pre-
mière fois depuis longtemps, les soldats espagnols vont porter le
drapeau de Gastille hors des frontières, sur d'autres champs de
bataille que ceux de la guerre civile ; ils vont faire ce que leurs
ancêtres du xvi^ siècle a^pelsàent une Jornada ^ quand ils allaient
dans cette même Afrique ou en Amérique. Un des plus curieux phé-
nomènes est la commotion électrique qui a soulevé la Péninsule à
cette perspective d'une campagne dans le Maroc. Qu'on ne s'y trompe
pas, c'est encore la guerre contre les Maures, et c'est ce qui a fait la
popularité de l'expédition du Maroc, comme «i sous le vernis mo-
derne l'âme de ce peuple n'était vraiment vivante que par le senti-
ment de son passé, de ses souvenirs et de ses traditions. Le jour où
le président du conseil, le général O'Donnell, a porté aux cortès de
Madrid le message de guerre, toutes les opinions ont oublié leurs
griefs et leurs ressentknens pour se confondre dans une pensée de
patriotisme. La presse elle-même a promis de servir en volontaire.
Une trêve s'est faite entre le gouvernement et les partis.
I
l'espagne et le ministère o'donnell. 103
C'est la fortune du général O'Donnell, dans une carrière politique
qui n'a point été sans agitations et sans incertitudes, de trouver
l'affermissement momentané de son pouvoir ministériel dans deux
actes qui répondent au même instant à des intérêts ou à des senti-
mens d'une nature diverse, et qui ne sont pas entièrement le fruit
du hasard. L'un de ces actes est la guerre du Maroc; l'autre est le
règlement obtenu dti saint-siége pour toutes les questions de désa-
mortissement ecclésiastique. Par l'arrangement avec Rome, le ca-
binet du général O'Donnell met fin sans violence à l'une des plus
délicates et des plus épineuses complications nées des révolutions
modernes de l'Espagne ; par l'expédition d'Afrique, il fait vibrer ce
sentiment patriotique plus fort et plus éclatant que toutes les pas-
sions des partis; il crée l'unanimité des opinions. Merveilleuse con-
corde assurément ! Est-ce à dire pourtant que par cette unanimité
tous les problèmes soient résolus, que tous les élémens de la situa-
tion intérieure de la Péninsule soient subitement transformés, et
que ce ministère même, qui existe depuis plus d'un an à Madrid,
sous la présidence du général O'Donnell, puisse se promettre un
avenir sans luttes, assis sur un ébranlement de l'opinion ? Toute la
vie récente de l'Espagne est la plus claire révélation de cet ordre
de problèmes intérieurs, qu'une nécessité heureuse de patriotisme
peut momentanément éclipser sans en supprimer le caractère per-
manent et essentiel.
Tout ce qui arrive en politique depuis quelque temps au-delà des
Pyrénées découle d'un fait dominant qui éclaire tous les autres, et
qui n'est même plus aujourd'hui particulier à l'Espagne : c'est la
dissolution des anciens partis. Depuis que le régime constitutionnel
existe à Madrid, deux grandes opinions, on le sait, se sont disputé
la prééminence : chacune a eu son jour; l'une et l'autre ont péri,
ou du moins ont vu diminuer notablement leur force et leur prestige.
Le parti modéré, qu'on pourrait appeler le vrai créateur de la mo-
narchie nouvelle au-delà des Pyrénées, a été puissant tant qu'il est
resté animé de l'esprit par lequel il s'était élevé au pouvoir; la dé-
cadence a commencé pour lui le jour où il a été livré à des dissen-
sions intérieures qui laissaient sans garantie le principe même des
institutions, lorsqu'il n'a plus eu strictement une politique, par-
tagé qu'il était en fractions ennemies qui avaient cessé de s'enten-
dre sur la direction essentielle du gouvernement. 11 a succombé par
l'excès des passions personnelles et des divisions, et une fatale série
de déviations, de démembremens, l'a conduit un jour en face de la
crise de 185Zi, dans laquelle il a disparu. Le parti progressiste, à
son tour, a eu ses périodes de règne au-delà des Pyrénées, en 1836,
en IS/iO, en 1855. Ses victoires, irrégulières et violentes, dues le
10/i REVUE DES DEUX MONDES.
plus souvent aux défaillances de ses adversaires encore plus qu'à
ses propres forces, ont toujours été précaires. La durée de ses do-
minations a eu pour limites l'impuissance de ses idées et son incu-
rable inaptitude à concilier les institutions libres avec la paix inté-
rieure, avec le sentiment monarchique du pays. Et lui aussi, dans
cette carrière pleine de victoires éphémères et de défaites prolongées,
il a eu ses divisions. Les uns ont voulu marcher toujours en avant
dans la voie d'un libéralisme indéfini qui allait rejoindre la démo-
cratie pure; d'autres ont senti la nécessité de se modérer, de devenir
plus pratiques, de telle sorte qu'en présence du parti modéré qui
périssait de ses incohérences, le parti progressiste est arrivé, lui-
même divisé, à la révolution de 185/i, héritant à l'improviste d'un
pouvoir qu'il n'était pas préparé à recueillir et dont il n'a plus su
que faire, placé entre la logique perturbatrice de ses idées et les
velléités à demi conservatrices d' une certaine fraction des anciens
exaltés. C'est ce qui a fait de cette révolution le modèle des con-
vulsions inutiles, un mouvement sans avenir qui est allé se perdre
un jour dans une émeute, au mois de juillet 1856, expirant au bout
de l'épée du général O'Donnell.
Je ne suis pas si loin qu'on le dirait de la situation présente; elle
est là au contraire en germe, cette situation, — dans cette impuis-
sance tour à tour constatée des deux opinions à vivre de leur an-
cienne vie, dans ce fractionnement qui a été l'inévitable origine de
combinaisons nouvelles. L'Espagne a offert un nouveau spectacle.
Tandis qu'une partie des anciens modérés se laissait entraîner par
ses instincts monarchiques jusqu'aux limites de l'absolutisme, que
les progressistes les plus ardens, de leur côté, allaient jusqu'au
radicalisme démocratique, il se formait entre les deux camps ex-
trêmes pour ainsi dire un terrain vague où se rencontraient les plus
libéraux parmi les conservateurs et les plus conservateurs parmi
les progressistes. C'est à travers cette série de métamorphoses
qu'on voit poindre une idée qui a eu ses orateurs et -ses publi-
cistes, M. Pacheco, M. Rios-Rosas, M. Pastor Diaz, qui a rapproché
quelquefois dans des alliances passagères des hommes venus de
bords opposés, mais qui n'était apparue au premier moment que
comme une aspiration inquiète ou comme un thème de polémique.
Elle a existé et elle est devenue une réalité politique le jour où elle
a eu, elle aussi, ce qui fait vivre tous les partis en Espagne, une
personnification militaire. Le général Narvaez a conduit longtemps
l'ancien parti modéré, qui lui a dû un règne prolongé et dont il est
peut-être encore l'espoir. Le parti progressiste s'est personnifié
dans le duc de la Victoire, qui l'a aidé à vivre et à mourir. O'Don-
nell s'est fait à son tour le représentant et le chef du parti nouveau
l'espagne et le ministère o'donnell. 105
ou de cette fusion de tous les partis qu'on a appelée Vimion libé-
rale. La variété même de sa vie, en lui suscitant plus d'un obsta-
cle, l'appelait peut-être aussi à ce rôle. Par ses traditions premières
et par son instinct monarchique, il tient malgré tout au parti con-
servateur; par le mouvement d'insurrection dont il prit l'initiative
en 185Zi et par une certaine solidarité avec l'esprit primitif de cette
révolution, il reste lié au libéralisme; par son caractère et, si l'on
veut, par son ambition personnelle, il n'était pas homme à laisser
fuir l'occasion de se créer une position distincte et supérieure en
politique. C'est ainsi que, profitant des circonstances, le général
O'Donnell a pu devenir l'homme d'une situation, le porte-drapeau
d'une politique qui n'était ni la politique du parti modéré, ni celle
des progressistes, et dont le moindre mérite à ses yeux n'était pas
sans doute d'avoir un premier poste à offrir, de n'exister pour
ainsi dire que par lui.
Le dernier règne du parti conservateur est peut-être ce qui a le
plus servi cette combinaison nouvelle; il en a du moins aidé l'avé-
nement. A dater du 12 octobre 1856, jour où les modérés retrou-
vent presque miraculeusement le pouvoir, quelle est en effet la si-
tuation de l'Espagne? Pendant deux ans, on voit les ministères
conservateurs se succéder, cherchant partout un point d'appui et
ne le trouvant jamais : le ministère Narvaez céd.ant à un souffle de
réaction et disparaissant devant l'opinion, dans une bourrasque
d'impopularité (15 octobre 1857); le ministère Armero-Mon es-
sayant de donner une couleur plus libérale à sa politique et tombant
devant le congrès (IZi janvier 1858); le ministère Isturiz s'effor-
çant de concilier toutes les divergences, d'éviter les chocs et les
luttes, et toujours prêt à périr de faiblesse. On en était là juste-
ment en 1858. La politique était à bout de voie en Espagne. Le
dernier de ces pouvoirs modérés, le ministère Isturiz, vacillait entre
toutes les influences contraires, héritier impuissant d'une situation
compromise. S'il se laissait aller à l'excès des entraînemens conser-
vateurs, il perdait le prestige et la force morale de la pensée de
conciliation qui avait été sa raison d'être à l'origine, et d'ailleurs
M. Isturiz n'était point l'homme d'une politique décidément réac-
tionnaire; s'il faisait un pas vers le libéralisme, il était menacé par
le congrès, dont il recevait un appui à demi protecteur, tempéré par
la méfiance et nullement sympathique. Il pouvait peut-être ajour-
ner encore les difficultés en se mettant pour le moment à l'abri des
querelles parlementaires par la clôture de la session, et il l'essayait
en effet le ili mai 1858; mais c'était là un expédient qui pouvait tout
au plus aider à gagner quelques mois, ce n'était pas une solution. Il
y a mieux : par le fait même de cette clôture précipitée des cham-
106 REVUE DES DEUX MONDES.
bres, le ministère avait fait un pas plus décisif qu'il ne le pensait;
il s'était créé d'avance à lui-même l'impossibilité de se retrouver
en présence d'une majorité froissée et irritée.
C'est alors que s'ouvrait l'inévitable crise. Cette crise était dans
la situation sans doute; elle était précipitée en ce moment par l'a-
vénement aux affaires d'un nouveau ministre de l'intérieur, M. Po-
sada Herrera, qui entrait au pouvoir avec l'idée arrêtée de prendre
entre les partis une attitude plus hardie. M. José Posada Herrera
avait été progressiste autrefois; comme bien d'autres, l'expérience
venant, il n'avait pas tardé à se rallier au parti conservateur. Sans
être un homme brillant et fécond en ressources, il avait professé
avec talent le droit administratif; il était en ce moment même fiscal
ou procureur-général au conseil d'état, et depuis quelque temps il
tendait visiblement à prendre un rôle plus actif dans la politique.
C'était un Galicien qui, faute de qualités brillantes, avait la téna-
cité et l'esprit pratique de son pays natal. M. Posada Herrera avait
fait de la suspension des chambres la condition de son entrée au
ministère, et il était logique, à dire vrai, lorsque peu de jours après
il proposait dans le conseil deux mesures tendant à créer une situa-
tion entièrement nouvelle, — la dissolution du congrès et la recti-
fication des listes électorales pour arriver à la formation d'un nou-
veau parlement. Il pensait, non sans quelque raison, que la clôture
précipitée de la session n'était qu'une inconséquence mortelle si elle
ne conduisait à la dissolution du congrès, et à ses yeux la première
condition d'un appel au pays était la révision des listes électorales,
composées de façon à ne donner qu'une représentation inexacte ou
incomplète de l'opinion publique. M. Posada Herrera soutenait ces
idées avec la hardiesse d'un homme qui voulait marcher en avant
sans se laisser asservir aux prétentions ou aux combinaisons routi-
nières des partis, sans dissimuler que désormais il ne voyait pour
la reine que deux sortes d'ennemis, les radicaux avec leur chimère
de république et les absolutistes avec leur rêve de restauration du
passé, — tous les autres, modérés ou progressistes, étant des con-
stitutionnels de nuances différentes qu'on devait s'efforcer de grou-
per autour du trône par un système de juste et tolérant libéralisme.
C'était assez pour ébranler le cabinet en mettant la division entre
les ministres. Les uns, — et le président du conseil, M. Isturiz, était
du nombre, — eussent peut-être volontiers suivi le ministre de l'in-
térieur; les autres se refusaient à sanctionner des actes dans les-
quels ils voyaient le désaveu de tout ce qu'avait fait le parti conser-
vateur depuis deux ans. On ne put s'entendre, et le cabinet Isturiz
disparaissait après moins de six mois d'existence. Au milieu de ces
incertitudes, la reine, prenant un parti décisif, donnait gain de
l' ESPAGNE ET. LE MINISTERE o'dONNELL. 107
cause à la politique soutenue par M. Posada Herrera, appuyée par
le ministre de la marine, le général Quesada, et elle appelait au
pouvoir l'homme le plus propre, par son autorité comme par sa
position, à personnifier cette politique, — le général don Leopoldo
O'Donnell. Ainsi naissait à travers toute sorte d'intimes péripéties
le cabinet du 30 juin 1858, dont le comte de Lucena devenait le
chef, où entraient MM. Saturnino Galderon Collantes, Pedro Sala-
verria, Santiago Fernandez Negrete, le marquis de Corvera, et où
M. Posada Herrera et le général Quesada restaient comme le trait
d'union entre le ministère Isturiz et la combinaison nouvelle. Toutes
les conditions politiques de l'Espagne se trouvaient subitement dé-
placées, et par un jeu bizarre des choses, O'Donnell remontait au
pouvoir l'anniversaire du jour où il avait livré le combat de Yical-
varo en 185/i, à la tête d'une sédition militaire.
A n'observer que l'apparente situation de l'Espagne, c'était une
péripétie fort inattendue. Depuis qu'il avait quitté le ministère, trois
mois après avoir dompté la révolution en J856, le général O'Don-
nell semblait plutôt réduit à une attitude défensive. On l'avait vu,
dans la session de 1857, obligé un jour de faire face à une agres-
sion directe et vive d'un membre du sénat, le général Eusebio Ca-
longe, qui le mettait en cause pour avoir porté la main sur la dis-
cipline militaire, en faisant de l'armée un instrument de sédition. Ce
défi, le comte de Lucena l'avait relevé avec hardiesse et avec hau-
teur, rappelant l'histoire de tous les partis et de tous les hommes
qui s'étaient alternativement insurgés depuis vingt ans, ravivant le
souvenir des extrémités où était arrivée l'Espagne en 185Zi, se jus-
tifiant par l'adhésion secrète ou avouée de beaucoup de modérés, et
se faisant une arme de la complicité du général Narvaez lui-même
dans toute cette opposition dont l'insurrection de Vicalvaro n'avait
été que le couronnement. Puis il finissait en disant fièrement : « Ma
reine et mon pays m'ont jugé, l'histoire me jugera. » Depuis ce mo-
ment, il s'était tu, restant toujours moins un chef de parti qu'une
personnalité considérable, entouré de quelques amis dévoués, mais
assez antipathique à la majorité des chambres. Cette antipathie
était d'ailleurs si réelle, si peu dissimulée, qu'au commencement de
la session de 1858 le général Calonge, le même qui s'était fait l'ac-
cusateur d' O'Donnell, avait été élu, par une sorte de distinction,
secrétaire du sénat, et il avait suffi au ministère du général Armero
de paraître incliner vers V union libérale et les amis du comte de
Lucena pour être renversé par un vote du congrès. Dans cet en-
semble de faits et de symptômes extérieurs, rien donc ne semblait
conduire à un ministère O'Donnell, comme à la solution naturelle
des difficultés du moment. A considérer de plus près les événemens,
cette évolution de la politique espagnole avait cependant pour elle
108 REVUE DES DEUX MONDES.
une certaine logique des choses; elle était le corollaire de tout ce
qui arrivait depuis deux ans, de l'impuissance du parti conserva-
teur à se reconstituer dans sa force et dans son unité, de l'incohé-
rence du parlement, de cette impossibilité de vivre dont tous les
ministères semblaient atteints. Toutes les combinaisons avaient
échoué; les modérés laissaient échapper le pouvoir, les progres-
sistes ne pouvaient y aspirer. L'avènement de Yunion libérale dans
ces conditions n'était qu'une expérience de plus dans l'histoire des
expériences contemporaines de l'Espagne.
Offrir à toutes les nuances constitutionnelles une juste représen-
tation dans la vie publique, rallier modérés et progressistes, sans
distinction d'origine, à un système de libéralisme monarchique in-
dépendant des combinaisons des anciens partis, créer, s'il était pos-
sible, un parti nouveau pour une situation nouvelle, en faisant appel
au pays et en renouvelant le congrès par des élections, telle était la
politique, ou, si l'on veut, l'ambition du général O'Donnell. Le plus
difficile pour le moment était d'assurer cette position, un peu en
Tair entre toutes les opinions, et dans ce système de fusion uni-
verselle, la première, la plus importante affaire, on le comprend,
était la distribution des emplois. Aussi, dès son entrée au pouvoir,
le cabinet du 30 juin procédait-il à un large remaniement de l'ad-
ministration, en appelant à toutes les fonctions des hommes de tous
les partis. Les principales positions dans l'armée étaient naturelle-
ment dévolues aux chefs militaires qui avaient toujours suivi O'Don-
nell depuis 185Zi, — aux généraux Ros de Olano, Serrano, Dulce,
Echague. Le conseil d'état était reconstitué, et comptait parmi ses
' nouveaux membres des progressistes comme MM. Luzurriaga, In-
fante, Lujan, d'anciens conservateurs tels que MM. Pidal, Bertran
de Lis, des modérés libéraux comme M. Bermudez de Castro et
M. Pacheco. Un ami du duc de la Yictoire, M. Santa-Gruz, deve-
nait président de la cour des comptes; un autre progressiste, écri-
vain distingué d'ailleurs, M. Modesto Lafuente, avait la direction
. des bibliothèques, et M. Miguel Roda passait à une des principales
administrations financières. Dans une promotion de nouveaux séna-
teurs figuraient M. Gortina, M. Gomez de la Serna, M. Gantero et le
général Prim, à côté de M. Pacheco et de M. Pastor Diaz. La fusion
était vraiment complète dans les hautes sphères comme dans les
plus obscures régions de l'administration, à Madrid comme dans le
reste du pays, et elle était même poussée si loin qu'il y eut un mo-
ment une province ayant tout à la fois un gouverneur civil progres-
siste, un secrétaire du gouvernement modéré et un commandant
militaire vicalvariste. G'était l'idéal du système, et la fusion ici
touchait presque à la confusion.
Distribuer des emplois et trouver des hommes de tous les partis
l'espagre et le ministère o'donnell. 109
empressés à les recevoir, ce n'était point cependant la plus grande
difficulté. La politique de Vunion libérale avait évidemment à se
révéler par des actes plus sérieux et plus significatifs, si elle vou-
lait être un système de gouvernement. Elle se manifestait tout d'a-
bord par l'adoption de cette mesure dont M. Posada Herrera s'était
fait le promoteur, qui avait hâté la dissolution du ministère Isturiz,
par la rectification des listes électorales (décret du 6 juillet 1858).
C'était une question assez simple en elle-même, quoiqu'elle ait fait
bien du bruit et qu'elle ait suscité les plus vives polémiques. La ré-
vision des listes électorales en Espagne doit se faire tous les deux
ans. Lorsque la législation de 18Zr5 reparaissait tout entière à l'is-
sue de la dernière révolution, le ministère Narvaez, ayant à convo-
quer un congrès, se trouvait dans un singulier embarras : les der-
nières listes dataient de 1853, elles n'avaient pu subir la révision
légale en 1855. Telles qu'elles étaient, elles servaient aux élections
nouvelles d'où sortait le congrès existant encore en 1858, et ce n'est
qu'après ces élections que la révision prescrite par la loi pouvait
être opérée par les municipalités, recomposées elles-mêmes. Cette
révision datait de 1857. Décréter une rectification nouvelle en 1858,
comme le faisait le cabinet O'Donnell à son avènement, c'était, di-
sait-on, une illégalité flagrante. C'était illégal sans doute, mais pas
beaucoup plus illégal que le procédé même du ministère Narvaez,
et pas beaucoup plus irrégulier que la composition des listes sou-
mises à la révision, ainsi qu'on l'a vu depuis. Ce qui donnait un ca-
ractère tout particulier de gravité à cette mesure, c'est le sens que
le cabinet nouveau y attachait, lorsqu'il disait dans son rapport à
la reine : « Par malhçur, et par une suite de causes dont l'énu-
mération et l'examen seraient inopportuns, c'est l'opinion générale
que, depuis l'introduction du système représentatif parmi nous, et
quelles que soient les doctrines politiques des partis qui se sont
succédé au pouvoir, la volonté du corps électoral a subi fréquem-
ment de funestes restrictions, et les élémens qui, d'après la loi, de-
vaient le composer ont été constamment dénaturés. Les conseillers
de votre majesté croient que le jour est venu où doit disparaître un
abus qui mine l'existence des institutions, qui tend à favoriser l'u-
surpation d'un des droits les plus précieux consacrés par la consti-
tution, et à fausser dans son origine l'expression de la véritable
opinion publique...» Pour parler ainsi, le cabinet s'appuyait sur
des faits qui ont pu être expliqués ou atténués sans être entière-
ment contestés. Ces listes soumises à une rectification étaient com-
posées de telle sorte que, dans certaines provinces, à Caceres no-
tamment, sur 2,733 électeurs 9Zil l'étaient sans droit; à La Corogne,
sur 796 inscrits, 300 ne payaient pas le cens fixé par la loi. Que le
lj[() BEVUE DES DEUX MONDESî
ministère, après cela, fût mû par la pensée de dégager d'un corps
électoral remanié un congrès mieux porté à goûter sa politique,
c'est ce qui n'est point douteux. Il est bien clair que là devait être
la véritable expression de l'opinion publique.
Cette rectification des listes électorales, accueillie avec joie par
les progressistes, vue avec une méfiance hostile par les modérés, ré-
solvait évidemment d'une façon implicite la question de l'existence
du congrès. Le ministère dans son langage faisait trop ouvertement
le procès du passé pour que tout ne dût pas être nouveau dans une
situation nouvelle. C'était même une condition de vie ou de mort. La
dissolution du congrès toutefois se trouvait un peu ajournée. D'abord
la reine Isabelle parcourait en ce moment les provinces des Asturies
et de la Galice avec toute sa cour et quelques-uns des ministres.
Elle prenait plaisir à conduire par la main le jeune prince des Astu-
ries aux rochers de Covadonga, berceau de la monarchie espagnole.
Pendant plus d'un mois, tout était aux ovations populaires, aux
fêtes et aux pèlerinages. La reine d'ailleurs n'était point peut-être
sans quelque perplexité. Après avoir consenti à la rectification des
listes électorales, elle en était à craindre que le général O'Donnell,
dans son système d'équilibre, n'inclinât trop vers les progressistes,
et que des élections accomplies dans ces conditions n'achavassent
la déroute du parti modéré, dont elle ne pouvait oublier la fidélité,
les services et l'intelligent appui. Ce n'est que le 11 septembre que
la reine, cédant aux conseils du général O'Donnell, signait à La Co-
rogne le décret qui dissolvait le congrès, ordonnait les élections nou-
velles, et fixait au 1" décembre la réunion des prochaines certes.
Ce n'étaient là toutefois que des révélations assez peu claires en-
core, assez peu significatives, de la pensée que le cabinet du 30 juin
portait au pouvoir. Une multitude d'employés étaient déplacés, les
listes électorales subissaient un complet remaniement, le congrès
était dissous; mais d'un autre côté la loi sur la presse, une loi ri-
goureuse due à l'initiative de M. Nocedal, et qui avait eu à essuyer
les plus ardentes et les plus justes censures, demeurait intacte. La
politique du ministère commençait à se dessiner en traits un peu
plus distincts dans deux actes presque simultanés, et où s'effaçait
du moins le caractère tout personnel de certaines mesures adoptées
depuis deux mois. L'un de ces actes était un décret qui faisait re-
vivre la loi de 1855 sur le désamortissement civil en réservant les
-questions de désamortissement ecclésiastique, qui devaient être l'ob-
jet d'une négociation nouvelle avec le saint-siége. Un autre acte
tout politique et d'une signification plus générale était la circulaire
adressée le 21 septembre par M. Posada Herrera aux gouverneurs
des provinces pour guider leur marche dans les élections et pour
l'espagne et le ministère o'donnell. 111 *
exposer les principes du gouvernement. Si quelquefois on avait pu
craindre une évolution trop décidément progressiste du cabinet, le
langage de M. Posada Herrera était de nature à rassurer sur ce
point. Le cabinet, par l'organe du ministre de l'intérieur, se pro-
nonçait nettement et péremptoirement pour la constitution telle
qu'elle existait avec les réformes récemment accomplies, en se ré-
servant tout bas, il est vrai, de ne point présenter la loi sur les
majorats, qui serait une conséquence de ces réformes. L'idée de
la fusion des partis ou de la création d'un parti nouveau affranchi
de toute solidarité compromettante avec le passé, cette idée était
du reste complaisamment développée de façon à frapper l'esprit des
électeurs.
« ... Les ministres actuels, disait M. Posada Herrera, ne cesseront de se-
conder les bienfaisantes intentions de sa majesté en contribuant pour leur
part à rétablir Tancienne grandeur de la monarchie sur les solides fonde-
Hiens de la prospérité publique, d'une moralité incontestable dans la ges-
tion des affaires et de l'exercice loyal du système représentatif, bien inesti-
mable que l'Espagne devra à la dynastie actuelle. Le gouvernement ne mé-
connaît pas les difficultés qu'il pourra rencontrer dans la pratique; mais
ces difficultés ne sont pas de telle sorte qu'elles ne puissent être vaincues...
Aux préjugés enracinés, aux dissensions locales et personnelles qui se dé-
guisent sous des noms politiques, vous pouvez opposer avec avantage les
principes du gouvernement. Celui-ci ne se croit pas obligé de favoriser des
partis qui prétendent fonder la monarchie, chacun sur une constitution
différente, qui aspirent à établir un système administratif, chacun suivant
ses vues propres, et qui voudraient livrer les fonctions de l'état à un per-
sonnel exclusif. Il n'admet pas que des partis de cette nature puissent
s'appeler constitutionnels, et il ne croit pas que la nation puisse en attendre
d'autres fruits que le despotisme ou l'anarchie. D'un autre côté, vous ne fe-
rez que vous conformer aux désirs du gouvernement en acceptant l'appui
de tous ceux qui veulent s'associer de bonne foi à une politique qui, en pre-
nant pour point de départ les institutions actuelles, a pour premier objet
d'en consolider l'exercice. Vous pouvez faire abstraction des dénominations,
quand ceux qui les portent n'ont point sur la dynastie, sur la constitution
et sur les principales questions politiques des opinions contraires à celles
du gouvernement. Il y a de toutes parts des hommes honorables qui con-
servent par tradition certaines dénominations qui ne signifient plus rien de
réel dans la plupart des cas; il y a aussi une jeunesse pleine de nobles aspi-
rations, obligée jusqu'ici de s'éloigner des affaires publiques ou de se fondre,
en abdiquant toute liberté, dans les anciens partis. Quand vous aurez obtenu
l'appui de cette classe de personnes, vous pourrez défier les colères intem-
pestives des factions extrêmes... »
La politique de Yunion libérale ou du cabinet O'Donnell, on la
pressentait sans doute; elle trouvait ici son expression adaptée aux
112 REVUE DES DEUX MONDES.
circonstances. On remarquera que, dépouillé de l'artifice du lan-
gage, ce système n'avait rien d'absolument nouveau; c'était un jeu
d'équilibre. Par la rectification des listes électorales et par la dis-
solution du congrès comme par l'appât des emplois publics, le ca-
binet s'efforçait d'attirer les progressistes; par ses déclarations dé-
cisives en faveur du maintien de la constitution réformée, il voulait
<îalmer les inquiétudes et les défiances des modérés. Le ministère
en était-il plus fort? Dans ces premiers momens, il avait à subir
plus d'une crise intime, que ses ennemis grossissaient en mettant
habilement en lumière les contradictions de cette politique, en sup-
posant des antagonismes dans le cabinet, en montrant ce faisceau
de volontés, de tendances, d'intérêts divers, toujours prêt à se dis-
soudre. Une de ces crises se cténouait par la retraite du général
<)uesada, ministre de la marine, qui, à l'insu du président du con-
seil, avait obtenu de la reine la nomination d'un amiral. Ce n'était
lien en apparence, et au fond l'existence du cabinet ne tint peut-
être qu'à un fil. Il n'y a qu'un amiral de la flotte en Espagne, et
justement parce qu'il est seul, il a une grande influence dans toutes
les affaires de la marine. Ce haut personnage était alors et est en-
core aujourd'hui le général Armero, que ses opinions rattachent à
Yunion libérale, La nomination d'un second amiral, qui avait peut-
être moins de goût pour la politique nouvelle, était comme une di-
minution indirecte de la position du général Armero et une atteinte
aux prérogatives du président du conseil. Le général O'Donnell prit
fort mal cette tentative d'indépendance d'un de ses collègues. Le
ministre de la marine dut se retirer, et fut remplacé par un ami dé-
Toué du chef du cabinet, par le général Macrohon (novembre 1858).
tjuant au nouvel amiral, il garda son grade, puisque la signature
xle la reine était engagée; mais il ne fut plus qu'un amiral hono-
raire. Le ministère naviguait à travers des écueils invisibles, en
même temps qu'il avait à faire face aux partis prêts à se retrouver
autour du scrutin.
Tout résidait en effet dans le degré de vitalité et de résistance
de ces partis, que le général O'Donnell prétendait supprimer ou
absorber. Quelles étaient les dispositions et l'attitude réelle des di-
verses fractions des anciennes opinions? Parmi les modérés, il en
était évidemment qui inclinaient depuis longtemps vers quelque
transaction semblable à celle de Yunion libérale, et qui n'éprou-
vaient nulle répugnance d'opinion à s'associer à la tentative du
comte de Lucena. M. Martinez de La Rosa acceptait la présidence
du conseil d'état; M. Mon se laissait volontiers nommer ambassa-
deur à Paris; le chef du dernier cabinet, M. Isturiz lui-même, allait
reprendre à Londres le poste de ministre de la reine, qu'il avait
l'espagne et le ministère o'donnell. J13
longtemps occupé. D'autres, et quelques-uns des chefs les plus
éminens du parti, tels que M. Bravo Murillo, semblaient se retirer
pour le moment de la lutte, non sans quelque découragement, et
étaient décidés à ne point livrer leur nom aux chances du scrutin.
Certains groupes modérés cependant n'avaient pu dissimuler leur
surprise, leur mécompte et leur irritation à l'avènement du cabinet
du 30 juin. S'il y eut une trêve au premier instant, cette trêve fut
de courte durée. Une vigoureuse et ardente opposition conserva-
trice s'était organisée aussitôt, et c'est dans la presse, — à demi
libre de fait, sinon légalement, puisque la loi de M. Nocedal sub-
sistait toujours, — que cette opposition allait faire la guerre, tantôt
par une ironie spirituelle et acérée, comme dans le journal VEstado,
tantôt par une dialectique implacable et animée, comme dans r£'^-
pana. Ces opposans marchaient avec un singulier ensemble : ils
accusaient le ministère de contribuer plus que tout autre à la dé-
composition du parti modéré, d'avoir fait un vrai coup d'état par
la dissolution du congrès et la rectification illégale des listes élec-
torales, laissant dans l'histoire un précédent que toutes les factions
pourraient invoquer à leur tour. Le général O'Donnell devenait sur-
tout le point de mire de ces hostilités. Ce n'était plus le sauveur
de 1856, c'était le chef révolté de ISbli, le factieux de Vicalvaro, à
qui on rappelait toutes les contradictions de sa vie, un ambitieux
arrivé au pouvoir en déguisant les intérêts d'une coterie semi-po-
litique, semi-militaire, sous le nom d'union libérale. Après le pré-
sident du conseil, M. Posada Herrera était le ministre le plus attaqué
comme principal auteur de la crise qui avait amené le cabinet du
30 juin, et M. Mon lui-même n'était point épargné pour son alliance
avec le général O'Donnell. Somme toute, il restait dans le parti mo-
déré un groupe peu nombreux, mais ardent d'opposition.
Le parti progressiste était visiblement celui qui avait le plus ga-
gné à un certain point de vue dans cette évolution de la politique
espagnole. Il retrouvait une certaine importance, il rentrait dans
les emplois publics, il était admis à participer aux affaires. Aussi
les hommes les plus sensés du parti ou les plus pressés d'arriver
s'étaient-ils hâtés de répondre aux avances du ministère, recevant
les demi-satisfactions qui leur étaient données en attendant mieux,
et se flattant d'exercer quelque influence sur le gouvernement en lui
prêtant leur appui. Ce n'était point l'affaire des progressistes d'opi-
nions plus exaltées, qui considéraient cette politique comme une dé-
fection et n'avaient que d'ironiques sévérités pour MM. Santa-Cruz,
Modesto Lafuente, Lujan, Infante, bien d'autres encore, qui avaient
accepté des fonctions publiques. Si pour les modérés le général Léo-
pold O'Donnell était redevenu le factieux de 185/i, pour les fauteurs
TOME XXV. 8
114 REVUE DES DEUX MONDES.
exaltés du progrès c'était l'homme de 1856, qui avait étouffé la ré-
volution, dissous par les armes l'assemblée constituante et la milice
nationale,— et l'un des chefs progressistes, M. Escosura, n'avait pas
moins d'invectives contre le comte de Lucena que l'opposition con-
servatrice la plus vive. « Sans discuter longuement ce document offi-
ciel, disait-il en parlant de la circulaire de M. Posada Herrera, il
est facile de voir que c'est une déclaration de guerre non-seule-
ment au parti progressiste, mais encore aux modérés, aux démo-
crates, aux absolutistes, à tout ce qui n'est pas le général O'Don-
nell. Voilà la vérité, telle est la situation. Nous autres Espagnols,
nous sommes arrivés à ce point qu'on nous dise : choisissez; entre
O'Donnelliste et factieux ^ il n'y a point de milieu. » Dans ce camp
du progrès avancé se trouvaient, outre M. Escosura, MM. Olozaga,
Madoz, Gorradi, Galvo Asensio, Salmeron, Aguirre, Sagasta, tous plus
ou moins mêlés à la révolution de 185/i. Aux approches de l'ou-
verture du scrutin, une junte progressiste se réunissait, et elle rédi-
geait, elle aussi, sa circulaire, qu'elle adressait aux électeurs pour
leur rappeler les principes du parti. Les progressistes, à vrai dire,
relevaient le drapeau de la constitution votée en 1855 et déchirée
par l'épée du général O'Donnell, de telle sorte que le ministère se
trouvait entre deux foyers extrêmes d'opposition. Et même parmi
les hommes des deux partis, modérés ou progressistes, dont il avait
fait ses alliés, était-il sûr de trouver toujours un appui bien solide?
Tout indiquait au contraire que progressistes et modérés ministé-
riels n'avaient qu'une foi médiocre en Y union libérale , et se tenaient
également prêts à recueillir l'héritage d'une situation qu'ils soute-
naient dans des vues différentes ; seulement les uns et les autres ne
remarquaient pas que cette situation avait pour garantie la volonté
d'un homme d'un caractère difficile à déconcerter, qui avait dit un
jour qu'il ne mourrait pas d'une apoplexie de légalité, et qui, en
remontant au pouvoir, était assurément décidé à ne rien négliger
pour s'y maintenir.
On n'a jamais vu en Espagne des élections tournant contre les
ministères qui les faisaient. Le résultat de ce mouvement électoral,
arrivé à son terme aux derniers jours d'octobre, reflétait d'ailleurs
fidèlement les complexités de la situation nouvelle de la péninsule.
L'opposition conservatrice était assez clair-semée. M. Nocedal, qui
sous le cabinet Narvaez avait triomphalement conduit le scrutin
d'où était sorti le dernier congrès, avait le sort réservé à tous les
ministres de l'intérieur espagnols dans les élections qu'ils ne diri-
gent plus : il ne parvenait pas même à se faire élire à Tolède. L'op-
position modérée ne comptait pas plus de trente membres, parmi
lesquels étaient le comte de San-Luis, le marquis de Pidal, MM. Gon-
l'espagne et le ministère o'donnell. 115
zalez Bravo, Egana, Moyano. Les progressistes j!??/r5, plus heureux
que dans les précédentes élections, formaient dans le nouveau con-
grès une petite phalange de vingt membres, dont les principaux
étaient MM. Olozaga, Madoz, Calvo Asensio, Sanchez Silva, Sagasta,
Aguirre. Le reste appartenait au ministère ou était revendiqué par
lui. Il était aisé de voir toutefois que cette majorité, si grande en
apparence, se composait des élémens les plus hétérogènes. Il y avait
des amis particuliers du général O'Donnell, le groupe distinct de
Yîuiion lihéraley des progressistes et des conservateurs ralliés, sur-
tout beaucoup d'inconnus et déjeunes gens entrant pour la première
fois dans la vie publique.
Le ministère ne triomphait pas moins. La difficulté pour lui, après
avoir franchi le défilé, des élections, était de maintenir un certain
ordre dans cette majorité bariolée, passablement incohérente, dont
il était censé représenter les aspirations encore plus que les opi-
nions, et qu'un accident parlementaire pouvait dissoudre à tout in-
stant, si l'on ne mettait un grand art à la conduire. C'est ainsi que
partis et ministère arrivaient à l'ouverture du congrès, fixée au
1" décembre 1858. Le cabinet du 30 juin n'avait point assurément
accompli de grandes œuvres en politique depuis son avènement. Il
avait vécu, il avait mis tous ses efforts à transformer une situation
qu'il voulait marquer de son empreinte; il ayait levé l'état de siège
dans les dernières provinces soumises au régime militaire; il an-
nonçait l'exécution définitive du désamortissement civil, des négo-
ciations nouvelles avec Rome pour le désamortissement des pro-
priétés religieuses, une loi sur la presse destinée à régler la libre
discussion des intérêts publics u sous la garantie du jugement par
le jury, » des mesures financières, un grand projet d'améliorations
matérielles ; c'était là le résumé du discours par lequel la reine ou-
vrait la session et où revenait la pensée favorite du ministère, a Une
politique prévoyante, disait la harangue royale, qui améliore le pré-
sent sans détixiire, qui réalise un progrès sûr, quoique lent, dans
toutes les parties du gouvernement de l'état, conciliera enfin les es-
prits de tous les Espagnols, et leur permettra de travailler ensemble
à l'affermissement de la prospérité de la nation et de la pratique
sincère du régime constitutionnel. »
Une parole de conciliation inaugurait heureusement sans nul
doute un parlement nouveau plein de dissonances, où le gouverne-
ment devait être obligé de rallier sans cesse une majorité vivant de
perpétuels compromis. Au fond, cette session, qui commençait le
l^"" décembre, était une épreuve sérieuse pour Viinion libérale^ elle
ne pouvait que dessiner d'une façon plus nette la situation en met-
tant en lumière l'attitude du ministère, le mouvement des partis,
415 REVUE DES DEUX MONDES.
le caractère des différentes politiques qui s'agitaient, et en deve-
nant l'occasion naturelle de toutes les explications. On s'expliqua,
on s'irrita, et le cabinet restait victorieux à l'issue de cette première
mêlée du débat de l'adresse. Le résultat d'ailleurs était moins cu-
rieux que la discussion elle-même , où se dévoilaient les vrais rap-
ports, les tendances et les forces respectives des opinions.
L'opposition modérée s'armait la première de tous ses griefs
contre le ministère. Par l'organe du marquis de Molins et du duc
de Rivas dans le sénat, de M. Gonzalez Bravo et de M. Moyano dans
le congrès, elle lui reprochait ses versatilités, ses inconséquences,
les innombrables destitutions par lesquelles .il s'était signalé, le
trouble qu'il avait jeté dans toutes les situations, l'incohérence qu'il
avait érigée en système; elle lui faisait un crime d'avoir rectifié
sans droit les listes d'élections et arbitrairement recomposé le corps
électoral, d'être irrespectueux pour le concordat, qu'il semblait évi-
ter systématiquement de mentionner en parlant de ses négociations
avec Rome, d'acheminer sans le vouloir ou sans le savoir la poli-
tique de l'Espagne vers les progressistes. Les modérés de l'oppo-
sition tenaient surtout à faire acte de vie, à protester contre l'arrêt
de déchéance si souvent lancé par le général O'Donnell contre l'an-
cien parti conservateur. Les progressistes purs, de leur côté, n'é-
taient point éloignés de tenir un langage analogue dans un sens
entièrement différent. Eux aussi, ils refusaient de se considérer
comme morts, et à leur tour ils accusaient le cabinet de faire toiit
ce qu'avaient fait les autres ministres modérés, d'être aussi arbi-
traire, aussi violent, aussi restrictif, en ajoutant aux actes quelques
promesses illusoires. « Vunion libérale, disait M. Galvo Asensio le
23 décembre 1858, a la mission de détruire; elle n'a rien créé, et
elle ne peut rien créer; elle ne sert qu'à alimenter des espérances
chez les plus candides, à offrir un refuge aux fatigués et la pâture
aux plus avides. Vunion libérale n'a ni traditions, ni histoire, ni
principes, et elle ne peut avoir d'avenir. » Il n'en arrivait pas moins
que ces accusations, venant d'oppositions contraires, antipathiques,
se détruisaient elles-mêmes, et tournaient au profit du ministère.
Lorsque M. Moyano, au nom des modérés, présentait un amende-
ment pour rappeler le concordat de 1851, passé sous silence dans le
discours royal, l'opposition progressiste votait avec les amis du
cabinet. Lorsque M. Galvo Asensio, au nom des progressistes, pré-
sentait de son côté un amendement pour réclamer l'extension du
droit électoral, et mettait ainsi en cause toute la législation consti-
tutionnelle, l'opposition modérée se retrouvait auprès du ministère;
M. Pidal votait avec là majorité. G'était une sorte d'équilibre; l'op-
position modérée préférait encore le ministère aux progressistes.
l'espagne et le ministère o'donnell. 117
et les progressistes préféraient le général O'Donnell et V union libé-
rale aux modérés.
Le général O'Donnell avait-il donc absolument tort lorsqu'il pro-
clamait incessamment la dissolution des anciens partis? Était-il
dénué de, perspicacité lorsqu'il comptait justement sur l'impuis-
sance inhérente à cette dissolution des opinions d'autrefois? Sans
doute, il pouvait s'exagérer à lui-même ce qu'il désirait, ce qui
entrait dans ses vues; il se montrait surtout plus homme d'expé-
dient qu'homme d'état, en pensant qu'avec des débris de partis il
pourrait faire un parti nouveau. La décomposition n'était pas moins
réelle; elle se découvrait naïvement dans ces discussions parlemen-
taires, et le général O'Donnell déployait toutes les ressources d'une
stratégie assez monotone, bien que le plus souvent heureuse, pour
prendre sur le fait, pour provoquer même ces explosions d'incohé-
rence, en mettant aux prises ceux qui accusaient l'ambiguïté de sa
politique et ceux qui lui reprochaient sa témérité. Un jour, vive-
ment attaqué dans le sénat par le duc de Rivas, le général O'Don-
nell se tournait vers son adversaire, mettant l'opposition en de-
meure de dévoiler à son tour ses idées, et il s'écriait : « Le duc de
Rivas approuve -t- il le programme de gouyernément que nous ex-
posa il y a un an M. Bravo Murillo? Sa seigneurie me dit que non,
je n'ai plus rien à ajouter. A côté de cette dénégation, mes paro-
les sembleraient pâles. Entre le duc de Rivas modéré et M. Bravo
Murillo également modéré, il n'y a donc point conformité de vues. »
Un autre jour, pressé dans le congrès par M. Olozaga, le comte de
Lucena, sortant brusquement de la politique, s'adressait à son an-
tagoniste et lui rappelait qu'il n'aurait pas refusé de servir comme
ambassadeur à Londres, tandis que lui O'Donnell devenait prési-
dent du conseil à Madrid le lli juillet 1856; puis, se tournant vers
un autre progressiste de l'opposition, le chef du cabinet disait :
(A M. Galvo Asensio accepterait-il des fonctions que je lui offrirais-?
— Non, répondait le député interpellé. — Et voilà justement la
contradiction entre M. Olozaga et M. Galvo Asensio, » ajoutait
O'Donnell.
Ainsi le duc de Rivas était un modéré, et il différait d'opinion
avec M. Bravo Murillo, dont la politique n'était point assurément
celle du comte de San-Luis ou de M. Pidal. Entre M. Galvo Asen-
sio et M. Olozaga, tous deux progressistes opposans, il y avait les
mêmes divergences, sans compter que les opinions de l'un et de
l'autre étaient incompatibles avec l'ordre constitutionnel existant.
Ges dissidences ou ces incompatibilités, le général O'Donnell les
constatait, il les exagérait même pour en tirer la justification de la
politique du ministère. G' était naturellement pour lui la moralité
118 BEVUE DES DEUX MONDES.
de la situation. « Ces débats, disait-il, n'ont-ils pas mis pleinement
en lumière le fractionnement des partis? N'en résulte-t-il pas cette
vérité, qu'aucun d'eux n'est à lui seul dans les conditions néces-
saires pour former un gouvernement capable de maintenir l'ordre,
la légalité, le trône de la reine et le régime constitutionnel? » Quel-
quefois aussi ces vivacités parlementaires, qui dégénèrent si sou-
vent en personnalités violentes et en confusion, servaient merveil-
leusement le général O'Donnell. Dans une circonstance, un de ces
souvenirs irritans qui mettent les partis auX prises en ravivant toutes
les antipathies du passé traversait subitement la discussion. Il s'a-
gissait de la statue de M. Mendizabal, et M. Mendizabal ramenait
aux vieilles luttes entre modérés et progressistes. Le tumulte enva-
hissait le congrès, et le président du conseil, saisissant l'à-propos,
se hâtait d'intervenir en pacificateur un peu sévère. « Qu'on rap-
pelle à l'ordre tous les députés, disait-il, nous discréditons le gou-
vernement représentatif. Une telle scène est un triomphe pour les
ennemis du régime constitutionnel. Je prie M. le président et le
congrès de mettre un terme à cette discussion, afin que nous ne
donnions pas aux ennemis du gouvernement représentatif le droit
de dire que ce régime qst impossible en Espagne. » Et ce tumulte
avait de plus pour le ministère l'avantage de faire disparaître cette
question de la statue de Mendizabal, qui était un véritable embar-
ras. C'est ainsi que le général O'Donnell manœuvrait sur le champ
de bataille parlementaire, portant le plus souvent la guerre chez ses
adversaires, profitant habilement des circonstances, s' armant à tout
instant de cette dissolution des partis, à laquelle il n'était point
étranger, et finissant par représenter sa politique comme la der-
nière et unique garantie du régime constitutionnel en Espagne. Ce
n'était pas, quoi qu'on en dise, d'un médiocre tacticien, à ne con-
sidérer que la situation personnelle du premier ministre.
Une autre difficulté, à vrai dire, était à vaincre pour le général
O'Donnell: c'était d'éviter les divisions dans son propre camp. Les
amis du ministère, modérés ou progressistes ralliés à Vunion libé-
rale, avaient tenu, eux aussi, à s'expliquer, à préciser leur posi-
tion et la mesure de l'appui qu'ils prêtaient au gouvernement. Les
progressistes surtout, dont l'évolution un peu subite n'avait point
échappé à la raillerie, se sentaient pressés de ne plus rester dans
le rôle de ministériels silencieux. Deux hommes notamment, M. Lu-
zurriaga dans le sénat, M. Modesto Lafuente dans le congrès, se
chargeaient de ces explications délicates, et leur langage pouvait se
résumer à peu près en ces termes : « Nous croyons que la société
n'est pas dans ses conditions normales, et quand nous voyons un
gouvernement disposé à soutenir l'ordre, le système parlementaire,
l'espagne et le ministère o'donnell. 119
les droits des chambres, nous nous plaçons à ses côtés pour empê-
cher de plus grands désastres, afin de l'aider à établir un régime
libéral; mais nous ne renonçons pas pour cela à nos idées, qui au-
ront leur jour par le progrès régulier de la raison publique, non par
la force matérielle des révolutions. Nous soutenons aujourd'hui le
cabinet parce que dans notre pensée c'est l'unique moyen d'assurer
l'avenir des idées libérales elles-mêmes et d'échapper à l'anarchie
d'un côté, au despotisme de l'autre. » Cette juxtaposition d'élémens
si divers imposait d'ailleurs au gouvernement une singulière réserve.
Le ministère sentait bien que s'il élevait des questions de principe
touchant à l'ordre politique, cette majorité complexe et fragile pou-
vait à tout instant voler en éclats, modérés et progressistes retour-
nant à leurs affinités naturelles. Aussi mettait-il tout son art à éviter
les périlleuses questions où on ne pouvait s'entendre, et par le fait
cette session, qui commençait par toutes les vivacités des débats
de l'adresse, continuait par la discussion de projets d'un ordre tout
spécial ou économique, tels que le budget, une loi affectant un cré-
dit extraordinaire de deux milliards de réaux à de grands travaux
publics, d'autres lois sur la compétence du conseil d'état ou sur le
recrutement. Une loi sur la, presse était présentée, et on se hâtait
prudemment de l'ensevelir dans le mystère d'une commission d'où
elle n'est point encore sortie. Ainsi ménagemens infinis pour une
majorité artificielle et équivoque, attitude passionnée, militante,
agressive vis-à-vis des oppositions , telle était sous sa double face
la politique du gouvernement.
L'antipathie entre le ministère et l'opposition conservatrice était
surtout très vive et arrivait à un degré d'irritation extrême; c'était
au fond une vieille et implacable querelle. Les modérés poursui-
vaient toujours dans le général O'Donnell le chef de la révolte mili-
taire du 28 juin 1854, et le comte de Lucena à son tour, sans vouloir
rentrer dans la discussion du passé , ne résistait pas à la tentation
de réveiller des souvenirs irritans, comme pour créer à sa prise
d'armes une sorte de légitimité rétrospective par l'indignité des
admxinistrations modérées qui avaient précédé la révolution. De là
un épisode qui surgissait tout à coup, et où, sous l'apparence d'une
question de moralité, se déguisaient assez peu les haines person-
nelles. Le mot de moralité joue un grand rôle dans les affaires de
l'Espagne depuis dix ans; il a été un programme de gouvernement,
il est devenu le prétexte d'une révolution. Les cortès constituantes,
issues de cette révolution, allaient fouiller tous les actes des cabi-
nets conservateurs depuis 18Zi3 pour y découvrir des traces d'im-
probité et de vénalité. Cet orage d'accusations avait semblé s'apai-
ser, lorsque le général O'Donnell, cédant à un dangereux désir de
120 REVUE DES DEUX MONDES.
représailles, le laissait éclater de nouveau par deux procès engagés
coup sur coup contre un membre du sénat et contre un ancien mi-
nistre; puis, par une coïncidence au moins malheureuse, le ministère
prenait l'initiative de la première de ces poursuites trois jours après
une discussion où le sénateur mis en cause, M. Manuel Lopez San-
taella, avait fait acte d'hostilité par son vote.
Deux fois ainsi en peu de temps le sénat se trouvait transformé
en cour de justice. M. Lopez Santaella était accusé comme ancien
commissaire de la cruzada^ et le sénat se déclarait incompétent (1).
M. Esteban Collantes était poursuivi comme ancien ministre des
travaux publics, au sujet d'une somme de près de neuf cent mille
réaux payée par l'état pour des fournitures qui n'avaient point été
faites, et il fut absous, parce qu'il n'y eut pas une majorité légale
suffisante pour le condamner. Tristes affaires où perçait trop l'irri-
tation politique ! On avait évidemment voulu, par le procès fait à
M. Esteban Collantes, atteindre un parti ou une opposition, et c'est
peut-être la tendance donnée à une accusation de ce genre qui avait
le mieux servi à préserver l'ancien ministre. Au fond, le verdict du
sénat qui absolvait M. Collantes avait un peu l'air d'un avertissement,
et en fin de compte ces procès répétés, qui ressemblaient à des em-
portemens d'humeur ou à des représailles, qui faisaient revivre tous
les souvenirs des divisions passées, n'étaient propres qu'à rendre
plus irréconciliables le ministère de ['union libérale et ses adver-
saires de l'ancien parti modéré. Il en résultait qu'à la fin de la ses-
sion, après six mois de luttes parlementaires, le général O'Donnell
se retrouvait dans la même position de combat et d'incertitude,
ayant vécu sans avoir moralement gagné, rencontrant en face de
lui des oppositions plus vives et plus ardentes, soutenu par une ma-
jorité qui ne l'avait point abandonné, mais qui n'était point devenue
un parti nouveau, et dont l'incohérence restait toujours le premier
caractère.
Un certain accord ne s'était manifesté entre les partis durant cette
longue session que dans les questions qui intéressaient et mettaient
en jeu le sentiment national, dans quelques affaires extérieures.
Lorsqu'au commencement de 1859 on connut à Madrid le message
présidentiel des États-Unis, où M. Buchanan, avec la tranquille
hardiesse d'un spéculateur accoutumé aux opérations heureuses,
proposait de tenter de nouveau des négociations pour acheter l'île
(1) La commission de la cruzadà, supprimée on 1851, était une institution d'origine
pontificale char^çée d'administrer les fonds provenant du placement des bulles du pape
en Espagne et des droits payés par les fidèles pour la dispense du maigre. Le commis-
saire, par la nature do ses fonctions, ne relevait que de Rome; le sénat l'a jugé ainsi
par son arrôt d'incompétence.
I
l' ESPAGNE ET LE MINISTÈRE o'dONNELL. 121
de Cuba, et laissait entrevoir dans le lointain la possibilité d'un ap-
pel à la loi omnipotente de la force, l'instinct espagnol se soulevait
d'un élan spontané et unanime dans le sénat et dans le congrès;
toutes les opinions, toutes les fractions d'opinions se serraient au-
tour du gouvernement pour opposer le faisceau de tous les patrio-
tismes aux audacieux calculs de la république américaine. C'était
aux premiers jours de janvier 1859. Lorsque la guerre d'Italie com-
mençait et obligeait les peuples les plus désintéressés dans la lutte
à augmenter leurs forces, à prendre une attitude d'observation et
d'attente, tous les partis se rallièrent aussi à la politique du cabi-
net, qui consistait dans une neutralité appuyée sur un accroisse-
ment du matériel de guerre et de l'armée jusqu'au chiffre de cent
mille hommes.
Ici cependant, sous cette neutralité admise comme un principe de
politique, on aurait pu distinguer une singulière diversité d'impres-
sions tenant aux affinités naturelles des opinions. Tous les partis
étaient d'accord avec le gouvernement sur la nécessité de s'armer
et de prendre une position de prévoyance; mais ils ne pensaient pas
tous de même sur la cause essentielle de la guerre. Le parti pro-
gressiste était le plus favorable à l'émancipation de l'Italie. A ses
yeux, c'était la révolution se réveillant tout à coup et retrouvant des
forces pour se répandre dans tous les pays. Ce n'était pas de quoi
faire aimer l'indépendance italienne en Espagne. Les progressistes
cependant ne confondaient pas dans leurs sympathies la cause de
l'Italie et la politique impériale française. Les modérés avaient
d'extrêmes méfiances à l'égard de la cause italienne, dans laquelle
ils ne voyaient qu'une machine de guerre préparée et dirigée dans
des desseins inconnus... Le sens libéral des affaires d'Italie leur
échappait entièrement. Pour tout dire, ils se plaçaient, sans le
vouloir peut-être, au point de vue absolutiste et autrichien dans
leur manière d'envisager la marche des événemens, et pendant
quelques mois on a eu l'étrange spectacle de tout un groupe de
journaux conservateurs espagnols mettant le zèle le plus curieux à
débrouiller les énigmes du télégraphe au profit des anciens maîtres
du nord de l'Italie, exagérant les forces de l'Autriche, déguisant
ses revers, diminuant les succès des armées alliées, donnant une
couleur purement révolutionnaire aux plus légitimes revendica-
tions des Italiens, poursuivant dans leurs polémiques le Piémont
et son roi. Entre ces deux camps opposés, le ministère et ses dé-
fenseurs tenaient en quelque sorte la balance. Moralement ils n'a-
vaient que des sympathies pour l'émancipation de l'Italie; mais en
même temps ils s'inquiétaient de l'extension possible d'une guerre
qui pouvait si gravement altérer l'ordre européen, en affaiblis-
122 BEVUE DES DEUX MONDES.
sant trop l'Autriche au centre de l'Europe et en créant indirecte-
ment un péril pour l'Espagne elle-même. Cette double pensée,
M. Pacheco la résumait dans la discussion du sénat en disant: « Je
ne cherche pas à le cacher, mon désir est que l'Italie soit indépen-
dante, qu'il y ait une puissance italienne, et je ne conçois pas qu'il
y ait un Espagnol qui n'ait le même désir. Je souhaite qu'un pays
qui nous est uni par tant de souvenirs historiques, par la ressem-
blance des institutions, — je parle ici de la Sardaigne, — et par
tant d'autres raisons, je souhaite, dis-je, que ce pays sorte victo-
rieux de la lutte; mais je souhaite aussi que l'Autriche reste grande
et forte, parce qu'il est nécessaire qu'il y ait au centre de l'Europe
une grande puissance réunissant des conditions de stabilité et de
force (11 mai 1859). »
Le gouvernement espagnol avait lui-même des devoirs particuliers.
Gomme représentant d'une monarchie catholique, il ne pouvait voir
avec indifférence des événemens où allaient s'agiter peut-être les
destinées temporelles du saint-siége: D'un autre côté, on ne pouvait
oublier au-delà des Pyrénées que les souverains espagnols sont les
chefs de la maison de Bourbon d'Italie, que les ambassadeurs de
la reine Isabelle étaient récemment encore les ambassadeurs des
ducs de Parme. De là une protestation du cabinet de Madrid pour
sauvegarder diplomatiquement les droits du duc de Parme. Au fond,
si on cherchait à analyser toutes les impressions diverses qui s'agi-
taient en Espagne au spectacle de la crise italienne, on y saisirait
peut-être bien des nuances, — une certaine sympathie naturelle pour
r affranchissement de l'Italie, une crainte instinctive de l'esprit ca-
tholique, un sentiment vague de ce que fut la puissance espagnole
autrefois au-delà des Alpes et de ce qu'elle n'est plus, une confiance
très limitée dans la politique de la France impériale, et par instans
une sorte d'inquiétude née des souvenirs de 1808 ou de quelques
autres petits faits plus récens. En tous les cas, la guerre d'Italie
avait, pour le général O'Donnell, le suprême avantage de créer une
grande préoccupation au moment de la "clôture des certes, et de le
laisser armé d'une force nouvelle au milieu de partis qui se voyaient
obligés de lui accorder une certaine liberté d'action dans la crise
européenne, sans renoncer, il est vrai, à leur opposition dans les
affaires intérieures.
Six mois sont passés. Une autre session s'est ouverte au mois
d'octobre, et elle a trouvé encore debout le cabinet du 30 juin 1858,
dont l'existence s'est prolongée assurément au-delà des prévisions
ou des espérances de ceux qui n'ont voulu, chercher la mesure de
sa durée que dans la valeur propre de sa politique. Deux choses
ont fait vivre le ministère, personnifié dans le général O'Donnell,
l'espagne et le ministère o'donnell. 123
durant cette période qui vient de s'écouler : c'est d'abord l'état des
partis, et surtout cette crise profonde que traverse depuis long-
temps le parti conservateur, le seul qui, dans les conditions ac-
tuelles, puisse aspirer à recueillir l'héritage du pouvoir. Entre le mi-
nistère et toute une fraction conservatrice, la guerre a commencé
depuis le premier jour, et elle continue encore. Les modérés ont
fait au comte de Lucena un crime de son avènement à la prési-
dence du conseil, sans remarquer qu'ils l'avaient préparé en ne
parvenant pas même à soutenir trois ministères sortis de leurs
rangs, en les laissant tomber l'un sur l'autre, et ils n'ont pas vu
depuis que toutes les fois qu'ils livraient bataille au chef du cabi-
net sans avoir à lui opposer un parti homogène, compacte, uni par
des doctrines précises, ils lui préparaient une facile victoire. C'est
l'éparpillement de toutes les forces de l'ancien parti conservateur
qui a été jusqu'ici la plus efficace garantie du ministère, comme
elle a été sa raison d'être à l'origine, outre que les modérés, cédant,
eux aussi, à ce souffle de réaction qui a emporté l'Europe, ont mis
trop peu de soins depuis longtemps à rassurer les instincts libéraux
de l'Espagne, laissant de la sorte le drapeau du libéralisme monar-
chique aux mains de qui voudrait le prendre.
Les modérés eux-mêmes n'ignorent pas que là est leur faiblesse;
aussi depuis quelque temps cherchent-ils à se rallier, à recomposer
l'ancien parti. Il y a eu notamment dans ces derniers mois des réu-
nions à Madrid et même à Paris, sous l'influence conciliatrice de la
reine Christine, pour arriver à une fusion des principaux élémens
conservateurs d'autrefois. Ce n'est point malheureusement une pe-
tite difficulté d'avoir à rapprocher des personnalités discordantes,
à concilier des rivalités, des ambitions, des antipathies, qui sont
nées au sein du pouvoir, que les défaites ont irritées plus qu'elles
ne les ont adoucies, et qui survivent aux fautes mêmes dont elles
ont été la cause essentielle, toujours prêtes à se réveiller au moindre
prétexte. Entre ces fractions diverses qui se groupent sous les noms
du général Narvaez, de M. Bravo Murillo ou du comte de San-Luis,
les froissemens naissent à chaque pas. Tous les ministères conser-
vateurs ont laissé des germes de désunion. Or, tant que la trace de
ces divisions subsistera et même tant qu'on n'aura pour remédier à
ce mal profond que des réconciliations artificielles et précaires,
l'ancien parti modéré manquera d'une force propre pour reprendre
le pouvoir : il restera ce qu'il a été depuis un an pour le ministère
du comte de Lucena, une opposition sérieuse, mais inefficace. Il aura
raison souvent contre le gouvernement qu'il combat; mais son
passé, ses fautes, ses incohérences se relèveront contre lui.
Une autre circonstance a fait vivre le cabinet du 30 juin 1858,
12ii REVUE DES DEUX MONDES.
c'est la présence à la tête du conseil d'un homme de volonté éner-
gique et résolue. V union libérale est une idée, cela est possible;
mais jusqu'à ce moment elle a été surtout un homme, rien n'est plus
certain. Otez le général O'Donnell, tous ces fragmens de partis si
laborieusement assemblés et retenus en faisceau par une main ferme
se disjoignent aussitôt. C'est O'Donnell qui a créé la situation ac-
tuelle et qui la soutient par ses combinaisons, par ses interventions
incessantes, par son autorité. Il s'ensuit seulement que tout dans la
politique tend à prendre un caractère personnel. Ce n*est pas que
les individualités vigoureuses, avec leur caractère ou leurs pas-
sions, n'aient une place légitime et même quelquefois une place né-
cessaire dans le mouvement des institutions libres. Il est des mo-
mens où ces individualités , avec leurs emportemens et leur manie
de prépondérance jalouse, ne laissent pas d'être la garantie des in-
stitutions et de devenir utiles à la liberté elle-même. L'erreur du
général O'Donnell n'est point d'avoir élevé un drapeau nouveau
dans la politique espagnole, fût-ce avec une arrière-pensée d'am-
bition. Rien n'est plus simple au contraire dans la condition de la
Péninsule telle que les bouleversemens contemporains l'ont faite.
Depuis vingt ans, l'Espagne flotte entre tous les excès, tantôt rame-
née au libéralisme par la peur des réactions outrées, tantôt rejetée
vers les principes conservateurs par la crainte de la révolution, et
ne cessant de nourrir à travers tout un certain idéal de gouverne-
ment constitutionnel conciliant et sensé.
C'est justement à cet idéal, à cet instinct que répond Yunion libé-
rale. Le comte de Lucena n'a donc été que simplement habile en
s' emparant à propos d'une idée née de la situation même du pays.
Son erreur est de songer moins à la réalisation politique de cette
idée qu'à tout ce qui peut fortifier son ascendant personnel à l'abri
de ce drapeau nouveau arboré au milieu des partis décomposés.
Nous ne citerons qu'un exemple : le cabinet du 80 juin 1858 arri-
vait au pouvoir avec de merveilleuses promesses de libérahsme ; le
régime de la presse notamment devait être amélioré. La loi si dure
faite il y a deux ans par M. Nocedal subsiste encore cependant; elle
est incessamment appliquée dans toute sa rigueur. Les journaux de
Madrid sont soumis à un système de saisies régulières et de con-
damnations périodiques dont ils reproduisent le triste bulletin. La
loi sur la presse est à faire, et d'un autre côté la politique ministé-
rielle a semblé par instans se résumer dans un remaniement d'em-
plois publics où se laissent trop apercevoir les combinaisons per-
sonnelles et les intérêts de coterie. O'Donnell, dit-on ironiquement,
a sa brigade irlandaise, comme il y avait autrefois les polacos du
comte de San-Luis. L'Espagne est-elle divisée en cinq districts mi-
l'espagne et le ministère o'donnell. 125
litaires, comme cela a été fait récemment un peu à l'exemple de la
France : ce sont les généraux les plus dévoués à la fortune du prési-
dent du conseil, ceux de Yicalvaro, qui ont le privilège de ces grands
commandemens. C'est le comte de Lucena qui est aujourd'hui gé-
néral en chef de l'armée d'Afrique sans cesser d'être chef du cabinet,
et ce sont ses aniis qui sont à la tête des divisions espagnoles. Le
mouvement naturel des institutions s'elFace un peu, et la personna-
lité d'un homme domine trop sous le voile d'une combinaison dé-
corée d'un nom brillant. En un mot, à ne considérer que certains
actes, le général O'Donnell semble se préoccuper bien moins de re-
nouveler sérieusement le cadre et les conditions de la politique
espagnole que de créer une situation où seul il puisse gouverner,
une de ces situations toujours risquées dont lui-même il révélait
tout à la fois la force et la faiblesse, en disant un jour devant le
parlement : « Le fait est qu'après nous je ne sais ce qui viendra. »
La condition première d'une telle politique, c'est de réussir, de
frapper l'attention, d'agir sans cesse sur ses amis et sur ses ennemis
par ce qu'elle fait ou- ce qu'elle promeî, quelquefois par des diver-
sions heureuses. C'est ainsi que le général O'Doiinell, qui n'ignore
pas les nécessités de sa situation, arrivait à la dernière session du
mois d'octobre en ayant à soumettre au parlement le résultat favo-
rable d'une négociation nouvelle avec Rome, comme il était conduit
par les circonstances à faire un appel au sentiment national espa-
gnol pour une guerre contre le Maroc : deux faits qui sont jusqu'à
ce moment le dernier mot de la politique du cabinet de Madrid. Ce
n'est pas la première fois, on le sait, que les ministères de l'Es-
pagne ont eu à négocier avec le saint-siége au sujet des propriétés
du clergé. Cette question qu'on croyait résolue par le concordat de
1851, et qui était remise en doute par les lois de 1855, a été la
source de mille difficultés. Le cabinet O'Donnell , dès son avène-
ment, faisait de la vente des biens du clergé et de l'exécution défi-
nitive du désamortissement civil et ecclésiastique un des points de
sa politique. Quant aux propriétés religieuses, il subordonnait seu-
lement la réalisation de sa pensée à une entente avec Rome ; mais
là était la difficulté. On se trouvait en présence d'un arrangement
tout récent qui validait les ventes opérées en vertu de la loi de
désamortissement de 1855, et qui assurait au clergé, en compensa-
tion, d'autres biens qui ne lui avaient pas appartenu jusque-là. Cet
arrangement, préparé par le ministère du général Narvaez, datait
à peine des premiers jours de 1858.
Demander à la cour de Rome de défaire le lendemain ce qu'elle
avait fait la veille était délicat. Le nonce du pape à Madrid, M^^'" Ra-
rilli, refusait nettement d'entrer dans cette négociation. C'est alors
126 REVUE DES DEUX MONDES.
que l'un des hommes les plus éminens de Vunion libérale^ M. Rios
Rosas, était choisi pour aller à Rome comme ambas-sadeur. Par le
caractère, par le talent, par son dévouement au catholicisme en
même temps que par le libéralisme éclairé et intelligent de ses opi-
nions, M. Rios Rosas offrait toute garantie à la cour romaine aussi
bien qu'au ministère qui l'envoyait. Il a été plus heureux qu'on ne
le lui prédisait avant son départ de Madrid, et à travers bien des
difficultés, il est vrai, il est arrivé à préparer une transaction nou-
velle, que le gouvernement s'est fait autoriser à sanctionner défi-
nitivement. Par suite du traité nouveau, l'église transmet à l'état
toutes les propriétés, et reçoit en échange des inscriptions de rente
qui ne pourront être transférées. L'état, devenu propriétaire, vend
tous les biens ecclésiastiques, et s'engage à porter de 170 millions
à 200 millions de réaux le chiffre inscrit au budget pour le clergé.
La forme, on le voit, est une cession consentie par l'église. L'église
cède ses biens à l'état, qui en fera ce qu'il voudra, à peu près
comme l'empereur d'Autriche cède la Lombardie à la France, di-
sait-on assez spirituellement à Madrid. De cette façon, le saint- siège
évite de livrer ostensiblement le principe du droit de propriété pour
l'église, et l'Espagne obtient en fait ce qu'on demande depuis si
longtemps, ce qui a fini par être accepté de tous les partis, la vente
d'une masse de biens dont la valeur ne s'élève pas à moins de
Il milliards de réaux. La guerre d' Italie n'a peut-être point été in-
utile à cet arrangement en faisant sentir au saiht-'siége la nécessité
de se ménager l'appui d'un état catholique. Quoi qu'il en soit, c'é-
tait un succès pour M. Rios Rosas, l'habile négociateur, et c'était
aussi un succès pour le gouvernement, qui résolvait le problème de
désarmer tout à la fois les progressistes par le désarmortissement
réel et les modérés par un accord avec Rome.
C'est au moment où le gouvernement espagnol venait à bout de
cette épineuse affaire qu'il se trouvait engagé dans une guerre avec
l'empire du Maroc, une vraie guerre, qui touche à tout ce que le
sentiment national a de plus intime et de plus ardent, aussi bien
qu'aux intérêts diplomatiques les plus divers, et qui a été un mo-
ment sur le point de prendre dès le début une importance euro-
péenne. Si le général O'Donnell n'est point allé au-devant de cette
guerre, on pourrait dire du moins qu'il l'a vue naître sans peine,
comme une grande diversion d'opinion qui lui assurait à lui-même
la possibilité d'aller chercher le prestige d'un nouvel éclat militaire.
Il n'a pas laissé fuir l'occasion de parler à l'imagination d'un peuple
qui a été grand, qui s'en souvient, et à qui de ses possessions d'au-
trefois, de ses tentatives de conquête en Afrique notamment, il ne
reste que quelques points du littoral méditerranéen, Melilla, Alhu-
l' ESPAGNE ET LE MINISTÈRE 0*DONNELL. 127
cernas, Penon de la Gomera et Geuta, poste avancé en terre maure.
Cette occasion a été une attaque nouvelle dirigée contre le terri-
toire espagnol qui environne Geuta par les tribus kabyles de l'An-
ghera. L'Espagne venait justement de signer avec le Maroc un traité
assurant autant que possible la défense de la place de Melilla et la
répression de la piraterie des Maures du Riff, lorsque les Kabyles
de l'Anghera violaient le territoire de Geuta, détruisaient un petit
ouvrage avancé et abattaient les armes espagnoles placées à la fron-
tière. Les armes de l'Espagne furent aussitôt relevées et désormais
défendues par la garnison. Geci se passait au mois d'août 1859. A
partir de ce moment commençait toute une série d'escarmouches,
d'hostilités* entre les tribus marocaines et la garnison espagnole.
G'est alors qu'on voit poindre l'idée de la guerre. Les préparatifs
militaires faits à l'occasion des affaires d'Italie allaient trouver une
destination. Le gouvernement de la reine Isabelle formait un corps
d'observation à Algésiras, et en même temps le représentant de l'Es-
pagne à Tanger, *M. Blanco del Yalle, recevait la mission de réclamer
du Maroc des satisfactions et des garanties nouvelles de sécurité.
On négociait donc appuyé sur les forces déjà peu à peu concentrées
à Algésiras.
Négociation singulière, pleine de subterfuges évasifs et de réti-
cences, où les prétentions de l'Espagne semblent grandir, se dévoi-
lent pour mieux dire, à mesure que les dépêches se succèdent, et
où les concessions, en apparence décisives, faites à l'origine par
le Maroc diminuent d'importance à mesure qu'on les serre de plus
près. M. Blanco del Valle demandait d'abord que les armes de l'Es-
pagne fussent solennellement replacées là où elles avaient été abat-
tues et saluées par les soldats du sultan marocain, que les coupables
de l'insulte commise fussent exemplairement punis, que le droit de
l'Espagne à élever des fortifications pour la défense du territoire
de Geuta fût reconnu, et que des mesures fussent adoptées en com-
mun pour prévenir le renouvellement de ces actes d'agression. Le
plénipotentiaire de l'empereur du Maroc à Tanger accédait à ces
quatre demandes. Tout semblait terminé par le fait même de cette
acceptation des conditions de l'Espagne; rien n'était fmi au con-
traire. D'abord l'empereur du Maroc mourait sur ces entrefaites, et
une solution définitive était nécessairement ajournée; puis lorsque
la négociation se renouait, M. Blanco del Valle en venait à préciser
la nature des garanties réclamées par l'Espagne; ces garanties con-
sistaient dans la possession des hauteurs avancées qui assurent la
défense de la ligne de Geuta. Le plénipotentiaire marocain souscri-
vait encore à cette proposition, bien qu'il feignît de n'en pas saisir
la portée. Quelles étaient en effet ces hauteurs avancées dont on par-
128 REVUE DES DEUX MONDES.
lait? La diplomatie espagnole, faisant alors un pas de plus, dési-
gnait comme point extrême de la frontière nouvelle à tracer la ligne
de la sierra de Bullones, qui est à quelques lieues en avant de
Ceuta, et alors aussi le représentant de l'empereur da Maroc, mal-
gré les pleins pouvoirs qu'il avait reçus, se déclarait sans instruc-
tions suffisantes ^our cette cession de territoire. De là, après des
délais successivement prorogés jusqu'au 15 octobre, la rupture di-
plomatique, suivie immédiatement de la déclaration de guerre, qui
est allée retentir en Espagne. On le remarquera, le cabinet de Ma-
drid aurait pu, sans nul doute, s'arrêter dès le premier moment,
après les concessions qui lui étaient faites, à la condition toutefois
de n'être point difficile sur l'exécution de ce qu'on lui accordait. Il
se trouvait placé entre des promesses probablement fort illusoires,
peu efficaces, et la nécessité d'aller chercher lui-même par les armes
les réparations et les garanties qu'il réclamait : il a choisi ce der-
nier parti; mais quelle était sa pensée et quel est encore le but
"qu'il poursuit? Ici la question apparaît sous un double aspect, dans
ses rapports avec l'intérêt ou plutôt le sentiment national espagnol
et avec les intérêts étrangers, prompts à s'émouvoir de tout conflit
naissant aux portes de la Méditerranée, dans le détroit de Gibraltar.
Cette guerre du Maroc a produit évidemment au-delà des Pyré-
nées une vive commotion d'opinion; elle est apparue entourée du
prestige des vieux souvenirs, comme Ja réalisation lointaine de la
pensée d'Isabelle la Catholique. Dès qu'on ne se contentait plus de
concessions modestes qui auraient peut-être pu maintenir la paix
sans compromettre la dignité du nom espagnol, l'esprit public a dû
s'attacher à cette idée qu'il allait chercher des compensations plus
larges comme prix de la lutte, qu'il allait à son tour servir un inté-
rêt de civilisation en plaçant la sécurité de ces côtes africaines sous
la protection de la puissance espagnole, et il s'est ému à la pensée
qu'il allait servir ces intérêts sous la forme populaire d'une guerre
contre les Arabes.
Ce n'est point d'aujourd'hui que l'Espagne voit dans ces contrées
du nord de l'Afrique un des champs naturels ouverts à son ambition
et à son activité. Elle n'a pas seulement pour guide son vieil instinct
d'antipathie contre le Maure, elle se retrouve en présence de ses
plus sérieuses traditions. Une instruction secrète, rédigée par le
ministre Florida Blanca, sous l'inspiration du roi Charles III, pour
la innied' cstado ou des affaires étrangères, révèle l'incessante pré-
occupation de la politique espagnole, et il est curieux de retrouver
ces souvenirs d'un autre temps. « Si l'empire turc périt dans la
grande révolution qui menace tout le Levant, — disait-on il y a près
d'un siècle à Madrid, — nous devons penser à acquérir la côte
L*ESPAGNE ET LE .MINISTÈRE o'dONNELL. J29
d'Afrique qui fait face à l'Espagne dans la Méditerranée, avant que
d'autres ne le fassent au préjudice de notre repos, de notre navi-
gation et de notre commerce. Ceci est un point inséparable de nos
intérêts, et sur lequel il faut toujours avoir l'œil fixé... Les pv'océdés
utiles et généreux du roi de Maroc pendant la guerre avec l'Angle-
terre exigent de notre part de la gratitude et de la réciprocité. Nous
devons tâcher de vivre en bonne amitié avec le prince maure et
avec son successeur, s'il veut s'y prêter. Si, par malheur, cela ne se
peut, nous devons aussi nous rendre maîtres de cette côte en pre-
nant et fortifiant Tanger. Faute de cela, nous n'aurons jamais de
sécurité dans le détroit; notre commerce et notre navigation ne
pourront fleurir dans la Méditerranée... » C'était encore le temps
des longues pensées en politique. L'Espagne s'est laissé devancer
dans cette œuvre de prise de possession du nord de l'Afrique; elle
n'a jamais renoncé entièrement à d'anciennes traditions. Il y a douze
ans à peu près, dans une de ces discussions sérieuses et élevées
comme il y en a eu quelquefois au sein du parlement espagnol, un
esprit aussi brillant que hardi, Donoso Cortès, traçait le programme
de ce qu'il appelait la politique des intérêts permanens pour l'Es-
pagne.
Aux yeux de Donoso Cortès, il y avait deux intérêts essentiels,
permanens pour la Péninsule, puisque sa position entre les Pyré-
nées et la mer ne lui permettait pas d'autres espoirs : il ne devait y
avoir à Lisbonne, à l'entrée du Tage, d'autre majesté que la majesté
portugaise; «la domination exclusive de l'Angleterre en Portugal
était un opprobre » pour tout gouvernement vivant à Madrid. Et
d'un autre côté l'Espagne devait avoir sa part dans la civilisation
du nord de l'Afrique; c'était une question d'honneur, de sécurité,
d'avenir. Il y a mieux : la France elle-même ne pouvait, sans la
coopération active de l'Espagne, s'assimiler sérieusement l'Afrique,
et Donoso Cortès en donnait les plus curieuses raisons, (}ont la pre-
mière était l'incompatibilité des génies et des caractères. « Entre la
civilisation française et la civilisation africaine, disait-il, il n'y a
aucun point de contact, et il y a toutes les solutions de continuité
possibles : solution de continuité géographique, puisque entre la
France et l'Afrique est l'Espagne; solution de continuité physique,
car le soleil espagnol brille entre le soleil français et le soleil afri-
cain; solution de continuité morale, car entre les mœurs raffinées,
cultivées, de la France et les mœurs barbares, primitives, de l'A-
fricain, il y a les mœurs espagnoles, à la fois primitives et culti-
vées; solution de continuité militaire, parce qu'entre le général fran-
çais et le chef africain il y a cette espèce qui sert de trait d'union,
\t guérillero d'Espagne; enfin solution de continuité religieuse, car
TOME XXV. 9
430 ' REVUE DES DEUX MONDES.
entre le catholicisme philosophique français et le mahométisme fa-
taliste de l'Africain il y a le catholicisme esf^agnol avec ses tendances
fatalistes et ses reflets orientaux... » Et l'orateur espagnol ajoutait :
« L'Europe croira-t-elle que c'est beaucoup exiger de demander une
influence sur des côtes barbares que nous touchons de la main et
dans un pays qui fait en quelque sorte partie de notre territoire...
Il est temps enfin d* appliquer cette politique aux afl"aires de l'état.
De grands événemens se préparent; le monde marche à la réunion
d'un congrès général ou à la guerre... Il faut que nous soyons
prêts. » Ainsi parlait Donoso Gortès en 1847.
L'opinion publique en Espagne a donné instinctivement à la
guerre actuelle ce caractère d'une revendication d'influence. Aussi,
lorsque le général O'Donnell se présentait devant les chambres por-
tant cette déclaration d'hostilité contre le Maroc, tous les partis se
sont associés dans un même sentiment pour offrir leur concours au
gouvernement. Les actes d'adhésion se sont succédé sous toutes
les formes. Les provinces basques, qui ont toujours le privilège d'un
régime spécial pour la conscription et les contributions, et qui
n'en sont que plus florissantes sans être moins patriotiques, ont
voté des fonds, pris l'initiative de la formation d'une légion. En un
mot, la guerre contre le Maure selon l'ordre du jour d'un des gé-
néraux de l'armée expéditionnaire, la guerre dans une pensée de
civilisation, d'action indépendante et de grandeur, sans autres limi-
tes que l'intérêt et l'honneur de l'Espagne, c'est là ce que l'opinion
publique a saisi d'abord et ce qui l'a entraînée. Est-ce là cependant
la guerre telle que le gouvernement a pu l'entendre, telle qu'il la
fera? 11 faut reconnaître que le ministère, en s' appuyant sur le sen-
timent national, oii il puisait une force pour marcher en avant, se
trouvait en même temps limité par d'autres conditions, d'autres
intérêts et d'autres politiques qui ne sont pas à Madrid.
La France, quant à elle, ne pouvait voir d'un œil jaloux ni la ré-
surrection militaire de l'Espagne, ni ses tentatives pour s'asseoir
dans cette partie du nord de l'Afrique où ses soldats campent au-
jourd'hui. La plupart des autres puissances de l'Europe ont un égal
intérêt à voir le littoral africain gardé, délivré de la piraterie bar-
baresque, qui menace encore leurs navires et leur commerce. Il n'en
est pas absolument de même de l'Angleterre, maîtresse de Gibraltar,
intéressée ou se croyant intéressée à préférer sur la côte du Maroc
une domination barbare à une domination civilisée, et toujours
portée à s'inquiéter des établissemens qui pourraient se former en
face de ses positions. L'Angleterre s'est émue dès le premier instant,
et elle a multiplié ses efforts pour retenir l'épée de l'Espagne d'a-
bord, puis pour circonscrire son cercle d'action, enfin pour placer
l'espagne et le ministère o'donnell. 131
sous sa propre sauvegarde Tindépendance du littoral africain. Pour
ttout dire, l'Angleterre a pris un peu envers l'Espagne en cette affaire
l'attitude d'un créancier dur et inflexible qui lie son débiteur et lui
impose des conditions. Que dit l'Angleterre par l'organe de lord
John Russell parlant au représentant britannique à Madrid? « Vous
êtes chargé de demander une déclaration écrite portant que, si dans
le cours des hostilités les troupes espagnoles occupent Tanger, cette
occupation sera temporaire et ne se prolongera pas au-delà de la
ratification d'un traité de paix entre l'Espagne et le Maroc, parce
que, si l'occupation devait durer jusqu'au paiement d'une indem-
nité, elle pourrait arriver à être permanente, et aux yeux du gou-
vernement de sa majesté, une occupation permanente serait incom-
patible avec la sécurité de Gibraltar (22 septembre 1859). » Et
quelques jours plus tard, le 15 octobre : « Vous direz au ministre
des affaires étrangères que le gouvernement de sa majesté désire
ardemment qu'il n'y ait aucun changement de possession territo-
riale sur la côte mauresque du détroit. L'importance qu'il donne à
cet objet n*est nullement douteuse, et il lui serait impossible, de
même qu'à toute autre puissance maritime, de voir avec indifférence
l'occupation permanente par l'Espagne d'une semblable position
sur cette côte, position qui permettrait de troubler dans le détroit
le passage des navires qui* fréquentent la Méditerranée pour les
opérations commerciales. »
Et que répond le cabinet de Madrid à ces significations assez im-
péi'ieuses? Le ministre des affaires étrangères, M. Calderon Collan-
tes, écrit en effet que si Tanger est occupé, il ne le sera que tem-
porairement, jusqu'à la ratification de la paix. En réservant une
certaine indépendance générale d'action et le choix des garanties
qui seront réclamées, il déclare néanmoins que «l'Espagne ne
prendra dans le détroit aucun point dont la position pourrait lui
assurer une supériorité périlleuse pour la navigation. » L'Angleterre
ne pouvait exiger mieux et plus. On a pu croire, on a supposé que
l'Espagne n'avait contracté ces obligations qu'après avoir pris le
conseil de la France, après avoir acquis la certitude qu'elle ne serait
point appuyée. Sans prétendre scruter ces mystères, on pourrait
peut-être dire tout le contraire, et de là est née l'importance pres-
que européenne qu'a paru prendre un moment la guerre du Maroc.
Le cabinet de Madrid, si nous ne nous trompons, s'est donc lié en
pleine connaissance de cause, lorsqu'il n'eût tenu qu'à lui de pré-
sumer qu'il pourrait marcher en avant, et s'il a pris ce parti, c'est vrai-
semblablement après avoir consulté la situation générale de l'Eu-
rope, en songeant que l'intérêt espagnol pourrait bien à un jour
donné ne pas prévaloir sur d'autres nécessités. Or ces engagemens.
J32 BEVUE DES DEUX MONDES.
ces limitations imposées à Taction de l'Espagne, toute cette partie
officielle et intime de la question africaine, c'est là ce que ne savait
pas l'opinion publique, et lorsque le jour s'est fait sur ces négocia-
tions, l'opinion et le gouvernement ont paru suivre des voies diffé-
rentes. Le mécompte de l'esprit public a éclaté ; il a redoublé lors-
que le cabinet est allé demander aux cortès l'aggravation de toutes
les contributions, car l'importance des appareils militaires et des
sacrifices financiers semblait dès lors disproportionnée avec le but
qu'on poursuivait.
On l'a dit avec raison à Madrid dans une brochure qui a paru
sous le titre de Aspecto diplomatico de la cuestion de Marruecos, et
dont la circulation a été interdite. Le principe même de la guerre
admis, il y avait deux politiques possibles pour le gouvernement de
la reine Isabelle; l'Espagne pouvait agir rapidement, vigoureuse-
ment, sans laisser au Maroc le temps de se réfugier dans les sub-
terfuges, en n'allant point au-delà d'un acte de justice sommaire,
d'une vengeance exemplaire tirée de l'outrage fait à son pavillon.
Par ce système, de grands sacrifices étaient épargnés au pays, la
diplomatie étrangère n'avait pas le temps d'intervenir, et l'Espagne
montrait par un coup de vigueur et d'éclat qu'elle savait au besoin
sauvegarder son honneur. Il y avait une autre politique, celle d'une
guerre acceptée avec toutes ses chances et ses sacrifices dans une
vue de civilisation et d'agrandissement moral et territorial; mais
alors il ne fallait pas se laisser lier par des engagemens dont la
dignité même du pays avait à souffrir. Chose étrange, le cabinet de
Madrid n'a exclusivement adopté aucune de ces politiques; mais il
les a mêlées, et en élevant ses forces et ses préparatifs au niveau
des plus grands desseins, il s'est laissé imposer d'avance un résultat
diplomatiquement restreint, ramené à une simple réparation d'in-
jure : dételle façon que le général O'Donnell s'est trouvé subitement
dans l'alternative de perdre pour sa position personnelle le prix de
la diversion patriotique qu'il avait recherchée, ou de suivre l'im-
pulsion du sentiment national en confiant l'interprétation de ses en-
gagemens à l'imprévu de la guerre et de la victoire, au risque de
renouveler une crise européenne dont le cabinet de Madrid avait
refusé de prendre la responsabilité à l'origine. Lorsque la France,
en 1830, allait à Alger, elle marchait aussi vers l'inconnu, elle ne
savait pas en partant ce qu'elle ferait; mais elle avait refusé de se
lier, et en suivant sa fortune, elle a pu quelquefois mécontenter l'An-
gleterre sans manquer à des engagemens comme ceux qui fixent en
ce moment une limite à l'épée de l'Espagne.
Voilà donc où l'Espagne se trouve conduite à travers une série
de luttes ou d'évolutions plus intimes qu'éclatantes, et dont le der-
l'espagne et le ministère o'donnell. 13â
nier mot n'est pas dit encore. La guerre du Maroc est venue tout
effacer : elle a été et elle ne cesse d'être une émouvante diversion
dans un pays depuis si longtemps replié en lui-même; elle ne change
pas l'essence de la politique espagnole, elle ne fait que jeter mo-
mentanément un voile sur une situation intérieure dont le princi-
pal caractère est l'indécision et la confusion. Le système du général
O'Donnell, ce système dont les circonstances expliquent l'avènement
et le succès jusqu'ici, avait l'avantage d'apparaître comme un re-
mède à ce mal profond et chronique, comme un moyen de consti-
tuer une situation nouvelle. En elle-même, l'idée du comte de Lu-
cena eât évidemment une idée heureuse qui a fait la force de celui
qui l'a adoptée comme un drapeau. Par le fait, elle s'est trop sou-
vent égarée dans des considérations d'intérêt personnel qui ont
paru quelquefois en atténuer les résultats, et si elle devait rester
avec ce caractère dominant d'une personnalité trop absorbante, elle
finirait à la longue par déguiser sous un air libéral une idée assez
absolutiste, celle de l'arbitrage d'un pouvoir supérieur à tous les
partis, indépendant des opinions organisées, se fortifiant ou croyant
se fortifier des divisions et des faiblesses de tous. Ceux qui préten-
dent gouverner sans les partis et ceux qui prétendent les amalga-
mer tous méconnaissent également les conditions de la liberté et du
système constitutionnel. Les partis sont un organisme essentiel de
ce régime ; ils sont la représentation vivante et légitime des tradi-
tions, des vœux, des instincts divers d'un pays; ce sont des forces
collectives qui, par leur contradiction même, empêchent toutes les
usurpations. C'est le jour où les partis ont commencé de se décom-
poser au-delà des Pyrénées, que le système constitutionnel a été
menacé par ceux qui voulaient le ramener vers l'absolutisme et par
ceux qui voulaient le pousser vers l'anarchie. C'est par les divisions
que le parti modéré, le plus vraiment constitutionnel de la Pénin-
sule, s'est affaibli; c'est en se reconstituant, en se ralliant sous le
drapeau d'une pensée sincère de libéralisme conservateur, qu'il
peut retrouver son ascendant, et alors une guerre comme celle du
Maroc ne sera plus seulement un épisode accidentel et heureux :
elle sera l'acte de vie d'une nation qui n'a besoin que d'avoir des
institutions stables et d'être conduite pour retrouver des destinées
nouvelles.
Charles de Mazade.
LA
MARINE FRANÇAISE
DANS LA GUERRE D'ITALIE
l'escadre de L'ADRIATIQUE. — LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE.
La marine française n'a point combattu dans la dernière guerre;
mais si l'occasion de la lutte lui a manqué, il a suffi de quelques opé-
rations brusquement interrompues pour montrer ce qu'on pourrait
attendre de nos escadres devant l'ennemi. La flotte de l'Adriatique,
la flottille du lac de Garde, ont traversé des épreuves chaque jour
renouvelées, avec une énergie, une persévérance, qui ne sont pas
entièrement restées stériles, et dont il est permis peut-être de rap--
peler le souvenir, quand on a été mêlé pour une part, si modeste
qu'elle soit, aux événemens de la dernière campagne. '
Comme auxiliaire de l'armée de terre, la marine française avait
à remplir dans les mers et les lacs d'Italie une tâche considérable.
Le but de nos eflbrts était la chute du quadrilatère. La victoire de
Solferino permettait de faire le siège de Peschiera et le blocus de
Mantoue, double entreprise qui réclamait impérieusement le con-
cours de la marine. Un dernier point d'attaque était Vérone, et ici
encore les mouvemens de la flotte devaient s'unir étroitement à
ceux de l'armée de terre. L'expédition maritime de l'Adriatique de-
vait nous livrer Venise et assurer l'occupation d'un point quelconque
f
LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE. 135
de la terre ferme , Ghioggia par exemple , destiné à recevoir des
troupes qui, reliées avec l'armée, auraient aisément refoulé les
Autrichiens derrière la Brenta et tourné enfin Vérone. L'expédition
de l'Adriatique était mieux qu'une simple diversion, c'était une at-
taque sérieuse, qui pouvait nous donner la Yénétie en faisant tom-
ber dans nos mains la plus importante des redoutables forteresses
regardées à juste titre comme la clé du pays. .
Dans la dernière guerre d'Italie, notre armée de terre formait
donc le centre, et l'escadre les deux ailes extrêmes de l'attaque. La
marine coupait les grandes lignes de communication de l'ennemi
avec le reste de l'empire par les voies rapides : d'un côté par Trieste,
Yenise et Trévise, de l'autre par Botzen, Roveredo et Riva. Les flancs
et les derrières de l'armée se trouvaient ainsi complètement cou-
Yerts. On suivait une tactique analogue à celle dont les résultats
avaient été si heureux dans la guerre de Crimée. En s' emparant de
Kertch, de lenikalé et des villes du littoral de la mer d'Azof, en brû-
lant les approvisionnemens des Russes, en interceptant la route des
renforts par le Don, et plus tard par le Dnieper, en démantelant
Kinburn, la marine avait alors resserré la guerre dans une presqu'île
qu'elle isolait du reste de la Russie. Le rôle si utile que la marine
avait rempli dans la guerre d'Orient, elle pouvait le reprendre avec
plus d'éclat encore dans la guerre d'Italie, soit en assurant la pré-
sence à temps de nos troupes sur les champs de bataille par des
transports multipliés, soit en protégeant, en secondant même leurs
manœuvres par de puissantes diversions.
Si l'on veut maintenant voir dans la marine non plus seulement
l'auxiliaire de l'armée de terre, mais un instrument de combat servi
par ses propres ressources, les travaux accomplis par la flottille dn
lac de Garde ne sont pas moins dignes d'attention, comme témoi-
gnage d'un emploi nouveau de la force navale. Devant Venise, on a
pu reconnaître combien il importe d'avoir toujours à la mer un ma-
tériel blindé et cuirassé, en prévision d'une attaque contre une place
forte maritime. Dans le lac de Garde, on a pressenti ce que pourrait
faire, si elle était jamais mise à l'œuvre, une marine de création
toute récente, appelée à porter des coups non moins redoutables
dans l'intérieur des terres que sur les côtes. Observés sur ces deux
théâtres d'action, d'abord dans l'Adriatique, puis sur le lac de
Garde, nos marins ont été, on s'en convaincra sans peine, les dignes
émules de nos soldats.
136 BEVUE DES DEUX MONDES.
Dès le commencement de la guerre, la marine autrichienne avait
renoncé à toute idée de lutte de bâtimens à bâtimens contre la ma-
rine française. L'ennemi s'enferma dans ses ports, coula une partie
de ses navires à l'entrée des passes, ou les désarma complètement
pour transporter les canons et les équipages dans les forts de la
terre ferme; il nous livra la mer, et nous permit ainsi de choisir
sûrement notre point d'attaque. En détruisant de leurs propres
mains un matériel assez considérable sans le faire combattre, les Au-
trichiens se mettaient dans une position des plus désavantageuses.
Les Américains en 1812, dans la guerre qu'ils soutinrent contre
l'Angleterre, avaient donné un plus noble exemple de ce que peut
une marine décidée à racheter, en présence de l'ennemi, l'infériorité
du nombre par la - rapidité des mouvçmens. Avec un petit nombre
de frégates à voiles d'une grande vitesse et armées d'une artil-
. lerie formidabk, ils battirent la mer, s' attaquant à leurs égaux en
force, tombant sur les faibles, et croisèrent jusque dans la Man-
che. Aidés de la vapeur, les Autrichiens pouvaient imiter cette tac-
tique. Profitant des nombreux refuges qu'offrent les archipels de
l'Adriatique et de la Méditerranée, ils pouvaient jeter le trouble
dans nos convois, causer des pertes énormes à notre commerce, et
nous empêcher d'agir en quelque sorte à coup sûr. Dans leur ma-
rine naissante, ils créaient ainsi une brillante tradition qui lui man-
que encore. Rien ne doit affaiblir l'énergie morale d'un corps d'of-
ficiers comme le suicide complet de toute une marine.
Servi par la maladroite attitude de l'Autriche, le contre-amiral
Jurien de La Gravière put donc partir avec une escadre réduite à
deux vaisseaux, une frégate et un aviso, pour croiser dans l'Adria-
tique. Il appareilla de Toulon le 20 mai 1859, et notifia le l'^'' juin,
à son arrivée devant Venise, le blocus effectif de tous les ports de
guerre de l'Autriche. L'escadre de blocus, comme elle s'appela,
trouva Venise dans un état formidable de défense. Les Autrichiens
avaient encore augmenté par des forts redoutables toutes les difîi-
* cultes que présentent les lagunes à l'attaque de cette place. Deux
îles, espèces de langues de terre très basses et très minces, forment
par leurs extrémités trois passes étroites. Ce sont, à commencer par
le nord, celles du Lido, de Malamocco et de Chioggia. Chacune de
ces îles était bornée par une ligne d'estacade et une rangée de na-
vires coulés. La première était défendue en outre par le fort du
Lido, la seconde par ceux d'Alberoni, de San-Pietro et la jetée de
Malamocco, la troisième par le fort et le bastion Caraman , le fort
LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE. 137
San-Felice et la ville de Ghioggia. Enfin , pour se rendre maître de
la route de Padoue, il fallait éteindre le feu du bastion et du pont
de Maderno et bombarder Brandolo. Tout ce système de défense
était complété par de nombreuses batteries disséminées de chaque
côté des lagunes. On était convaincu d'ailleurs que l'ennemi avait
remplacé ses canons de 18 et de 12 par des pièces de 30 venant de
sa flotte.
Pour triompher de tous ces obstacles, nos ports du nord armèrent
non-seulement la plupart de leurs navires, mais encore les canon-
nières de première et de deuxième classe qui s'y trouvaient depuis
la paix avec la Russie. Toulon prépara en outre les trois batteries
flottantes dont les services à Kinburn avaient été si bien appré-
ciés (1). On décréta le 23 mai la composition de l'escadre de guerre
proprement dite, qui fut divisée en deux catégories bien distinctes,
sous les ordres du vice -amiral Romain-Desfossés. La première se
composa de quatre vaisseaux à vapeur et de deux frégates à hélice. La
deuxième, la véritable escadre de siège, sous les ordres du contre-
amiral Bouët-Willaumez, renfermait deux divisions : la première
comprenant trois groupes, quatre frégates à roues, trois batteries
flottantes et cinq chaloupes canonnières; la deuxième, sous les or-
dres du capitaine de vaisseau Laroncière Le Noury, forte de qua-
torze canonnières de première et de deuxième classe, et de quatre
corvettes à vapeur à roues. Une division navale sarde de deux fré-
gates et de trois corvettes et avisos à vapeur devait se joindre à
l'escadre française. Un détachement d'artillerie de marine avec huit
mortiers à plaques, quatre compagnies d'infanterie de marine et au-
tant de matelots fusiliers, fortes de cent hommes chacune, furent
désignés pour être embarqués sur ces difl'érens bâtimens, comme
têtes de colonnes d'assaut, et fournir une garnison dans les îles et
les forts dont l'armée navale pouvait s'emparer. La flotte combinée
se trouvait ainsi portée au chiffre de cinquante-quatre bâtimens de
guerre de tous rangs, armés de plus de huit cents pièces de 30, 50,
80, de canons rayés, et montés par douze mille matelots. Yingt et un
transports de commerce chargés de vivres, munitions et charbon,
devaient suivre la flotte et pourvoir à son ravitaillement. L'escadre
du contre-amiral Jehenne, de quatre vaisseaux et de deux frégates à
hélice, restait en réserve à Toulon, pour faire face aux éventualités
et aux transports de troupes d'Algérie à Venise. Brest arma encore
quatre vaisseaux , qui furent placés sous les ordres du vice-amiral
Fourichon.
(1) Voyez, sur les batteries flottantes dar-s la guerre d'Orient, la Eevue du i" et du
15 février 1858.
138 REVUE DES DEUX MONDES.
Avant l'ouverture des hostilités, toutes les canonnières de pre-
mière et de deuxième classe avaient été transformées en bâtimens
de guerre ordinaires. Après leur retour de la Baltique et de la Mer-
Noire, on leur avait enlevé leur masque en bois avec son blindage,
composé de plaques en fer de 10 centimètres d'épaisseur; la mâture
avait été aussi augmentée. Cette opération avait été motivée par l'en-
voi probable de ces canonnières en Chine, en remplacement de celles
qui y sont depuis plus de trois ans. Dans une aussi longue traversée,
quoique les canonnières soient toujours remorquées ou convoyées,
il pouvait arriver des circonstances de mer qui leur eussent fait per-
dre leurs remorqueurs; l'on dut prévoir ce contre- temps et les ren-
dre capables de naviguer seules avec le secours de leurs voiles et
de leur machine. Aussi, dès leur arrivée à Toulon, on leur fit su-
bir une nouvelle transformation en vue d'une mission nouvelle. Le
mât de misaine fut augmenté, celui de beaupré enlevé et remplacé
par un plus faible, l'avant fut coupé, et l'on y contruisit un nouveau
masque blindé, percé de deux sabords, pour mettre en batterie deux
canons de 50. Ce travail, qu'on eut à faire lorsque déjà tous ces
petits bâtimens étaient armés et prêts à partir, prit de la fm de mai
jusqu'au milieu de juin.
Le 12, les qiiatre frégates- à roues, remorquant les trois batteries
flottantes, que le mode de construction et la faiblesse de la machine
empêchent de naviguer seules, appareillèrent de Toulon. Les canon-
nières, par groupes de trois ou quatre, et les transports partirent
du 12 au 18 juin à la remorque des vaisseaux. Le rendez-vous gé-
néral de l'escadre, passant par les bouches de Bonifacio et le détroit
de Messine, était Antivari, rade foraine sur les côtes du Monténé-
gro. Ce point de ralliement à l'entrée de la mer Adriatique était in-
dispensable à toute cette flotte, qui marchait lentement et par pe-
tites fractions. Malgré la grosseur de la mer et les mouvemens de
roulis qu'elle causait à tous les navires, on accosta les transports
comme les canonnières le long des vaisseaux, et l'on remplaça le
charbon consommé. Quatre jours furent employés à cette opération
longue, difficile et dangereuse pour des bâtimens mouillés en pleine
côte. Le 30 juin, à cinq heures du soir, l'amiral donna le signal
du départ. L'escadre avec ses transports fut divisée encore en trois
groupes, dont le dernier devait appareiller quinze heures après le
départ du premier. Le second point de relâche était l'île de Lossini.
Personne n'ignore que la mer Adriatique est sujette à des coups de
vent de nord-est qu'on appelle hora dans le pays, et dont la vio-
lence, proverbiale chez les marins, bouleverse tellement les eaux
du golfe qu'un bâtiment, même au mouillage, peut sombrer sur ses
ancres. Avec cet immense convoi, avec des bâtimens très petits
,LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE. 139
comme les chaloupes canonnières, ou naviguant mal comme les bat-
teries flottantes, avec un grand nombre de transports de guerre et
du commerce lourdement chargés de vivres et de charbon, il était
de la dernière imprudence d'aller croiser et mouiller en. pleine côte
devant Venise. Un désastre comme celui de Charles-Quint près d'Al-
ger, un ouragan comme celui du lA ilovembre 1854 à Sébastopol,
étaient deux dangers à éviter. Il fallait donc à nos vaisseaux un abri
contre la tempête, une retraite assurée, des magasins, des hôpitaux,
une base d'opération; en un mot, il nous fallait un Kamiesh. Le chok
de l'amiral se porta sur l'île de Lossini, une des plus grandes de
l'archipel de la côte de Dalmatie. Lossini a un port spacieux nommé
Augusto, parfaitement sûr, d'un abord facile et d'une défense aisée.
La position de cette île, à vingt lieues de Venise, très près de Pola,
en face d'Ancône et de Rimini, qui était alors la tête du télégraphe
franco-italien, permettait à l'escadre de surveiller les points les plus
intéressans de la côte, de resserrer son blocus, et plus tard de
prendre son élan, loin des regards de l'ennemi. L'importance stra-
tégique d'un pareil point était tellement évidente que tout le monde
croyait y trouver une résistance des plus énergiques.
Le premier groupe, parti d'Ântivari, sous les ordres de Tamiral
Desfossés, était composé des vaisseaux la Bretagne^ le Redoutable,
de la frégate à roues le Mogador remorquant la batterie flottante la
Lai')e, de huit canonnières, de la frégate sarde le Victor-Emmanuel ,
de deux avisos et du transport YAriége. Il se trouva le 3 juillet au
matin devant le port Augusto. L'escadre fit son entrée dans la passe
en ordre de bataille et en branle-bas de combat; mais il n'y avait
nul indice de défense, et l'on mouilla tranquillement à 300 mètres
de la ville, située au fond et au sud de cette magnifique rade fer-
mée. Les Autrichiens avaient tout évacué, oubliant ainsi qu'avec la
vapeur cette île devenait entre nos mains comme la première paral-
lèle creusée devant Venise.
Le 3 au soir, les huit compagnies formant les colonnes d'assaut fu-
rent débarquées. En attendant que l'ordre d'attaquer vînt à la flotte,
on employa les journées du 4, du 5 et du 6 à s'établir fortement
dans l'île et à compléter le charbon des bàtimens. On mit à terre
plus de 300 tonneaux de vivres, des munitions de toute espèce, des
outils et les appareils distillatoires pour faire de l'eau douce, dont
Lossini manque totalement. Les bàtimens de la flotte de siège, armés
à la hâte à Toulon, mais pourvus d'excellens matelots canonniers,
firent des exercices à feu. Les batteries flottantes, qui ne vont au
combat qu'avec leur coque, furent démâtées. Les vaisseaux se dé-
barrassèrent des cordes, des voiles et des mâts de perroquet, inu-
tiles dans un combat sous vapeur et à l'ancre, et dont la chute sur
£^0 REVUE DES DEUX MONDES.
le pont augmente les ravages des boulets et gêne le tir de l'artille-
rie. Sur vingt et un petits bâtimens du pays, appelés trahacoU, pris
pendant le blocus ou trouvés au port Augusto, on construisit des
plates -formes pour recevoir les mortiers et les canons -obusiers
de 0",16 des chaloupes. En un mot, par des travaux incessans de
jour et de nuit. Ton se prépara pour une lutte prochaine, et qui
devait être sérieuse.
L'attaque contre Venise et Ghioggia avait pour but, on le sait, de
nous relier à l'armée de terre; la présence d'un corps nombreux
de débarquement à bord des vaisseaux était donc absolument néces-
saire. Les marins de l'escadre pouvaient bien, après que le feu des
forts eût été éteint, tenter un coup de main hardi, occuper des bas-
tions; mais ils n'étaient pas assez nombreux pour enlever à l'abor-
dage et garder une ville de 25,000 habitans comme Ghioggia. Ils
eussent été assiégés après leur victoire, et le but que l'on se propo-
sait n'eût pas été atteint. Aussi, dès que la victoire de Solferino nous
eut assuré la ligne du Mincio, l'ordre fut expédié à une des divisions
de Paris de partir pour Toulon, de s'embarquer sur deux transports,
éi de former, sous le commandement du général Wimpfen, l'a-
vant-garde d'un corps d'armée qui devait venir plus tard d'Algérie
sur les bâtimens de l'escadre de l'amiral Jéhenne.
Le 5 juillet, trois mille hommes d'infanterie arrivèrent devant
Venise, où ils ne trouvèrent que l'escadre de blocus. Ils revinrent
aussitôt à Lossini, oii on les attendait avec une grande impatience,
car l'ordre d'attaquer pouvait venir d'un moment à l'autre, et sans
l'infanterie le rôle de la marine devant Venise se bornait à une
simple canonnade comme celle du 17 octobre devant Sébastopol.
Les soldats entassés sur les transports furent répartis sur ces vais-
seaux; on voulait ainsi rendre leur débarquement plus prompt lors-
que le moment serait venu. Enfin, le 7 juillet au matin, une dé-
pêche de l'empereur datée du 6 donnait l'ordre de marcher sur
Venise, et mettait un terme à l'impatience de tous ces braves gens.
L'activité redoubla; cette fièvre de gloire qui saisit tous les hommes
à l'approche d'un combat faisait oublier les fatigues. Quand le 8
au matin le signal d'appareiller fut hissé en tête du grand mât du
vaisseau amiral, tout le monde était prêt à faire joyeusement son
devoir.
Personne alors ne doutait du succès; les dispositions des Véni-
tiens en notre faveur étaient connues, et deux jours suffisaient à la
marine française pour triompher des obstacles longtemps amassés
par r ennemi. Tout le poids du combat devait porter principalement
sur les bâtimens blindés composant l'escadre dite de siège. Les
huit compagnies venues de Toulon, les fusiliers des vaisseaux, trois
I
I
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LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE. lÙÎ
cents gabiers armés de revolvers] et les troupes du général Wimpfen
devaient enlever les forts à mesure qu'ils eussent été éteints et dé-
mantelés. Les fonds de 10 mètres ne commençant qu'à plus d'un
mille marin du rivage (1) , les vaisseaux et les grandes frégates
étaient forcés de se tenir à cette distance de la place ; ils devaient
donc tirer à toute volée, puisqu'ils avaient peu de canons rayés,
et ne servaient en quelque sorte que comme moyen de puissante
diversion.
Cependant l'escadre s'avançait vers Venise. Une noble émulation
régnait parmi ces douze mille marins, car ils avaient l'armée à éga-
ler, et leur victoire ne devait-elle pas rendre la liberté à tout un
peuple?
II.
Vers le milieu du mois de mai 1859, une dépêche du ministre de
la marine ordonnait d'embarquer sur deux transports de l'état les
cinq chaloupes canonnières démontées qui se trouvaient dans l'arse-
nal de Toulon. Le contre-amiral Dupouy, un capitaine de frégate
chef d'état-major, cinq officiers de marine, un commissaire de divi-
sion, un chirurgien , un ingénieur, quatre-vingt-quinze matelots et
cent cinquante ouvriers de diflerens inétiers, tel était le personnel
d'une expédition dont la première étape était Gênes, mais dont le but
restait ignoré.
Pour peu qu'on ait étudié le caractère des marins, si accessibles
aux émotions généreuses, on comprendra facilement l'effet que pro-
duisit dans le port de Toulon l'annonce officielle d'une campagne
dont on parlait depuis longtemps sans trop y croire et sans en com-
prendre la portée. Pas un ne voulait perdre une si belle occasion de
conibattre à côté de l'armée de terre, car dans cette guerre, qui
commençait à peine, presque tous craignaient d'être employés à
un long blocus dans l'Adriatique ou à des transports continuels de
troupes entre Toulon et Gênes. La pensée de tous se détournait de
Venise : la marine autrichienne s'était déjà réfugiée dans ses ports-
les petites chaloupes semblaient donc en ce moment être les seuls
bâtimens qui dussent aller au feu. Aussi, sans distinction de grade,
chacun souhaitait-il ardemment d'être appelé à l'honneur de les
commander.
— Mais que pouvez- vous faire? demandait-on aux officiers dési-
gnés par l'amiral pour l'accompagner. — Vos navires sont trop pe-
tits, disait l'un; — trop grands, disait l'autre. — Annibal a passé les
(1) Le mille marin est de 1,854 mètres.
142 RETUE DES DEUX MONDES.
Alpes avec des éléphans, Napoléon avec des canons ; les traverserez-
Yous avec des canonnières? — Enfin, si vous présentez le flanc ou
l'arrière à un canon, si petit qu'en soit le calibre, il vous coulera. —
Cette dernière objection au succès de l'entreprise était sérieuse, car
les chaloupes étaient construites pour combattre exclusivement par
l'avant. L'unique canon de chaque chaloupe et les servans de la
bouche à feu y étaient abrités complètement par un énorme masque
en bois, blindé ou cuirassé avec des plaques en fer forgé de dix centi-
mètres d'épaisseur. Il était donc du devoir des capitaines de présen-
ter toujours l'avant à l'ennemi, comme un brave soldat sa baïonnette.
Toute fuite devenait plus dangereuse qu'un combat à outrance
contre des forces supérieures. Il fallait vaincre ou couler.
Les canonnières étaient au reste des bâtimens complets, pouvant
tenir la mer, d'une longueur de vingt-cinq mètres, et rappelant un
peu par leurs formes les cotres qui sillonnent la Manche. Elles n'a-
vaient point de noms, et, en attendant qu'un combat les eût glo-
rieusement baptisées, elles portaient tout simplement les numéros 6,
7, 8, 9 et 10. Avec leur machine à haute pression, de la force de
15 chevaux, elles atteignaient à quatre atmosphères plus de sept
nœuds (1). C'était tout ce qu'il fallait pour aller au feu et évoluer par
tous les t3mps. Leur tirant d'eau, d'un peu plus d'un mètre à l'ar-
rière, leur poids, évalué à 90 tonneaux, devaient bien augmenter
les difficultés de l'expédition dans laquelle on s'engageait; mais on
était pressé. En faire d'autres, plus légères, plus simples, mieux ap-
propriées aux transports par chemins de fer ou voitures , et à la
guerre des fleuves ou des lacs, cela n'eût- il paâ coûté trop de temps?
On préféra se servir d'un immense matériel de 800 tonneaux qui
était tout préparé.
Après les avoir complètement construites à La Seyne, on les avait
démontées, et chaque morceau, si petit qu'il fût, était étiqueté, nu-
méroté, et portait des points de repère. En peu de jours, le port de
Toulon embarqua sur XAriège et sur la lièvre cette immense quan-
tité de bois, de fer, de cuivre et de caisses. On rendit toute confu-
sion impossible : on donnait à chaque chaloupe une couleur par-
ticulière que portait chacune de ses parties, et on lui assignait à
bord, dans les cales des transports, une place distincte. Il fallut de
la part de tous un soin et une prévoyance inouis pour que rien
ne fût oublié, et que cette escadrille en lambeaux ou en herbe,
comme on l'appelait plaisamment, pût se suffire à elle-même pour
la reconstruction, le lancement, l'armement et les réparations après
un combat.
(1) Le nœud équivaut à un mille marin.
LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE. 143
On se trouva, dès le jour de l'arrivée à Gênes, à la fin de mai,
en présence d'un travail considérable causé autant par les difiicul-
tés inhérentes au déchargement d'un tel matériel que par l'exiguïté
de l'arsenal de guerre de la marine sarde. Il fallut toute l'adresse
et l'intelligence que les marins français déploient dans ce qu'on est
convenu d'appeler « travaux de force » pour extraire des flancs des
deux transports des poids aussi énormes que ceux des canons, des
masques et des chaudières. On était obligé de poser tous ces objets
à terre, sur le quai , pour les traîner à la main , sur une pente des
plus raides, jusque sous une grue qui les montait lentement sur des
wagons.
A ce moment, tous les transports de l'armée se faisaient par les
chemins de fer, dont le matériel était peu considérable. L'artillerie,
l'intendance, le génie et la marine s'arrachaient littéralement les
wagons. Dans un excès de zèle bien excusable, chacun voulait faire
passer son service avant celui des autres. On se demandait encore
de quel droit la flottille, avec sa mission inconnue, son utilité alors
discutable, prenait à elle seule autant de voitures. A Gênes en effet,
rien ne transpirait encore sur le but de l'expédition. Bien des gens,
en voyant une telle accumulation de matériel de forme inconnue, ne
pouvaient concevoir ce que des bâtimens de guerre pouvaient venir
faire ainsi en pleine terre. L'ordre vint bientôt d'échelonner les
cinq canonnières dans le nord du Piémont. On désencombrait ainsi
l'arsenal, et on facilitait l'envoi simultané de la flottille vers un point
qui devait être désigné plus tard. La canonnière n** 9 fut envoyée
à Alexandrie, le n" 10 à Gasale, le n*» 7 à Vercelli. Les chaloupes 6
et 8 restèrent à Gênes, Les wagons furent déchargés dans les gares,
et on attendit.
L'attente dura trois semaines; elle parut longue à ces matelots,
qui croyaient que le jour de leur débarquement en Italie serait
pour eux, comme pour l'armée, un jour de marche vers l'ennemi.
A chaque instant, dans les gares se croisaient des convois immenses
de troupes, avec des trains remplis de prisonniers. Nos soldats,
pleins de gaieté et d'entrain, disaient cordialement bonjour à leurs
ennemis de la veille; ils aidaient les blessés à descendre. Tout ce
monde attendait parfois deux ou trois heures que la voie unique
des chemins de fer pié montais fût dégagée. Quelques fantassins
montaient alors sur le sommet d'un wagon, et avec leurs bidons et
leurs gamelles en fer-blanc à défaut d'orchestre commençaient une
de ces parades interminables dans lesquelles nos troupiers excel-
lent; mais un coup de sifflet aigu rappelait bien vite les rieurs à la
vie réelle, et tous alors de courir après le train déjà en route. Par
les chaleurs accablantes qu'il faisait alors en Italie, ils se gar-
1/^4 REVUE DES DEUX MONDES.
daientbien de monter dans l'intérieur des voitures; assis sur les
marchepieds ou perchés sur Fimpériaje dans les tenues ou les po-
sitions les plus pittoresques, ils envoyaient aux populations rassem-
blées sur leur passage des cris de joie et des chants de guerre. Les
marins de leur côté craignaient de ne plus arriver à temps; chacun
s'informait avec anxiété de la profondeur du Pô, de celle du Tessin
et de toutes les rivières qui traversent la Lombardie. Elles ne sont
malheureusement pour la plupart que des torrens ou des maré-
cages, où, comme le disaient familièrement nos matelots, « un
youyou se serait échoué. » Ce fut alors que M. de Gavour proposa
de transporter une des canonnières à Arona, sur les bords du Lac-
Majeur, de l'y reconstruire et armer complètement pour donner la
chasse au Radetzky et au Benedek, qui désolaient ces rives et frap-
paient sur les habitans de fortes réquisitions. Les victoires de Ga-
ribaldi, en forçant ces deux corsaires de se réfugier dans un port
suisse, et la séquestration immédiate opérée par le gouvernement
helvétique firent abandonner ce projet. Il était douteux que l'on pût
ensuite démonter la canonnière pour la transporter ailleurs. L'ami-
ral, voyant lui-même que la profondeur du Pô n'était point assez
grande pour le tirant d'eau de la flottille, proposa d'y construire
cinq bateaux plats de 30 mètres de long, calant 70 centimètres,
munis des machines, canons et armemens des cinq chaloupes dé-
montées; mais l'empereur ne voulait pas que, sous aucun prétexte,
on touchât à la petite escadre pour un but étranger à celui qu'il
avait arrêté d'avance. Il permit s'eulement, à titre d'essai, la con-
struction d'une seule de ces longues barques à Gasale. On devait
prendre pour la faire naviguer et combattre tout ce qui se trouvait
sur une des cinq chaloupes complètement armées venues tout récem-
ment de Toulon à Gênes.
L'arrivée inopinée de ces bâtimens tout montés au moment où cha-
cun commençait à croire à l'inutilité de la marine impériale dans
l'intérieur de l'Italie causa bien de l'étonnement, et donna lieu à
bien des suppositions absurdes. Quelques jours après, on sut qu'un
ordre supérieur les avait appelés à renforcer la puissance de la flot-
tille. A une question de l'empereur demandant s'il était possible de
transporter ces chaloupes tout entières par les chemins de fer,
r amiral avait répondu affirmativement. Ce nouveau projet ne fut pas
toutefois mis à exécution. En effet, les forges et chantiers de la Mé-
diterranée promirent de livrer, dans un délai de quatre semaines,
cinq batteries flottantes démontées, à fonds plats, portant chacune
deux canons de 24 rayés, se chargeant parla culasse, et munies
de deux machines à haute pression de 15 chevaux, faisant mou-
voir deux hélices adaptées à chaque bord. Leur tirant d'eau était de
LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE. ilib
0'"70, et elles pouvaient être reconstruites en quatre-vingt-dix
heures. Ce renfort de batteries flottantes rendait inutile le concours
des chaloupes canonnières montées, qui furent renvoyées à l'escadre
de l'Adriatique, à l'exception du n** 5, destiné à armer le bateau le
Cffsale. C'eût été un beau spectacle cependant que celui de locomo-
tives remorquant à travers les terres cinq bâtimens de 90 tonneaux !
On eût rendu la chose praticable en réduisant chacun des bâtimens
à sa coque proprement dite, c'est-à-dire en lui enlevant les chau-
dières, les masques, les plaques, les machines et les emménage-
mens intérieurs, pour le ramener ainsi au poids de 42 tonneaux.
Les chaloupes, longues de 25 mètres, eussent été portées sur des
wagons plats à marchandises, pouvant recevoir un poids de 8 ou
10 tonneaux chacun. Pour hisser en quelque sorte ces masses
énormes sur les trucs, on eût introduit dans un des bassins de
Gênes un ponton à fond plat , sur lequel on eût établi des rails et
posé ces wagons. Chacune des chaloupes eût été alors solidement
assujettie sur les voitures. Le tout eût été remis à flot, remorqué et
échoué à Samperdarena, faubourg de Gênes, et les voitures eussent
été tirées à terre sur le chemin de fer d'Alexandrie. Seulement, sous
les tunnels et sous les ponts, on eût construit une voie provisoire
entre les deux déjà existantes, afin que les flancs des navires, ne
vinssent pas se heurter contre les parois, les piles ou les voûtes.
C'est au milieu de toutes ces préoccupations, de tous ces projets,
que l'on apprit la retraite des Autrichiens sur le Mincio. Ils se reti-
raient en faisant sauter les ponts et démolissant les chemins de fer
derrière eux. C'était de bonne guerre sans doute, mais fort inquié-
tant pour le passage futur de notre flottille. En France et dans les
pays ofl'rant de grandes ressources, on trouve facilement des char-
rettes capables de porter des poids au-dessus de deux ou trois ton-
neaux ; les voies ferrées ne sont point alors indispensables pour le
transport d'un matériel pesant. Malheureusement la Lombardie
avait déjà subi de fortes réquisitions de toute espèce, et les marins
n'avaient à leur disposition que des voitures à bœufs, impropres
par leur petitesse, leur légèreté et leur forme, au charroi des chau-
dières, des canons et des masques. Aussi l'écroulement des arches
des ponts du Tessin, de Vercelli, de Cassanno et de San-Marco, la
démolition probable du viaduc de Desenzano, haut de /i2 mètres,
semblaient devoir indéfiniment reculer le moment tant désiré de
marcher en avant.
Après la victoire de Solferino, la face des choses parut complè-
tement changée : la route de la Lombardie était libre, et l'ordre fut
immédiatement expédié à la flottille de se diriger le plus prompte-
ment possible, et par tous les moyens, vers le lac de Garde. Le but
TOME X\Y. 10
146 REVUE DES DEUX MONDES.
de la campagne était enfin divulgué : les cinq canonnières étaient
destinées à concourir à l'attaque et à la prise de Peschiera.
A Gênes, à Alexandrie, à Casale, à Vercelli, on chargea simul-
tanément, et en trois jours, les chaloupes. Vers la fm de juillet,
cent vingt wagons venaient à Novare, à Trecate et à San-Martino,
attendre le rétablissement du Ponte-Torino, la pose de la voie de
Magenta et la jonction des deux gares de Milan. Chacun se rappelle
que la destruction du pont sur le Tessin fut incomplète. Il put ser-
vir même longtemps ainsi au passage de nos colonnes et de l'artil-
lerie. Les Autrichiens, en faisant sauter les deux premières piles,
du côté de la Lombardie, croyaient que les arches, par la poussée
énorme qu'elles ont les unes sur les autres, tomberaient toutes en
même temps; mais les mines ne produisirent pas tout l'effet attendu:
les bases furent endommagées, les deux premières voûtes se cre-
vassèrent; quant au pont, devenu par le t«emps et la solidité des ma-
tériaux comme un vaste monolithe, il résista. Cependant, pour assu-
rer le passage des vivres, des canonnières et des parcs de siège, le
raccordement des chemins de fer piémontais et lombards était d'une
urgente nécessité. Bien des projets furent mis en avant et discutés.
L'un de ces plans se bornait à détourner le lit du Tessin par une di-
gue et à reprendre les travaux à sec. On dut d'ailleurs renoncer à se
servir du système de pont en bois dit « pont américain ; )> on man-
quait de poutres fortes, il eût fallu en aller chercher à Gênes; puis
les eaux de la rivière, avec leur vitesse de 2'" 33 par seconde, eussent
rendu très difficile la pose verticale de madriers énormes. M. Amil-
hau, ingénieur français des ponts et chaussées , était convaincu que
la base de la première pile, composée de blocs puissans reliés en-
core par du ciment romain, n'avait nullement souffert de l'explosion
des mines. Il demanda dix jours pour construire en briques une pile
et une arche nouvelles. Son plan fut adopté, et il se mit à l'œuvre
avec un zèle, une activité et une certitude de réussir que ni d'amères
critiques, ni la faiblesse des moyens mis à sa disposition ne purent
jamais ébranler.
Le village de San-Martino , avec ses trois maisons , une douane,
une auberge, un bureau de tabac et ses quinze habitans, dont quatre
douaniers et cinq gendarmes piémontais, se trouvait changé en
place forte de première classe. Les Autrichiens, craignant de nous
voir déboucher par Novare, avaient entouré le village de fortifica-
tions passagères, d'un développement de plusieurs kilomètres, ba-
layant et commandant toute la plaine unie qui sépare San-Martino
de Trécate. C'était une tête de pont formidable et une place d'armes
qui pouvait contenir cinquante mille hommes. Cet immense travail,
on le sait, fut rendu inutile par le mouvement tournant du mâré-
LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE. 147
chai Mac-Mahon. Des vivres, des munitions et des canons venaient
à chaque instant s'entasser autour de la petite gare de San-Martino
après avoir été déchargés des wagons. La traversée sur le fleuve se
faisait alors par deux ponts de bateaux construits de chaque côté de
Ponte-Tessino, l'un par nos pontonniers avec leur matériel, l'autre
par le commerce avec les grandes barques du Pô. Sur ces deux voies
de communication se croisaient d'immenses convois de charrettes
et de soldats rejoignant leurs corps, de longues files de prisonniers^
lombards chantant les airs nationaux de l'Italie. Des hauteurs de
San-Martino, sur les débris d'une batterie abandonnée par l'ennemi,
on voyait se dérouler un panorama immense, encadré par une vé-
gétation vigoureuse : devant soi Magenta, à sa gauche Turbigo, et à
ses pieds le fleuve, avec ses trois étages de canaux d'irrigation, sans
cesse traversés par cette fourmilière humaine pleine d'activité et
d'espérances. L'on assistait par la pensée à la grande bataille qui
s'était livrée en ces lieux il y avait si peu de temps, et l'on en res-
sentait encore les poignantes émotions. Puis, en voyant cette accu-
mulation de matériel, de vivres et de munitions arrêtés depuis quinze
jours par l'écroulement d'un pont, on comprenait toute l'étendue
d'une défaite qui viendrait priver l'armée de telles ressouices.
L'amiral, de son côté, sentait tout le prix du temps, et, sans at-
tendre la fm des travaux, fit décharger à Trécate et mettre sur des
charrettes tous les bois nécessaires à la construction de la canon-
nière n° 8, alors en tête du convoi. Cette canonnière passa le fleuve
sur le pont de bateaux construit par nos pontonniers, et fut rechar-
gée de l'autre côté sur des wagons lombards. Elle alla ainsi jusqu'au
pont de San-Marco, sur la Ghiese, qu'elle trouva démoli. On recom-
mença alors le même travail pour la porter enfin à Desenzano. Si
tous les ponts que l'ennemi avait fait sauter n'eussent pu être réta-
blis promptement, on eût construit des chemins de fer portatifs de
500 mètres de long, et les wagons les plus lourds auraient été traî-
nés par les routes ordinaires sur des rails qu'on eût disposés les
uns devant les autres à mesure que les voitures auraient laissé quel-
ques mètres de libres derrière elles. On n'eût reculé devant aucun
travail, si l'on eût cru gagner de la sorte seulement vingt-quatre
heures. C'est à l'annonce d'un prochain départ que les matelots et
ouvriers, en regardant leurs membres meurtris par tous ces trans-
ports, se demandaient si un jour ils seraient portés par ces bateaux
qu'ils avaient eux-mêmes tant portés sur leurs épaules. M. Amilhau
réussit à l'heure dite dans son gigantesque travail, et la flottille
passa la première comme pour en constater la solidité. Le lende-
main, elle partait pour Desenzano.
Quand des hauteurs de Lonato les marins découvrirent enfin ce
148 REVUE DES DEUX MONDES.
magnifique lac de Garde, une joie immense inonda le cœur de tous
ces braves gens. Ce fut comme après une longue et pénible traver-
sée, quand le cri de terre se fait entendre. Encore une fois les mi-
sères, les longues nuits pluvieuses sous la tente et dans les gares,
les interminables journées de labeur sous un soleil de plomb, tout
fut oublié. Ils étaient arrivés; le champ de bataille était devant eux,
et dans le lointain ils voyaient Peschiera, c'est-à-dire la victoire!
Le lac de Garde se trouve au fond d'un vaste entonnoir :. la gare
de Desenzano est, bien entendu, située sur les hauteurs. Une route
d'un kilomètre de long, espèce de montagne russe, la séparait des
chantiers, que l'amiral avait fait préparer et sonder avec soin. Il
fit également construire sur cette pente inquiétante un chemin de
fer, pour descendre, jusqu'à l'entrée de la ville et à grands ren-
forts de précautions, les wagons portant les poids les plus lourds.
Au bout de cette voie provisoire -se trouvait une grue qui posait à
terre ces chaudières de 7,000 kilogrammes, et les hommes s'y atte-
lèrent pour la dixième fois. Les pièces légères ou à peu près se dé-
chargeaient à la gnre, sur des chars ou sur le dos des équipages,
et venaient se grouper en ordre auprès des quilles déjà placées.
Desenzano se trouvait comme par enchantement changé en port
de mer. Les habitans regardaient curieusement ces hommes venus
de si loin, dont les allures, la gaieté constante et les mœurs leur
étaient complètement inconnues.' Ils se sentaient rassurés, et leurs
barques de pêche couvraient déjà le lac. S'ils refusèrent à joindre
leurs efforts aux travaux des marins malgré les offres les plus gra-
cieuses, c'est certes moins par manque de patriotisme que par l'effet
d'une habitude bien invétérée chez tous les paysans de ne jamais
travailler sans une honnête rétribution.
On se mit de tout cœur à la construction : les canons de Pes-
chiera, qu'on entendait sans cesse, et la vue des bateaux à vapeur
autrichiens, qui allaient et venaient de Riva à la ville assiégée, don-
naient à tous les travailleurs un entrain et un stimulant inconnus
dans nos arsenaux. Une batterie d'artillerie française à Desenzano,
une batterie piémontaise à la pointe de la presqu'île de Sermione
rendaient toute inspection des chantiers un peu trop dangereuse
pour l'ennemi, qui ne tenta du reste aucun coup de main. C'eût
été facile cependant avec des fusées incendiaires et des hommes
résolus qu'un de leurs vapeurs eût pu jeter sur la plage; mais déjà
Garibaldi, à Salo, avait coulé l'un de ces bâtimens à coups de ca-
non, et les défenseurs de Peschiera ne voulurent sans doute pas
s'exposer de nouveau à perdre ainsi leur seul moyen de communi-
cation avec l'empire.
Bien des officiers de toutes les armes, en voyant cette construction
LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE. 1^9
entreprise sur la plage de Desenzano, disaient : « Ils n'arriveront
pas à temps; nous prendrons la ville sans les marins! » Au premier
abord, ils semblaient avoir raison, surtout si Ton songe que pour
chaque canonnière il y avait un travail spécial à terminer rapide-
ment, et dont voici les détails : cinq mille trous à percer, autant
de chevilles à y enfoncer, puis à river, pour ajuster entre elles des
pièces de bois que la chaleur avait fait travailler. Un calfatage com-
plet était nécessaire en dehors, en dedans, et sur le pont. Enfin les
opérations du lancement, du montage des machines et de l'arme-
ment employaient bien du temps. L'expérience prouva heureuse-
ment que chaque chaloupe pouvait, en moins de dix jours, avec un
personnel de cent cinquante ouvriers de toutes les professions, être
prête à faire feu. Certainement elles n'eussent pas été entièrement
finies, elles eussent même été à peu près incapables dé naviguer
longtemps ainsi; mais, pour se battre quelques jours, il suffisait de
la coque avec sa machine, du masque avec ses plaques, du canon
avec sa plate-forme. On n'avait pas non plus assez d'ouvriers venus
de France pour pousser simultanément la construction des cinq bâ-
timens; mais ni Milan, ni Gênes, ni Toulon n'étaient bien loin, et
en présence d'une nécessité aussi impérieuse que la prise de Pes-
chiera, de cette place regardée comme la tête des écluses du Min-
cioet la clé de Mantoue, on n'eût hésité devant aucun sacrifice
d'hommes ou d'argent. La construction commença le 3 juillet; tout
pouvait donc être terminé bien avant le 15. Or, au moment.de
l'armistice, c'est-à-dire le 8, les Français et les Piémontais com-
mençaient seulement à recevoir leur matériel de siège et à creuser
les tranchées. Il leur était donc impossible, en cinq ou six jours,
de prendre la place , et par suite la flottille devait se trouver prête
bien avant même qu'on eût commencé les grands travaux du siège.
Quant à l'utilité de ce renfort, elle était incontestable. Nous ne
pouvions, sous aucun prétexte, laisser 'les Autrichiens maîtres du
lac : sans cesse ils auraient inquiété les nombreuses villes du litto-
ral, ou débarqué des troupes sur nos derrières. Il fallait aussi com-
pléter le blocus de Peschiera. Les chaloupes canonnières devaient
donc couler ou forcer de se réfugier dans les ports de la confédé-
ration helvétique les rares bateaux à vapeur en fer et à roues et les
barques à voiles et .à rames que l'ennemi possédait encore. Notre
feu prenait à revers tous les forts détachés qui entourent la partie
de la ville construite sur la rive droite du Mincio. Le service des
pièces et l'approvisionnement de cette ceinture par le corps de la
place devenait, sinon impossible, du moins fort difficile. Les cha-
loupes devaient, à un moment donné, par une nuit noire, lorsque les
approches eussent été terminées, lorsque l'assaut eût été résolu, em-
150 RFVUE DES DEUX MONDES.
barquer à leur bord, et dans des chalands qu'elles eussent remorqués,
assez de soldats pour tenter un coup de main hardi, enlever la ville
à l'abordage en entrant par le port. Elles étaient encore un moyen
de transport bien précieux pour l'armée, déjà loin du Mincio et sépa-
rée de la dernière station du chemin de fer par une distance assez
grande pour compromettre la régularité de ses approvisionnemens
en hommes, vivres, munitions, et l'évacuation de ses malades et
blessés. Peschiera pris, l'amiral se serait encore servi de ses puis-
sans engins de destruction contre Mantoue. Si les barrages du Min-
cio n'eussent pas permis aux bâtimens de passer tout entiers, il les
eût encore une fois démontés, transportés et reconstruits sur le Lac-
Supérieur, ou bien il aurait imaginé de nouveafux bateaux plats mus
par la vapeur. La digue qui sépare les deux lacs et joint Mantoue à
la citadelle eût été rompue à ooups de canon : alors, maîtres comme
nous l'entions des eaux du Mincio, nous pouvions produire une de
ces formidables inondations qui forcent une place à capituler presque
s-ans pouvoir se défendre. De pareils combats n'eussent pu être livrés
sans entraîner la destruction d'un ou plusieurs bâtimens de la flot-
tille. Quoi qu'il en soit, l'industrie avait tenu sa promesse, et bien
peu de jours avant l'armistice, la première des cinq batteries blin-
dées se trouvait à Gênes, chargée sur des wagons, prête à marcher
au premier signal. C'était un renfort de dix canons, augmenté encore
d'un radeau portant deux pièces rayées en construction a Desenzano,
et que les chaloupes eussent remorqué au feu.
Telle était la magnifique et glorieuse' mission confiée à l'énergie et
au courage des marins français. Personv.e ne doutera, je l'espère, que
devant une telle accumulation de forces sur le côté faible des deux
places de Peschiera et de Mantoue, elles ne fussent tombées au pou-
voir des alliés, si admirablement secondés par eau. Aucune marine,
je crois, ne peut trouver dans ses annales l'exemple de tant d'ob-
stacles vaincus en si peu de temps par une poignée d'hommes. Il
faut remonter jusqu'à Mahomet II pour trouver trace d'une entre-
prise de ce genre dans l'histoire. Encore, pour prendre Constanti-
nople, Mahomet II n'eut-il qu'à transporter pendant une demi-lieue,
de Soliman-Batchi au fond de la Gorne-d'Or, de très petites barques,
et il dut y employer toute son innombrable armée. Les Vénitiens
aussi, au temps de leur splendeur, construisirent des galères (les
canonnières de l'époque) sur ce même lac; mais ce fut en pleine
paix, sans but déterminé, et avec des bois venus, par le flottage,
du Pô dans le Mincio.
Ce transport par terre de notre flottille si heureusement accompli
révèle dès à présent le rôle que jouera désormais la marine française
dans les guerres continentales. Rien n'est plus facile en effet que de
LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE. 151
simplifier la construction des canonnières démontées-, d'en diminuer
et diviser les poids, pour les rendre aussi facilement transportables
par les voitures que le sont aujourd'hui les matériels de siège du
génie et de l'artillerie de terre. Les canonnières sont destinées à re-
morquer et à servir de défense à ces ponts de bateaux toujours si
difficiles à jeter sur les grands fleuves de l'Europe, sous le feu de
l'ennemi. Avec elles, un général en chef pourra choisir son lieu de
passage, sans que jamais le courant par sa force ou son obliquité, la
rivière par sa largeur ou sa profondeu-r, ou même des fortifications
de campagne, puissent l'arrêter un instant. Dans les retraites, avant
Ide s'échouer et de se faire sauter, elles sont capables de lutter des
journées entières contre une artillerie puissante; elles peuvent ainsi
empêcher soit le rétablissement immédiat d'un pont, soit le passage
en bac de colonnes ennemies. Ne seront- elles pas enfin une pré-
eieuse ressource pour la surveillance des mouvemens d'une armée
dont on voudra inquiéter les flancs et brûleries moyens de transport?
Depuis le 3 juillet 1859 jusqu'au 8, les habitans de Desenzano
entendirent nuit et jour retentir le bruit des instrumens, les chants
des ouvriers et les cris des sentinelles. Tout marchait rapidement;
bois, canons, chaudières, masques étaient descendus du haut de la
montagne, et déjà une canonnière se trouvait prête à être lancée. La
guerre maritime allait commencer sur le lac, et les habitans deman-
daient chaque jour l'heure du lancement, quand tout à coup, le 8
au matin, les premiers bruits d'un armistice conclu avec les Autri-
chiens commencèrent à se répandre. Au milieu de ces matelots et
de ces ouvriers, si intéressés à la continuation de la guerre, cette
nouvelle trouva bien des incrédules ; mais quelques heures après la
suspension d'armes jusqu'au 15 août fut annoncée officiellement. Les
outils tombèrent des mains des ouvriers, un silence de mort régna
dans les chantiers, le courage de continuer manquait à tous.
Le même repos, la même tristesse succédaient dans l'Adriatique
^ la même animation guerrière. La flotte de Venise, comme on Ta
vu, était le 8 au matin sous vapeur, quand VEylau, l'un des vais-
seaux de l'escadre de blocus, envoyé par l'amiral Jurien, vint le long
de la Bretagne porter la nouvelle inattendue. On continua d'avancer,
car nos marins ne la tenaient encore que de l'ennemi, et l'on pou-
vait craindre une ruse de guerre. Le 9 au matin, l'escadre mouil-
lait donc sur six lignes, devant Venise, en vue des dômes de Saint-
Marc, en face de Malamocco. A bord des bâtimens, on conservait
encore l'espoir que l'armistice ne serait pas suivi de la paix. Une
dépêche du quartier-général dissipa brusquement tous les doutes.
Les préliminaires de Villafranca étaient annoncés, et l'ordre était
donné de rallier Toulon en évacuant Lossini.
152 REVUE DES DEUX MONDES.
A Venise comme sur le lac de Garde, on touchait au but : quel-
ques heures encore, et tant d'efforts accomplis avec abnégation
trouvaient dans une victoire certaine leur plus douce récompense.
Depuis bien longtemps, la marine n'avait armé une flotte mieux
organisée, réunissant dans un plus parfait ensemble tous les pro-
grès, toutes les améliorations que les découvertes récentes et les
sciences ont apportés à l'artillerie, à la vapeur et au personnel.
' Comme à Navarin et en Grimée, la marine combattait pour une noble
cause : elle soutenait une nation qui souffrait, un peuple qui se
réveillait. Les regrets furent immenses, car dans cette guerre si glo-
rieuse pour l'armée de terre, la flotte n'avait pu faire entendre le
bruit.de ses canons. A côté de grandes victoires, elle ne pouvait
parler que de ses fatigues bravement supportées, de longues croi-
sières et de pénibles traversées. L'évacuation de Lossini se fit lente-
ment, comme à regret. Le jour de l'arrivée en Italie avait été salué
par d'unanimes cris de joie; au jour du départ, un même senti-
ment régnait dans tous les cœurs : c'était le regret de ne pas avoir
rendu la liberté à Venise.
A Desenzano, les travaux furent repris; l'empereur vint assister
au lancement de la canonnière n"* 6, et décida que tous ces bâtimens
seraient donnés au roi Victor-Emmanuel. La cérémonie de la mise
à l'eau fut pour l'armée, cantonnée aux environs du village, une fête
curieuse. Le rivage disparaissait littéralement sous des milliers de
soldats, et une imm.ense clameur retentit dans les airs quand la
canonnière pavoisée, glissant sur sa cale, entra dans le lac; puis
• peu à peu tout bruit cessa. L'armée, s'échelonnant par brigades, prit
la route de Lonato, et il n'y eue bientôt plus de Français à Desen-
zano que les marins de la flottille. Ges rivages, naguère si animés,
reprirent leur physionomie habituelle, et le calme du lac ne fut plus
troublé paries salves bruyantes de notre artillerie.
Ce fut le 16 août qu'eut lieu la remise des canonnières françaises
à la marine sarde. Le pavillon français, hissé sur chaque chaloupe,
fut salué de vingt et un coups de canon par l'artillerie de nos alliés.
Une division d'infanterie piémontaise échelonnée sur le rivage et
une batterie rendirent le salut coup pour coup. Lentement, bien
lentement môme, comme on le pense, nos marins retirèrent les cou-
leurs nationales. Tout était fmi : les canonnières préparées pour
l'attaque de Peschiera n'étaient plus françaises! Les capitaines et
les équipages quittèrent aussitôt ces bâtimens avec une douloureuse
émotion. Telle est la tristesse que ressentent tous les marins aban-
donnant leur navire, soit après un naufrage, un combat malheureux,
ou môme après un simple désarmement. N'est-ce pas comme un
vieil ami que l'on perd? Les matelots, dans leur langage figuré, en
p
LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE. 153
parlent toujours comme d'une chose animée qui sent, qui soulTre,
qui pense comme eux. Leur amour pour cette parcelle de la patrie,
amour que l'on retrouve aussi dans l'armée pour le régiment, ex-
plique bien des dévouemens et donne bien des victoires. Les ma-
rins du lac de Garde avaient pour ainsi dire porté leurs bâtimens
dans leurs bras; ils les avaient vus naître, grandir, marcher; puis
ils les avaient perdus pour toujours. Ils emportaient, il est vrai, ces
drapeaux que l'on venait de saluer avec tant de respect; mais ces
drapeaux étaient intacts, vierges du feu, et peu de jours avant ils
avaient vu passer des milliers de soldats fiers de montrer les leurs
hachés par la mitraille et les boulets ! La mission de la flottille en
Italie était terminée, et le 17 août les matelots du lac de Garde
comme ceux de Venise reprirent tristement le chemin de la patrie.
III.
Telle fut la douloureuse impression produite sur nos marins par
la nouvelle inattendue qui arrêtait la belle flotte de l'Adriatique
comme la vaillante flottille du lac de Garde dans un mouvement
commun vers la victoire. Après avoir exprimé dans toute sa vivacité
cette émotion du premier moment, on aimerait à dire quel senti-
ment lui succéda. Les ^ gens de cœur ne connaissent qu'un seul
adoucissement à certaines tristesses, c'est la certitude que de leurs
plus pénibles épreuves sortira quelque bien pour l'avenir. Cette
noble consolation n'a pas manqué à nos marins. S'ils ont pensé
d'abord avec un profond regret à ce qu'ils n'ont pu faire, ils se
sont plus tard rappelé, non sans quelque fierté, ce qu'ils avaient
fait. Ils n' avaient pas vaincu dans des combats, mais leurs rudes et
patiens travaux avaient constaté un résultat dont le pays a droit de
s'enorgueillir : c'est qu'il se forme en France une nouvelle marine,
dont il faut retracer brièvement le point de départ pour en mieux
faire entrevoir l'avenir.
Dès 185/i, au moment même où nous achevions la transformation
de notre marine à voile en marine à vapeur, on fut obligé d'ajouter
à la flotte des batteries flottantes et des canonnières destinées à se-
conder les opérations d'un siège par mer. C'était alors une marine
auxiliaire que l'on créait à côté de l'ancienne pour la compléter, car
avant l'apparition de ces nouveaux engins de destruction, il était
admis en principe qu'une batterie de terre de quatre pièces triom-
phait d'un vaisseau de cent. Qu'y a-t-il de vrai dans cette règle,
contredite glorieusement par ïes succès de Saint-Jean-d'Ulloa, de
Tanger, de Mogador? Ce qui est certain, c'est que des vaisseaux,
même vainqueurs dans un combat contre les forts d'une rade, avec
15/1 REVUE DES DEUX MONDES.
leur coque criblée de boulets, leurs mâtures et leurs machines ava-
riées, demanderont toujours dans les ports de longues réparations.
Si les Russes en 1854 eussent battu la mer avec leurs escadres,
si les Autrichiens en 1859 eussent fait sortir leur petite marine, les
conditions d'une lutte de bâtimens à bâtimens restaient les mêmes
qu'autrefois, avec un peu moins de durée dans la bataille, à cause
de la vapeur et de la justesse du tir, mais aussi avec de bien plus
fortes avaries en matériel. Vainqueurs ou vaincus, les vaisseaux doi-
vent rentrer au port après un combat. Une escadre de réserve est
donc indispensable, et si la guerre continue, si les rencontres se
multiplient, une marine comme la nôtre, dont le matériel est limité
à quarante vaisseaux, a promptement épuisé ses ressources. Heu-
reusement de grands progrès ont été accomplis. Depuis un an, la
marine blindée marche à pas de géant; l'artillerie de son côté pos-
sède aujourd'hui le canon rayé, se chargeant par la culasse, pou-
vant tirer dix coups à la minute, et portant à plus de il, 000 mètres
des boulets creux cylindro-coniques d'une puissance énorme. Chez
toutes les nations maritimes, le canon rayé deviendra le seul moyen
efficace de défendre les côtes, et composera l'armement des batte-
ries de tous les bâtimens de guerre.
Nos vaisseaux et nos frégates actuels, dans un temps très rappro-
ché et dans un cas d'attaque de place, peuvent donc être forcés de
s'éloigner encore du centre de l'action, sous peine d'être coulés:
leur rôle comme moyen efficace de diversion est encore amoindi'i;
mais dans une croisière ou dans une escadre, s'ils rencontrent un
seul des nouveaux bâtimens cuirassés., fût-il inférieur en force et en
vitesse, qu'arrivera- 1- il? Le vaisseau, filant douze nœuds, pren-
dra la fuite, ou, s'il veut combattre, le seul parti en apparence rai-
sonnable est de courir sur l'ennemi pour le couler par sa masse en
l'abordant; mais avant qu'il ait atteint son adversaire, il restera plus
de dix minutes exposé à son feu, si le bâtiment cuirassé est immo-
bile, et bien plus de temps encore, si ce bâtiment fuit devant lui»
D'ailleurs est- il sûr de le couler? L'avant pourra- 1- il subir un
pareil choc sans s'ouvrir? La machine ne se brisera-t-e*lle pas? Dès
ce moment, le vaisseau actuel ^st donc devenu à peu près inutile
comme instrument sérieux de guerre, et ne peut plus même être
pris comme unité dans le combat.
Cependant, si ces nouvelles batteries cuirassées exigeaient seule-
ment la disparition de l'ancien matériel, elles ne seraient qu'une
ti'ansformation de plus pour la flotte, et la forte dépense que ferait
ainsi la France ne changerait rien à la position maritime qu'elle oc-
cupe aujourd'hui, car les progrès marchent à peu près simultané-
ment chez tous les peuples, et l'équilibre actuel se rétablirait bien-
LA FLOTTILLE DU LAC DE GARDE. 155
tôt. Heureusement les avantages de cette nouvelle invention se feront
surtout sentir sur le personnel naviguant, dont elle change com-
plètement la composition.
Nous avons vu en effet déjà bien des progrès dans les formes des
bâtimens, — le vaisseau à trois ponts à voiles, les frégates à roues,
le vaisseau à hélice actuel; — mais toujours le même personnel
figurait à bord, c'est-à-dire presque exclusivement des matelots de
l'inscription maritime et très peu d'hommes de la conscription. Les
mâtures que l'on conservait dans un intérêt d'économie en temps
de paix , et sur tous les vaisseaux à vapeur à grande et à petite vi-
tesse, maintenaient quand même l'ancien système d'armement dans
la marine. Au contraire, les bâtimens blindés, destinés à attaquer
des places, à forcer des passes, à se battre contre leurs pareils, se-
ront construits pour se porter rapidement d'un point à un autre,
pour ne jamais sortir de l'Europe, c'est-à-dire de la Manche et de
la Méditerranée ; ils doivent être munis de fortes machiaes et faire
disparaître nos lourdes et incommodes mâtures. Les voiles carrées
leur nuisent et ne peuvent que les retarder; les voiles latines seules
suffisent pour les appuyer. Nous n'avons donc plus besoin d'un aussi
grand nombre de marins venant de l'inscription maritime; des ma-
telots canonniers et fusiliers, c'est-à-dire des hommes de l'inté-
rieur, peuvent être pris avec avantage, et alors seulement tombe
pour toujours cette terrible objection : « La France n'a pas assez de
marins! » Prenons des hommes de la conscription, apprenons-leur
le maniement du canon, du fusil et des rames dans les ports et sur
l'escadre d'évolution; renvoyons-les ensuite en congé renouvelable
comme fait l'armée, et nous aurons bientôt une réserve qui dou-
blera nos ressources sans un grand surcroît de dépense.
Toute la question est là, car l'essor de notre marine n'est arrêté
depuis des siècles que par l'insuffisance du personnel. On a intro-
duit, je le sais, depuis longtemps des hommes du recrutement dans
la composition des équipages de nos vaisseaux ; mais jamais on ne
les a pris comme la base, comme l'élément principal de notre force
maritime : on ne le pouvait pas. La flotte dite de guerre, conservant
ses mâtures et ses voiles, nous obligeait de faire du système de ma-
nœuvres- qu'elles entraînent un objet constant d'étude. La grande
préoccupation du moment était donc de former des marins, et l'on
rencontrait ainsi des difficultés insurmontables, lorsqu'il fallait
mettre promptement quelques vaisseaux sur le pied de guerre*
L'on n'avait pas de réserve exercée au canon ni au fusil, et c'est,
depuis l'invention de la vapeur, la première condition de force
d'une escadre. L'on perdait tout le bénéfice du recrutement, pour
ainsi dire illimité, des hommes venus de l'intérieur.
156 BEVUE DES DEUX MONDES.
Ainsi d'un côté la transformation de la flotte actuelle est devenue
nécessaire pour imiter les autres nations, mettre nos bâtimens à,
l'abri du canon rayé, et faire que la défense soit à la hauteur de
l'attaque. D'autre part, le personnel suit la révolution imprimée au
matériel, et nous permet de faire face à tous les armemens, à toutes
les difficultés particulières, de posséder en un mot une marine sé-
rieuse, homogène, débarrassée de tous ses bâtimens inutiles à la
guerre. Cette marine sera naturellement divisée en quatre catégo-
ries très distinctes : la première, composée de puissans navires cui-
rassés^ à grande vitesse^ montés surtout par des matelots fusiliers
et canonniers : ce sera la flotte de combat , de siège et de débarque-
ment'^ — la deuxième, renfermant assez de frégates et de bâtimens
inférieurs, également blindés, avec mâture (montés par un plus
grand nombre de vrais marins), pour assurer le service de nos sta-
tions lointaines : ce sera la flotte de campagne au long cours ^ — la
troisième, comprenant les transports actuels, les vaisseaux trop
vieux pour être rasés et cuirassés, enfin les frégates ou avisos en
bois, en fer^ à hélice et à roues : ce sera le train maritime; — la
dernière, avec ses canonnières de toutes les classes, dont l'activité
sur les fleuves et dans les débarquemens est suffisamment démon-
trée, formera Y escadre de flottille.
Avec son personnel pour ainsi dire inépuisable, puisque la con-
scription y tiendra une grande place, la construction de cette nou-
.velle flotte cuirassée ne sera plus qu'une affaire d'argent, et n'aura
de limite, comme puissance, que les ressources financières du pays.
Au point de vue du matériel, nous aurons une vraie flotte de
guerre pouvant combattre souvent sans se radouber, et réunissant
toutes les qualités qui lui sont indispensables : la force dans l'artil-
lerie, la rapidité dans les traversées et dans les évolutions, en-
fin l'économie dans la consommation du charbon. Au point de vue
du personnel, notre marine, se recrutant désormais en grande par-
tie comme l'armée, deviendra populaire comme elle. Ces milliers
d'hommes familiarisés avec la mer par un séjour de quelques an-
nées sur nos bâtimens et dans nos ports propageront dans leurs
foyers les instincts maritimes. Le goût d'un noble métier pénétrera
peu à peu dans les mœurs. Nous n'affaiblirons point l'armée en lui
prenant un plus grand nombre de conscrits qu'on ne le faisait au-
trefois; nous la compléterons en quelque sorte. Ces hommes faisant
partie de compagnies distinctes, ne contenant chacune qu'une seule
spécialité de canonniers, ou de fusiliers, ou de marins, avec un cadre
permanent d'officiers de marine, de sous-officiers et de quelques
vieux matelots, formeront des bataillons complets. Ils seront pour
les côtes et les ports la meilleure défense en temps de guerre. Dans
LA FLOTTILLE DU LAC DE GABDE. 157
les luttes futures sur mer, où l'abordage jouera un grand rôle, ces
hommes auront sur les ponts des navires, devenus de véritables
champs de bataille, tout l'entrain et la solidité des troupes de terre.
Aujourd'hui d'ailleurs les intérêts de la France ne l'appellent-ils pas
vers l'extrême Orient? La Chine, la Cochinchine, le Japon, Madagascar
sont des pays nouveaux à ouvrir et à explorer. La marine a donc
dans l'avenir un rôle immense qu'elle ne pourra remplir seule que
lorsqu'elle disposera de toutes les ressources possibles pour com-
battre souvent sans réparations, débarquer sur les côtes et marcher
dans l'intérieur avec ses propres hommes. L'on évitera ainsi la perte
énorme de monde que l'on subit lorsqu'on entasse sur des navires
et pour une expédition lointaine des soldats peu habitués à la mer,
à la nourriture du bord et aux lointains voyages. Tôt ou tard enfin
l'isthme de Suez sera percé, et notre marine de commerce pourra
doubler ses armemens avec d'autant plus de facilité que la plus
grande partie de ses matelots lui resteront, avec d'autant plus de
sûreté aussi qu'elle sera mieux protégée partout, si une guerre ma-
ritime venait à éclater.
En indiquant rapidement les avantages de cette nouvelle marine,
je n'oublie point que les institutions qui régissent,la flotte nous ont
assuré et nous assurent encore une position maritime respectable.
Ces institutions s'appliquaient admirablement à un ordre de choses
qui n'existe plus. Il y avait un équilibre parfait entre nos ressources
en matelots et le nombre de bâtimens à flot que l'on pouvait rigou-
reusement armer avec ces hommes spéciaux. D'ailleurs, si l'on exa-
mine le régime actuel de toutes les marines, on les voit toutes agir
d'après le même système. Les xVnglais ont comme nous une flotte
qui se recrute exclusivement parmi ses nombreux marins; mais,
comme nous aussi, ils subissent la nécessité de congédier fréquem-
ment leurs équipages. C'est une grande cause de faiblesse à côté
d'énormes déploiemens de force, car le départ de ces hommes in-
struits fait perdre aux escadres cette supériorité constante qu'elles
doivent avoir dans toutes les circonstances et à tous les momens de
paix ou de guerre. Cette manière de procéder dans les deux ma-
rines, pour la formation des équipages de la flotte, ressemble à
ce qui se passe en Prusse pour l'armée : elle est peu nombreuse en
temps de paix, et la landwehr vient la compléter lorsque les cir-
constances l'exigent; mais, tout en étant toujours disponible, cette
réserve n'est ni exercée ni équipée à un moment donné. Or dans
le siècle où nous vivons, où tout est une question de vitesse, où
les coups décisifs se portent avec rapidité, c'est un défaut capital
pour une marine de guerre que de ne pas avoir un personnel per-
manent. Puisque la profession de marin n'est plus indispensable à
158 REVUE DES DEUX MONDES.
bord des vaisseaux, il vaut mieux, pour les armer, prendre des
hommes dont le service dure sept années. On rend ainsi la plus
grande partie des matelots de l'inscription à leur véritable profes-
sion, le commerce, et on crée surtout ce qu'aucune puissance ne
possède encore, une marine militaire permanente.
Ce que nous indiquons n'est plus au reste un simple projet. La
France ne reste en arrière d'aucun progrès réel, et déjà les modi-
fications dont je viens de parler sont, sur une petite échelle, en
cours d'exécution. On envoie des officiers et huit cents matelots de
la conscription étudier à Lorient pendant six mois les manœuvres
d'infanterie, et le Suffren^ vaisseau-école des canonniers, forme
chaque année six cents chefs de pièce excellens. Il suffira d'imiter
dans chaque port ce qui se fait dans un, de transformer chaque vais-
seau de l'escadre d'évolution en une école sérieuse de canonnage, et
l'on pourra regarder dès ce jour les quatre frégates cuirassées ac-
tuellement sur les chantiers comme le noyau d'une flotte de guerre
qui fera disparaître l'ancienne avec ses bâtimens mixtes, son maté-
riel et son personnel limités.
Il y a sur notre infériorité navale un préjugé trop répandu en
France, et que ces pages auront peut-être servi à combattre. Une
nation comme la nôtre ne doit pas être purement militaire. La ma-
rine n'est point une arme de luxe ni un corps secondaire dans un
grand état, car les destinées des peuples ne se résolvent définitive-
ment que sur mer. Les Vénitiens, les Portugais, les Hollandais et les
Espagnols n'ont perdu leur suprématie que lorsqu'une mauvaise ad-
ministration des finances, les discordes intestines et les conquêtes
inutiles eurent amené le dépérissement de leur flotte. Et quand
l'Europe, tant de fois vaincue, triompha de la France dans les pre-
mières années de ce siècle, il faut se rappeler que nous n'avions pas
de marine, ou du moins pas d'hommes exercés et habitués à la mer
pour armer les cent quatre vaisseaux que nous possédions encore
en 1814. Pour la première fois donc, par les navires cuirassés, la
France devient une grande nation maritime; la flotte devient un
corps complet, permanent ^ en état de suffire à toutes les éventua-
lités : abordages, sièges, transports, débarquemens , expéditions
lointaines. Au lieu de vaisseaux, nous aurons de véritables forte-
resses flottantes, et si le métier y perd de sa poésie, la France y
gagnera le plus sûr instrument de sa grandeur. Nos opérations ma-
ritimes en Italie n'eussent-elles servi qu'à faire entrevoir cet ave-
nir, c'en serait assez pour qu'une belle part leur fût accordée dans
les souvenirs de la dernière campagne.
A. DES Yarannes.
I
LES DRAMES
BE
LA VIE LITTÉRAIRE
HENRI ET CHARLOTTE STIEGLITZ.
Briefe von Heinrîch Stieglitz an seîne Braut Charlotte, 2 vol., Leipzig 1859.
I
Il y a aujourd'hui vingt-cinq ans, un événement mystérieux et
tragique produisit une sorte de stupeur au sein de la société alle-
mande. Une jeune femme, d'une rare beauté, d'un esprit merveil-
leux,- enthousiaste des arts et de la gloire, s'était frappée au cœur
d'un coup de poignard, et sereine, impassible, elle était morte, la
main sur sa blessure^ sans qu'un cri de douleur fût sorti de sa poi-
trine. Mariée depuis six ans à un poète qui avait donné à ses débuts
d'assez belles espérances, elle l'aimait tendrement, elle en était ten-
drement et ardemment aimée. Pourquoi donc cet acte de désespoir?
Y avait-il quelque drame caché dans cette existence qui semblait si
heureuse? Les conjectures ne manquèrent pas, comme on pense;
mais la folie de la pauvre suicidée était d'une nature si particulière
que personne n'aurait pu la deviner. La femme du poète, on le sut
bientôt par ses confidences suprêmes, avait voulu réveiller par une
secousse horrible l'imagination engourdie de son mari. Ame géné-
reuse et vaillante, elle avait vu celui qu'elle aimait tomber dans une
sorte de mélancolie inerte; elle se disait que le mariage, la vie ré-
160 REVUE DES DEUX MONDES.
gulière, les vulgaires soucis du foyer avaient étouffé sous les cendres
les belles flammes de ses jeunes années; elle s'accusait, en un mot,
d'avoir tué un poète, et, moitié désespoir, moitié scrupule, elle se
crut obligée en conscience de lui rendre l'inspiration au prix même
de sa vie.
Une publication récente vient d'attirer de nouveau l'attention sur
la mort de Charlotte Stieglitz. Un neveu du poète, M. Louis Cûrtze,
a mis au jour deux volumes de lettres adressées par Henri Stieglitz
à sa fiancée Charlotte. On ne connaissait jusqu'à présent que les let-
tres et les confidences de la jeune femme, et on pouvait se deman-
der si son exaltation ne cachait pas quelque blessure secrète. Or les
lettres d'Henri Stieglitz montrent avec quelle tendresse il était atta-
ché à la compagne de sa vie, elles révèlent aussi dans l'affection
mutuelle des deux amans bien des germes funestes. Assurément il
n'y a plus de doute possible sur les motifs qui ont poussé Charlotte
à se donner la mort; ce n'est pas ici le désespoir des affections dé-
daignées ou trahies, c'est le sacrifice héroïque et horrible d'une âme
qui, engagée dans une voie fausse, croit s'apercevoir tout à coup
que sa vie est inutile et dangereuse à la tâche qu'elle s'est imposée.
Ils s'aimaient sans doute, mais de quel amour? Était-ce l'amour
simple, franc, loyal, prêt aux sacrifices continus et obscurs? N'était-
ce pas plutôt un amour prétentieux, subtil, très sincère d'abord, on
ne peut le nier, et cependant altéré d'avance par un mélange secret
d'égoïsme et d'orgueil? Pauvres âmes si cruellement frappées, voici
la punition de vos erreurs ; vous êtes devenues un problème de psy-
chologie morale, et il nous faut étudier, le scalpel à la main, les
étranges maladies dont vous nous présentez l'image. Nous n'oublie-
rons pas du moins ce que vous avez souffert; nous toucherons légè-
rement à vos blessui^s ; si graves que soient vos fautes, elles attes-
tent des ambitions élevées, et ce ne sont pas des cœurs vulgaires
qui connaîtront jamais vos angoisses.
Charlotte-Sophie Willhœft était née à Hambourg le 18 juin 1806.
Son père, riche négociant, ayant peu de temps après transporté son
commerce à Leipzig, ce fut dans cette ville que s'écoulèrent son en-
fance et sa jeunesse. On vit briller chez elle, dès ses premières an-
nées, les dons les plus heureux de l'intelligence et du cœur ; vive,
aimante, spirituelle, elle déployait de merveilleuses aptitudes avec
une précocité surprenante. Sa sensibilité était extrême. Tantôt folle-
ment rieuse, tantôt plongée en des rêveries étranges, on eût dit
qu'elle répondait aux appels d'un monde mystérieux. Sa mère, tour
à tour inquiète ou charmée, essayait vainement de modérer ses joies
et ses tristesses ; elle échappait à la règte par des élans soudains, et
il arrivait souvent que des paroles inattendues, comme de gracieuses
I
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 161
énigmes, déconcertaient tous ses mentors. L'enfant songeuse devint
une jeune fille pleine de séductions et de prestiges. Son cœur était
ouvert à toutes les impressions du beau, à tous les enchantemens
de l'art et de la pensée. D'abord, sous l'influence d'un maître qui
appartenait à la secte des méthodistes, une piété ardente et sombre
s'était emparée de son âme; elle méprisait ce monde, elle dédaignait
la vie active, et plus d'une fois, dans ses aspirations vers Dieu, des
pensées de suicide traversèrent son cerveau. Ses parens avaient
beau redoubler de vigilance pour l'arracher à ces périlleuses extases:
vaines instances, conseils inutiles ! elle vivait comme une religieuse
ascétique, cette protestante exaltée, et luttant contre ce corps de
mort qui la retenait loin de Jésus-Christ, elle s'imposait des priva-
tions meurtrières. Elle voulait mourir et aller trouver le Sauveur;
mais le Sauveur, dit très bien un de se^ biographes (1), est descendu
sur la terre, c'est sur la terre qu'il faut le chercher. Cet ardent
amour de la mort, cette soif impatiente de l'autre vie ne furent
qu'un-s crise chez Charlotte Willhoeft ; elle redescendit sur la terre,
et de ses communications avec Dieu elle ne garda que l'amour de
tout ce qui est divin parmi les hommes. La poésie, les arts, la mu-
sique, toutes les langues du monde idéal, tout ce qui met notre race
en communication avec les sphères supérieures, et aussi tout ce qui
peut nous y mériter un jour une place heureuse, l'amour, la bonté,
le bonheur de se sacrifier soi-même, la joie d'inspirer aux autres ces
sentimens célestes, le prosélytisme candide des belles âmes qui at-
tirent par la sympathie les intelligences indécises et les élèvent aux
choses éternelles, telles furent désormais les extases et les occupa-
tions de Charlotte. A la piété défiante et stérile succédait la piété
charitable et féconde. Elle chantait divinement, elle faisait aussi des
vers, car elle voyait tant de choses particulières dans ses mélodies
aimées qu'elle voulait les traduire autrement que par les accens de
sa voix. A des paroles insuffisantes elle substituait les siennes, et
celles-là mêmes, au bout de quelques jours, les trouvant incomplètes
encore, elle les remplaçait par des interprétations nouvelles. Croyait-
elle avoir reçu le don de poésie? Rien ne peut le faire supposer, mais
certainement elle s'était dit plus d'une fois : « Ah ! s'il m'était donné
de servir en quelque manière la cause sacrée de l'enthousiasme!...
On dit que les femmes allemandes des premiers âges remplissaient
ce rôle au milieu de nos ancêtres ; pourquoi ces temps ne sont-ils
plus? Est-ce notre race qui a changé? Pour moi, je sens qu'un tel
ministère, plus humble et plus caché sans doute, comme il convient à
notre société moderne, serait encore la vocation de ma vie. Sei vante
(1) Charlotte StiegHt;^, ein Denkmal, 1 vol. in-4% Berlin 1835.
TOME XXV. 11
162 KETUE DES DEUX MONDES.
et non prêtresse des inspirations d'en haut, que ne puis-je, sans sortir
de l'ombre, susciter et soutenir un esprit qui révélerait aux hommes
un aspect nouveau de l'éternelle poésie!... » Vagues rêveries, as-
pirations confuses, que je traduis avec trop de précision peut-être,
mais qui n'étaient pas cependant chez cette âme ardente et inquiète
un vain caprice de jeune fille. C'était bien, à certains égards, une
Germaine des temps primitifs au sein d'une société toute différente.
(( Les Germains, dit Tacite, croient qu'il y a chez les femmes quelque
chose de divin et de prophétique ; aussi ne dédaignent-ils pas leurs
conseils, et font-ils grand cas de leurs prédictions. » Ce quelque
chose de divin, Charlotte le sentait en elle, et au lieu de susciter
des héros, elle eût voulu créer un poète.
Charlotte venait d'accomplir à peine sa seizième année quand un
jour son frère introduisit dans la maison paternelle un de ses ca-
marades de l'université. Le nouveau-venu était un jeune homme de
dix-neuf ans nommé Henri Stieglitz. Né en 1803 à Arolsen, en
Westphalie, il avait commencé ses études d'université à Goettingue;
mais, compromis, à tort ou à raison , dans les agitations politiques
de la Burschenschaft, il avait dû quitter la célèbre école du Ha-
novre, et il était venu se réfugier à Leipzig. C'était un esprit grave,
austère, appliqué à de fortes études, et très enclin cependant aux
rêveries ambitieuses. En même temps qu'il étudiait en philologue
les monumens de la littérature antique, il se croyait appelé à régé-
nérer la poésie de son époque. Une intimité fraternelle ne tarda pas
à s'établir entre Charlotte et Henri ; ils passaient de longues heures
à échanger leurs rêves, à s'entretenir de poétiques théories et de
méditations religieuses. Henri appréciait dans Charlotte une intel-
ligence ouverte qui s'associait à toutes ses pensées, une confidente
dont l'attention ne se lassait pas, j'allais presque dire un camarade
plus bienveillant que ses compagnons habituels. Assez indifférent
d'ailleurs à sa grâce et à sa beauté, il ne devait l'aimer que plus
tard, et par réflexion seulement, si je Tose dire. Elle au contraire,
elle l'aimait d'avance : c'était le rêve de ses inquiètes années qui lui
était soudainement apparu; la vie désormais ne lui était plus à
charge, elle avait sa tâche à remplir, elle avait à enfanter un poète.
Que lui importait d'abord l'indifférence du brillant songeur? Elle le
voulait surtout amoureux de ses belles chimères et passionné pour
la gloire : il lui était doux d'aimer le poète sans qu'il le sût lui-
même, d'entretenir en lui l'inspiration, de l'encourager, de lui apla-
nir les voies, de le faire monter toujours jusqu'au rameau sacré, dût-
elle ne jamais partager avec lui son idéale couronne !
Un soir cependant il lui arriva de sentir l'amertume et le vide de
ce dévouement impossible. Charlotte avait passé la soirée, comme
elle faisait souvent, avec sa mère et Henri Stieglitz, écoutant ou
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 103
provoquant les effusions lyriques du songeur; rentrée dans sa cham-
bre, elle écrivit ces jnots : « Ne rien vouloir, ne rien savoir, ne rien
désirer, hors une seule chose, aimer; s'oublier soi-même dans le
bonheur de celui qu'on aime sans espérance et sans désir de retour,
c'est un état de l'âme qui nous égale aux anges, c'est le pressenti-
ment d'une félicité céleste! Voilà ce que tu m'enseignais, ô ma
mère! Pourquoi donc ne suis-je pas heureuse? Pourquoi donc cette
inquiétude involontaire qui me tourmente sans cesse? Pourquoi ce
désir qui oppresse ma poitrine , pourquoi cette continuelle attente,
comme si la minute qui va venir devait m' apporter un je ne sais
quoi dont je ne sais pas môme le nom? Si je pouvais faire pour lui
quelque chose de bien grand, de bien pénible, sans qu'il soupçon-
nât d'où cela lui vient! Si je pouvais, sans être vue de lui, détour-
ner de sa tête bien-aimée quelque grande infortune , quelque coup
terrible du destin et attirer sur moi ce malheur, et puis, silencieu-
sement enfermée en moi-même, lever les yeux vers lui du fond de
mon obscurité, et me réjouir à son joyeux sourire comme à un rayon
de soleil! Alors il me semble que je serais tranquille et heureuse
pour tout le reste de mes jours. — Cette soirée a été une des plus
belles de ma vie. Ce souvenir sera pour moi dans l'avenir comme
une étoile radieuse. Je sens que le calme se fait en mon âme. »
Exaltation et illusion! Charlotte croyait aimer; elle aimait les
subtilités de son cœur, elle aimait une occasion de souffrir et de se
dévouer. Bizarre esprit, âme généreuse et malade, au moment même
où elle parle du calme qui la pénètre, sa sérénité s'est enfuie pour
toujours, la voilà enchaînée à cette œuvre impossible qu'elle a si
imprudemment désirée. L'amour est un acte de foi; dès la première
heure, l'amante d'Henri Stieglitz se défie de celui qu'elle aime, elle
comprend très bien que c'est une débile nature, une imagination
superficielle; elle voit que l'inspiration féconde n'est pas là, que ce
poète dont elle voudrait être fière ne prendra jamais son essor, et
elle s'obstine à jouer son rôle auprès de lui comme une garde-ma-
lade au chevet d'un malheureux sans espoir. Supposez que ce goût
du sacrifice soit dirigé régulièrement et sainement mis à profit:
Charlotte Willhoeft sera une admirable sœur de charité; mais qu'est-
ce qu'une sœur de charité sans l'humilité des sentimens? Dans une
âme inquiète, bizarre, en proie à cette sensibilité maladive, le dé-
vouement ne sera qu'une forme de la mélancolie prétentieuse et le
déguisement du désespoir. J'ai de la peine à croire Charlotte quand
elle se dit prête à de^ sacrifices dont personne ne saura rien. Je
doute aussi qu'elle soit guérie, comme nous le pensions, de son dé-
goût de la vie active; des pensées sinistres, on le voit trop, se mêlent
sans cesse à ses projets d'avenir. Je connais ton secret, pauvre âme
désolée; ton amant, c'est la mort, et, j'en ai bien peur pour toi, la
■4lif
164 REVUE DES DEUX MONDES.
•mort volontairement cherchée, la mort combinée d'avance, fixée
d'avance à tel moment du drame, comme da^ns le scénario d'une
composition théâtrale. Et Henri Stieglitz, pouvons-nous croire qu'il
aimera Charlotte? Le jour où il devient son fiancé, il semble ne son-
ger qu'à lui-même; il se croit poète, il est avide de gloire, et comme
Charlotte, dans son délire, a développé chez lui cette confiance or-
gueilleuse, ce qu'il aime chez sa fiancée, ce sont ses propres illu-
sions, encouragées et soutenues par des fanfares qui ne se taisent
pas. Mais s'il s'aperçoit bientôt que ce sont des illusions en effet! si
ces fanfares de tous les instans ne font qu'entretenir son orgueil
sans enflammer son génie ! s'il est forcé de s'avouer à lui-même son
impuissance? Voilà le secret fatal de cette vie : exaltation et illusion
chez la jeune femme, impuissance et désespoir chez celui qui se
prenait pour un poète. Le jour où ils s'apercevront fun et l'autre
de leur méprise, un supplice épouvantable va commencer pour eux.
La vie littéraire, dans nos sociétés m'odernes, est féconde en
drames de toute sorte. Ces belles régions des lettres, pleines d'en-
chantemens et de clartés merveilleuses, mais habitées aussi par bien
des hôtes funestes, sont semées de pièges et de précipices. Je ne
parle pas seulement des inimitiés, des jalousies, plus violentes et
plus achp.^nées peut-être en ce pays que partout ailleurs, mais com-
munes en définitive à la nature humaine, et qui se retrouvent dans
toutes les conditions de la vie ; je parle des misères que chacun porte
en lui-même, des doutes qui harcèlent f esprit, des scrupules qui le
refroidissent, des alternatives d'enthousiasme et de défaillance, de
toutes les agitations intérieures qui peuvent tourmenter l'écrivain,
au moment où il va livrer sa pensée, à la foule. Il y a des heures où
l'homme le plus résolu, le plus aguerri aux batailles de la pensée,
se surprend tout à coup à envier le sort du plus humble et du plus
inconnu de ses contemporains, le sort même du moine qui s'est con-
damné à un silence éternel. Heureux pourtant cet esprit, au milieu
même de ces défaillances, car il sait bien qu'elles ne dureront pas!
Heureux celui qui souffre et qui se sent vivre! Le mal poignant,
terrible, le mal sans consolation, c'est d'en être.réduit au sentiment
-de l'impuissance. Ne dites pas que le remède est facile, et que
l'homme, écrivain ou artiste, philosophe ou poète, qui se sent im-
puissant à produire doit se hâter, s'il est sage, de quitter un théâtre
où l'attendent de perpétuels mécomptes. Cette sagesse lui est in-
terdite, et c'est précisément de là que vient son mal. L'impuissant
dont je parle n'est ni fartiste qui se décourage un instant pour se-
relever plus fort, ni le sot prétentieux qui ne se doute pas de sa nul-
lité; il a l'ardeur et l'enthousiasme, il aime le beau, il le voit ou
croit le voir, il le poursuit du cœur comme des yeux, et en même
temps, soit humilité excessive, soit faiblesse véritable, il estper-
I
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 165
suadé qu'il ne l'atteindra jamais. Ah! s'il pouvait détourner ses re-
gards de cet idéal qui le fascine! S'il pouvait renoncer à être un'
artiste par le désir, comme on peut renoncer à sa plume ou à son
pinceau! Cette résignation même ne mettrait pas fin à sa souffrance;
il aime le beau, et il est impuissant à le réaliser; il aime le beau, et
son impuissance, il en est convaincu, est aussi incurable que son
amour est invincible. Yoilà un supplice affreux, à coup sûr; voilà
une douleur subtile, aiguë, profonde, qui s'est rencontrée plus d'une
fois dans l'histoire de l'imagination humaine, mais qui jamais peut-
être ne s'est manifestée plus complètement que chez ces deux infor-
tunés, Charlotte Willhoeft et Henri Stieglitz.
Henri et Charlotte furent fiancés vers le milieu de l'année 1823,
et presque aussitôt le je'une poète partit pour Berlin afin d'y achever
ses études. Pourquoi ne restait-il pas à Leipzig? Pourquoi cette sé-
paration si brusque? M. Théodore Mundt, dans le livre où il a élevé
une sorte de monument funéraire à Charlotte , ne donne là-dessus
aucune explication satisfaisante. H laisse entendre seulement que
cette séparation , bien que douloureusement sentie , ne leur déplai-
sait point; ils y trouvaient un charme presque mystique et comme
un raffmement suprême, einen geivissen ûbergcistigcn Bei'z. Ce raf-
finement, n'était-ce pas le bonheur de rêver sans témoins, de pou-
voir continuer plus librement le rôle qu'ils s'étaient attribué tous
les deux? Hs n'étaient l'un pour l'autre qu'un prétexte, une occa-
sion de songeries. La vue de la réalité aurait pu les désabuser trop
tôt. Séparés ainsi, rien ne les gênait; ils se donnaient la note, ils se
renvoyaient la réplique, et chacun, poursuivant sa chimère, se livrait
à des monologues exaltés. La correspondance d'Henri et de Char-
lotte, très tendre et très amoureuse en apparence, peut se résumer
ainsi pour un lecteur attentif. — Henri : î^'est-ce pas, ô ma Char-
lotte bien-aimée, ô ma vie, ô mon âme, n'est-ce pas que je suis un
grand poète? — Charlotte : Oui, tu es un poète, un grand poète, et
si tu doutes de ta destinée, c'est moi qui te rendrai la foi. IN 'est-ce
pas, ô mon poète, que je suis pour ton génie une source d'inspira-
tion et de jeunesse éternelle? — C'est pour se tenir plus commodé-
ment ce langage qu'ils ont accepté sans beaucoup de peine une sé-
paration &i longtemps prolongée. De Berlin à Leipzig, la distance
n'est pas grande; Henri avait souvent des mois entiers de loisir et
de liberté : que ne prenait- il son bâton et son sac, l'étudiant voya-
geur, afin de venir passer quelques jours auprès de sa fiancée? Non,
l'absence d'Henri n'a pas duré moins de cinq ans, et pendant cette
longue période c'est à peine si quelques visites de loin en loin ont
rapproché les deux amans. En vain s' écrivaient -ils sans cesse :
« Quand te reverrai-je? J'ai besoin de te voir, de t'entendre; sans
toi, je ne suis rien, je ne puis rien, et je sens déjà le froid de la
166 REVUE DES DEUX MONDES.
mort. » En vain se prodiguent-ils sans mesure les noms les plus
doux, les plus tendres, les sermens les plus passionnés : à travers
ces effusions on sent une gêne secrète. La contrainte était bien plus
grande encore quand ils se retrouvaient en face l'un de l'autre.
Chez ce jeune homme inquiet, maladif, mécontent de lui-même, et
dont la sève intellectuelle semblait tarir de jour en jour, Charlotte
pouvait-elle reconnaître son idéal, l'idéal de ce poète orageux qu'elle
espérait diriger vers la gloire? Chez cette jeune fille, généreuse,
mais clairvoyante, enivrée d'illusions, mais capable aussi de com-
prendre la réalité des choses, Henri Stieglitz retrouvait-il cette ad-
miration perpétuelle , cet enthousiasme sans condition et sans ré-
serve, dont sa faiblesse avait besoin? Alors Henri repartait pour
Berlin, Charlotte rentrait dans sa solitude, et la correspondance re-
commençait de plus belle, avec des effusions lyriques, avec des pro-
testations amoureuses, où un lecteur superficiel pourrait bien voir
l'image la plus vive de l'enthousiasme et de la félicité.
Ouvrons-la, cette correspondance; sous les paroles ardentes et
sincères assurément quand elles furent écrites, cherchons la situa-
tion vraie , dont ces cœurs exaltés et malades ne se rendaient pas
compte eux-mêmes. Il y a deux choses qui remplissent toutes les
lettres d'Henri Stieglitz : d'abord ses projets, ses ambitions poéti-
ques, les visites qu'il fait aux écrivains célèbres, l'accueil qu'il re-
çoit d'eux, et puis les élans d'amour vers Charlotte, élans d'amour
qui ressemblent parfois à des cris de désespoir, lorsque le poète,
doutant de lui-même, commençant à comprendre la stérilité de son
esprit, se recommande en suppliant à la jeune femme qui l'admire,
et s'attache à elle comme à un foyer d'inspirations. Dès les pre-
mières lettres, on aperçoit ces deux préoccupations de sa pensée,
qui vont désormais se mêler, se croiser sans cesse, au point de de-
venir inséparables. « Toi, écrit-il à Charlotte, toi et mon cher, mon
fidèle Homère, vous ne me quittez pas, je vous emporte tous deux
avec moi. » Stieglitz, excellent philologue, disciple favori du célè-
bre Jacobs, avait toujours devant les yeux, en sa poétique ardeur,
les plus éclatans modèles de l'art, et il prétendait lutter avec ces
hommes que Montesquieu appelle les colosses de l'antiquité. A quoi
bon se mêler de poésie, si l'on ne peut du premier él?.n se pla-
cer auprès des plus grands maîtres? Henri Stieglitz voulait être
l'Homère de son époque. On l'eût fort embarrassé à coup sûr, en lui
demandant de quelle manière il comprenait sa tâche, quels sujets il
voulait traiter, à quelles idées il consacrerait ses inspirations, com-
ment enfin il serait pour l'Europe du xix^ siècle ce que fut Homère
pour les premiers temps de la race hellénique. N'importe, c'était un
Homère nouveau, ni plus ni moins, que l'impatient rêveur voulait
faire admirer aux hommes de son époque. L'enthousiasme d'Henri
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 167
Stieglitz est aussi ardent que sincère en ses premiers débuts; son
cœur bat, son esprit est ravi en extase par la vision du beau ; seule-
ment cet enthousiasme, pour avoir voulu viser trop haut, va se
perdre et se dissiper dans le vide. Enfermé dans un domaine bien
circonscrit, son talent aurait grandi de jour en jour; aux prises avec
l'impossible, cette imagination se consumera elle-même, et que res-
tera-t-il bientôt de ce brillant poète qui partait avec tant de con-
fiance pour conquérir le monde? Un pauvre malade, j'allais dire un
pauvre fou, qui lutte d'abord avec une certaine vigueur contre les
démons de son esprit, mais qui finit par s'engourdir dans sa morne
souffrance.
Henri Stieglitz semble avoir eu plus d'une fois le pressentiment
de cette destinée. Dans les premiers jours qui suivirent son départ
de Leipzig, pendant qu'il s'en allait de ville en ville, parcourant les
musées, visitant les écrivains illustres, rêvant à ses grands poèmes
homériques, il écrivait un matin à sa fiancée Charlotte : « Le soleil
n'est pas encore lev^, mais je pense à toi, et tout devient radieux
autour de moi. Oh! je te salue, soleil de ma vie, étoile si haut pla-
cée dans les sphères supérieures, et si près de moi cependant!...
Cette nuit je rêvais : un monstre se jetait sur moi, j'avais parfaite-
ment conscience de ma situation, comme si je me fusse trouvé en
état de veille, et en même temps j'étais paralysé par l'inertie du
sommeil; alors, ô bien-aimée, tu t'approchais sans armes, simple-
ment, comme tu es chaque jour, d'une main forte tu chassais le
monstre menaçant, et moi je continuais à dormir en repos. Rassuré
désormais, je reprends mon bâton de voyage, car j'ai ma bien-
aimée au fond de mon cœur, et mon âme marche vers la lumière...»
Ce monstre, ce malfaisant génie {Unhold) dont l'approche le para-
lysait, c'était le pressentiment et la crainte de son impuissance poé-
tique. Le rêve n'exprimait que trop bien la situation; très éveillé,
toutefois inerte, immobile, incapable d'agir et de montrer tout ce
qu'il valait, tel nous apparaît déjà l'ambitieux Stieglitz au moment
de son juvénile essor. Heureusement il se croit sauvé; Charlotte a
foi en lui, c'est la foi de Charlotte qui chasse les démons et qui dé-
truit les sortilèges. Ne vous étonnez pas si son amour pour elle se
transforme en une sorte d'adoration mystique. Ce n'est plus sa fian-
cée, c'est une sainte, une créature céleste investie de pouvoirs mys-
térieux, ou plutôt c'est la transfiguration et l'apothéose de son or-
gueil de poète. Un jour, à Bamberg, il entre dans la cathédrale, et,
tout protestant qu'il est, il se sent enivré par la solennité du culte,
l'harmonie des chants, l'éclat des cierges; il se jette à genoux,...
mais c'est lui-même qu'il faut laisser parler. « J'étais dans la cathé-
drale où l'on célébrait l'office divin; au-dessus de ma tête retentis-
sait le carillon des cloches, autour de moi étincelaient les cierges,
168 REVUE DES DEUX MONDES.
debout à l'autel était le prêtre enveloppé d'un nuage d'encens. Il
disait des paroles que je ne pouvais saisir, c'était un murmure plu-
tôt qu'une prononciation distincte; mais tout mon cœur était si
plein, si fervent, si complètement maître de lui-même et uni avec
Dieu, qu'il n'aurait pas battu plus saintement aux paroles de Jésus
dans le jardin des Olives. Je me précipitai à genoux, et, dans un
transport de piété, je me mis à prier. Tout à coup une image m' ap-
parut, une image... ô Charlotte! tu n'as jamais rien vu de si par-
fait. . . Quelle angélique pureté ! quelle douceur ! quel charme ravis-
sant! Ses yeux noirs lançaient des flammes qui pénétraient mon
âme tout entière, de noires tresses de cheveux couronnaient son
front si noble, le souffle qui s'exhalait de ses belles lèvres pourprées
était le souffle même de l'amour. Elle flottait devant moi, comme
un séraphin, dans un-e robe blanche que retenait au-dessous de la
poitrine un ruban légèrement rouge. Ah! ma bien-aimée, voir une
telle image et rester insensible, — que dis-je? rester insensible!
— voir cette sainte, et ne pas s'agenouiller devant elle dans un ra-
vissement de piété infinie, cela ne se peut. Eh bien! je te l'avoue-
rai, Charlotte, c'est ton image qui m' apparut, c'est ton fiancé qui
s'agenouilla, ivre de bonheur, et se mit à prier de toutes les forces
de son âme devant la pure vision qui s'inclinait vers lui. »
Nous sommes en Allemagne, dans un pays d'élan mystique, d'ef-
fusion religieuse, où l'amour emploie souvent le langage de la dévo-
tion; est-ce ainsi cependant que peut parler, dans tous, les pays du
monde, un cœur vraiment épris? est-ce ainsi que parle Werther?
Non, ce n'est pas l'amoureux qui prononce de telles prières, c'est le
poète découragé qui implore une assistance extérieure pour subve-
nir à sa faiblesse. «Je ne voudrais pas, disait le roi Lear de Shak-
speare, devenir fou! » Stieglitz semble dire d'une voix aussi na-
vrante : (( Je ne voudrais pas être frappé de paralysie intellectuelle.
A mon secours, Charlotte ! sauve-moi de moi-même^ rends-moi la
foi qui fait la vie, car je sens bien qu'il y a quelque chose dans cette
âme que gagne peu à peu un engourdissement meurtrier! » Ces
craintes, qui le poursuivent sans cesse, il les exprime sous maintes
formes. Tout à l'heure c'étaient des prières, des cris d'adoration,
dans lesquels nous démêlions aisément les inquiétudes de son es-
prit; maintenant c'est le récit d'une rencontre, d'un incident de
voyage, incident qui pour, tout autre que lui aurait passé inaperçu,
et ne mériterait guère d'être raconté, mais qui prend sous sa plume
un intérêt singulièrement vif :
« Je viens de ressentir une impression étrange, et j'en ai été si vivement
' saisi que j'ai absolument besoin d'apaiser mon trouble auprès de toi, ma
chère bien-aimée, avant de penser à autre cliose. Après le repas, j'étais entré
dans la fabrique située à l'extrémité du jardin, j'examinais le travail des
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 169
ouvriers, et j'avais déjà parcouru plusieurs salles, quand j'aperçus au milieu
des machines un homme qui me regardait fixement. Sa figure, où la mélan-
colie semblait avoir creusé depuis longtemps ses sillons, était empreinte
d'une expression rêveuse et romanesque; assez fort d'ailleurs, il était extrê-
mement pâle, et le feu de la vie n'éclatait que dans ses grands yeux d'un
bleu sombre. D'abord je ne l'avais regardé qu'en passant, mais involontaire-
ment mes yeux se reportèrent sur lui avec intérêt. Tout à coup il vint à moi
et me dit avec un accent étrange : « Mon cher jeune monsieur, n'êtes-vous
pas un poète? » Fort surpris, je lui demandai d'où lui venait cette conjec-
ture. « Oh! dit-il, je l'ai bien vu dès le premier jour, et chaque fois que je
vous ai observé dans le jardin, j'ai compris que je ne m'étais pas trompé. »
Que j'arrosasse les Heurs ou que je fisse manger les poules, que je fusse oc-
cupé à lire ou à écrire, à tout instant, disait-il, le poète brillait dans toute
ma personne, et c'était là ce qui l'avait attiré vers moi. Je lui dis qu'en effet
la poésie avait toujours eu pour mon âme un immense attrait, qu'elle était à
mes yeux le but suprême, le sommet de l'existence. « Oh ! moi aussi, je suis
né poète! s'écria- t-il avec un profond soupir, et j'aurais pu devenir quelque
chose! Mais tel est le destin : il nous donne des dispositions, il met en nous
des germes, puis, quand ces germes vont s'épanouir, il fait pleu«voir sur eux
la grêle, il les crible, il les écrase, et ce qu'il y avait de meilleur dans notre
nature est anéanti. Ah! que de bonnes choses ne détruisent pas le malheur,
la misère, et surtout le plus cruel des maux, un amour dédaigné ! » Au mo-
ment où il disait cela, de grosses larmes coulèrent de ses yeux, et il attacha
sur moi un regard immobile. Je lui témoignai de la sympathie, et comme
son camarade venait de sortir, il se mit à me raconter son histoire. Son
père, qui possédait un assez bon domaine dans les vallées du Harz, avait pris
grand soin de son enfance, et l'avait destiné à l'étude à cause de ses heu-
reuses dispositions; il y réussissait à merveille, bien que dominé par le goût
de la solitude et par une disposition à se concentrer en soi-même, disposi-
tion qui jamais cependant ne l'avait éloigné de la nature; il avait conçu un
plan qui ne le quittait pas , il méditait une grande épopée religieuse , à la
façon de la Messiade, mais plus vive, nullement abstraite, et de jour en jour
son inspiration se développait en lui avec une vigueur originale. Ce fut alors
que de grands malheurs, coup sur coup, vinrent frapper sa famille : son père
mourut de chagrin ; lui-même, il fut victime de ses tuteurs, et, voyant bien
qu'en de telles circonstances tous ses efforts seraient inutiles, il renonça
aux études. Il devint garçon boulanger, mais son amour de la poésie le suivit
encore dans ce nouvel état : il couvait toujours dans sa pensée le plan de
son épopée religieuse, et il passa plus d'une nuit à ruminer ses rêves. Il con-
tinuait aussi ses lectures. Bientôt il aima une jeune fille, et tout un monde
nouveau s'ouvrit à lui. Il voyait en elle la plus pure, la plus loyale des créa-
tures. Arrivé à ce point de son récit, il s'arrêta tout à coup et parut en proie
à une violente émotion. Ce silence, cette émotion subite, tout cela disait
assez combien il s'était fait d'illusions sur le compte de celle qu'il avait ai-
mée. Je ne l'interrogeai pas, et le laissai quelque temps plongé dans une
immobilité morne. J'appris ensuite que, poussé par le désespoir, il s'était
fait soldat, qu'il avait fait la campagne d'Espagne sousMasséna, qu'il avait
manqué à la subordination, et qu'étant passé devant un conseil de guerre,
170 REVUE DES DEUX MONDES.
il avait eu grand'peine à éviter une condamnation à mort. Plus tard, il avait
déserté, il avait erré longtemps par le monde, gagnant sa vie bien pénible-
ment, tantôt ici, tantôt là; enfin, à cette place même où je le voyais, il avait
trouvé, son pain assuré, au prix d'un rude labeur. L'unique joie qui lui restât
encore, c'était de sortir seul le dimanche et de s'abandonner à ses rêveries,
car il avait en horreur les vaines dissipations de ses semblables et leur
acharnement à des plaisirs frivoles. Je lui demandai s'il ne s'occupait pas
encore de ses projets poétiques. Il me répondit que toute grande inspiration
était éteinte ou brisée chez lui, que de temps à autre il écrivait encore'
quelques chants, mais qu'aucun de ces chants ne répondait à son idéal. « Je
vais vous eu montrer plusieurs, ajouta-t-il; vous, monsieur, vous me com-
prendrez. » Je le quittai tout ému ; je sentais que je n'aurais pu le voir plus
longtemps sans fondre en larmes; j'allai dans le jardin, où je lus quelques-
unes de ses poésies tracées d'une écriture parfaitement nette. Si la forme
n'en est pas toujours très pure, il y en a plusieurs qui révèlent un sentiment
profond; elles portent toutes la marque d'une mélancolie qui semble s'ac-
croître de jour en jour, et qui, je le crains bien, finira par la folie. Si je suis
plus calme moi-même, je reviendrai visiter ce pauvre homme, et je verrai
s'il est possible d'agir sur lui, d'adoucir son amertume. J'ai bien peur qu'on
ne puisse le guérir complètement; lui-même, il ne. semble pas le désirer!..»
Parmi les lettres passionnées d'Henri Stieglitz, au milieu de ces
élans d'enthousiasme qui recouvrent des inquiétudes si amères, cette
page touchante et simple produit une poignante impression. Nous
devinons sans peine ce qu'il a dû ressentir en écoutant les con-
fidences de ce pauvre diable. Troublé par ce singulier avertisse-
ment du hasard, il cherche pourtant à chasser les pressentimeas
qui l'assiègent. « Voilà encore un homme, ajoute-t-il, qui accuse
le destin d'avoir étouffé chez lui l'inspiration. Il se trompe. Ce
n'est pas la misère qui l'a perdu, c'est son esprit inquiet, sa nature
pusillanime, l'absence d'une volonté persévérante. » Lui, au con-
traire, on croit l'entendre s'écrier : Je suis poète, je vc.ix être
poète, je suis prêt à lutter contre tous les obstacles, et ce n'est pas
la persévérance qui me manquera.
Si ce viril sentiment de la volonté n'apparaissait par intervalles au
milieu des alarmes et des défaillances d'Henri Stieglitz, cette corres-
pondance enthousiaste ne serait que le journal d'une maladie ridi-
cule. On fermerait le livre avec impatience et l'on dirait au rêveur :
Renoncez à la poésie, puisque vous n'avez pas foi en vous-même.
Mais comment tenir ce langage à une âme si ardemment amoureuse
du beau et qui ne songe qu'à s'épurer, à se perfectionner sans cesse?
Gomment ne pas croire qu'il sortira quelque chose d'une prépara-
tion si scrupuleuse? Continuons de feuilleter ces confidences; si nous
ne voyons pas surgir un grand artiste, nous verrons du moins les
efforts d'un noble esprit qui s'est fait la plus haute idée de son art,
et qui marche pour ainsi dire vers le sanctuaire avec la ferveur et
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 171
les tremblemens d'un lévite. Chaque pas qu'il fait dans la vie, cha-
que épisode de ses voyages, chaque incident de ses études le ra-
mène toujours à la poésie. C'est pour être poète qu'il veut d'abord
être homme et soustraire son âme à toute pensée vulgaire. C'est pour
enrichir son inspiration future qu'il admire les splendeurs du jour
et les merveilles de la nuit, le tumulte des cités et le silence des fo-
rêts, le charme des vallées du Neckar et la sauvage majesté de la
Mer du Nord. Tout ce qu'il voit, tout ce qu'il entend sur sa route
peut trouver place un jour dans ses chants ; ainsi point de distrac-
tions, point de négligence, le poète doit tout savoir. Homère ne con-
naissait-il pas toute la civilisation de son temps? Henri Stieglitz
accomplit sa tâche en conscience : il interroge les ouvriers, il s'en-
tretient avec les paysans, et quand il vient de visiter la forteresse
prussienne construite sur les rochers qui font face à Coblentz, il
écrit tout joyeux à sa fiancée ; « J'ai beaucoup appris aujourd'hui;
moi qui aime à parler de navigation avec les marins, d'horticulture
avec les jardiniers , et de chasse avec les chasseurs, afin de réunir
ces notions diverses en un riche trésor que l'activité créatrice de
mon esprit saura employer en temps utile, j'ai été heureux d'acqué-
rir des notions claires et précises sur l'art des fortifications, car, je
le sens mieux de jour en jour, une riche provision d'études sur les
sujets les plus variés, voilà le trésor inaliénable du poète. » Vous
devinez d'après cela quel sera son enthousiasme quand il s'agira
pour lui d'études plus spécialement poétiques, quand il visitera les
écrivains en renom, quand les musées, les théâtres, les ateliers des
grands artistes lui révéleront leurs merveilles, quand M. Boeckh,
l'illustre philologue, lui expliquera l'organisation des cités helléni-
ques, quand Hegel l'admettra dans son intimité, quand l'auteur de
Freyschûlz ^ en des letti'es cordiales, le traitera comme un jeune
frère.
Cette correspondance d'Henri Stieglitz, si curieuse pour l'étude
psychologique du poète, offre donc en même temps un vif tableau
de l'Allemagne intellectuelle dans les dernières années de la restau-
ration. Maintes physionomies d'écrivains et d'artistes y sont dessi-
nées en quelques traits par un esprit ouvert à toutes les émotions
généreuses. Henri Stieglitz a déjà publié quelques pièces de vers
sur le soulèvement de la Grèce ; il a chanté les héros de l'indépen-
dance hellénique, il a fait appel aux sympathies de l'Europe en fa-
veur des soldats de Botzaris, et ses accens ont ému plus d'un cœur
en Allemagne. Ce n'est pas tout, des esprits austères, des maîtres
révérés, Jacobs à Gotha, Bouterweck à Goettingue, ont les yeux sur
le jeune écrivain; Bouterweck voit en lui l'héritier du brillant poète
Ernest Schulze, sitôt enlevé aux lettres, et qui associait aussi à
l'enthousiasme poétique les plus sévères études de philosophie grec-
172 REVUE DES DEUX MONDES.
que et latine. Précédé par cette réputation, accompagné de tant de
vœux et d'espérances, Henri Stieglitz est accueilli partout à bras
ouverts. Sa première visite, quand il va de Leipzig vers les contrées
du Rhin, est pour le vieux Jean-Paul Richter, établi alor^ à Bamberg.
Comme son cœur bat au moment où il monte l'escalier, où il va
frapper à la porte ! Et comme il est rassuré bientôt par l'hospitalité
cordiale de l'illustre vieillard !
Malheureusement cette cordialité est mêlée de prétentions pué-
riles, de coquetteries surannées. Henri Stieglitz était allé chez Jean-
Paul avec un de ses camarades, nommé Grosse, qui aspirait à deve-
nir poète dramatique; quand les deux amis eurent quitté l'auteur du
Titan ^ quand ils comparèrent le Jean -Paul de leurs songes avec ce
vieillard si amoureux de lui-méfme et fardé comme une coquette, ils
se serrèrent la main sans échanger une parole. Leur impression
avait été la même, mais ils se gardaient bien de l'exprimer, ne
voulant pas manquer au respect du génie. Ils sortirent de la ville,
toujours silencieux, et se trouvèrent bientôt sous de grands peu-
pliers qui frémissaient au vent. « Voilà l'image du poète, s'écria
l'un d'eux; ses racines sont vigoureusement plantées dans la terre
maternelle et sa tête s'élance dans le ciel, les airs se jouent dans son
feuillage frais, il est libre, il est fort, il est grand. » En face de ces
peupliers, Stieglitz et son ami se jurèrent l'un à l'autre de pour-
suivre courageusement leur tâche, de demeurer éternellement fidèles
à l'amour qu'ils avaient dans le cœur, a éire toujours vrais avec
eux-mêmes, de rester toujours simples. Hs ne s'apercevaient pas
qu'ils ne l'étaient guère en ce moment, et que le bon Jean-Paul,
avec ses légers ridicules, pouvait encore leur donner des leçons de
simplicité. Après Jean-Paul, voici un autre maître de la poésie de
ce temps-là, le vieux Voss, l'auteur de Louise. Stieglitz décrit avec
émotion cette mâle physionomie, ce jeune homme de soixante-
douze ans, jeune homme de corps et d'esprit, que les années ont à
peine touché de leur aile. La maison qu'il habite à Heidelberg est
bien celle qui convient au prince de l'idylle : c'est la campagne au
milieu de la ville; de ses fenêtres, il n'aperçoit que le INeckar et les
montagnes, et autour de lui quelle sécurité joyeuse ! quelle dignité
patriarcale! « Depuis longtemps, écrit Stieglitz à Charlotte, j'admi-
rais Voss de toute mon âme. J'honorais en lui le soldat de la lumière
et de la vérité, le promoteur des sciences, l'écrivain qui a rendu
tant de services à notre langue nationale , le traducteur inspiré des
trésors de la Grèce, le noble chantre des choses simples et de la
nature, et je m'étais fait de sa personne une image où a simplicité
la plus vraie s'alliait à une dignité parfaite. Cette image, je la voyais
maintenant devant moi... »
Accueilli par les poètes, par Jean -Paul et l'auteur de Louise^
DRA3IES DE LA VIE LITTERAIRE. 173
comme un disciple bien-aimé, il trouvera le même empressement
auprès des savans et dés philosophes de Berlin. Le grand Hegel
lui témoigne une tendresse paternelle; le géographe Charles Rit-
ter, les maîtres de la philologie, Boeckh et Buttmann, lui ouvrent
leur maison. Il est invité à toutes les fêtes de l'intelligence. Peu
tie temps après son arrivée à Berlin, le 2 juillet 182Zi, la société
philologique allemande célébrait l'anniversaire séculaire de la nais-
sance de Klopstock. Ce n'est pas d'hier, on le voit, que nos voi-
sins 'aiment à se rappeler les dates fécondes de leur xviif siècle
et qu'ils consacrent pieusement leurs souvenirs. En 182Zi, en 18A9,
en 1859, le jour qui, cent années auparavant, avait donné à l'Alle-
magne l'auteur de la Messiade^ l'auteur de Faust, l'auteur de Guil-
laume Tell, a pris rang parmi les fêtes nationales. Le 2 juillet 182/i,
Henri Stieglitz assistait donc à cette fête de Klopstock, et il en traçait
un curieux tableau à la confidente déboutes ses impressions. Chants
et discours, comme on pense, n'y manquèrent pas. Ce qui intéressa
le plus notre poétique voyageur, ce fut la présence de quelques
vétérans de la science et des lettres, anciens amis de l'illustre mort.
H y avait là le célèbre astronome Bode qui avait vécu de longues
années avec Klopstock, et c'était plaisir de lui entendre corner
maintes anecdotes sur le patriarche delà poésie allemande. Il y avait
aussi le vieux Wolke, un maître dans la science des langues germa-
niques, un prédécesseur des Grimm et des Lachmann, qui avait été
lié d'une amitié étroite avec le chantre d'^Abbadona. Ces fêtes de
l'esprit se renouvelaient sans cesse pour Henri Stieglitz. Berlin offrait
alors le spectacle d'une vie littéraire complète : d'un côté, une forte
université où professaient les Hegel, les Boeckh, les Ritter, les
Buttmann; de l'autre, une pléiade de poètes, d'humoristes, les uns
déjà célèbres, les autres qui se produisaient avec un éclat tout juvé-
nile. Stieglitz était venu à Berlin pour y achever très sérieusement
ses études d-e philologue, ^et aussi pour s'initier à cette philosophie
de Hegel, regardée alors par bien des esprits^ d'élite comme le der-
nier mot de la science humaine. Il vivait donc en étudiant, il suivait
les cours, il rédigeait des cahiers de notes, mais il fréquentait aussi
les représentans de la littérature libre. Au sortir d'une leçon de
Hegel, il rencontrait l'ingénieux poète Chamisso, il faisait connais-
sance avec Hoffmann, il assistait aux premières incartades d'Henri
Heine, il s'entretenait avec Wilhelm Schlegel, avec le poète roman-
tique Lamothe-Fouqué, avec Alexandre de Humboldt. Tous ces
talens si divers, il les jugeait d'un regard pénétrant et sûr. Cette
sagacité est vraiment digne de remarque chez un esprit si jeune
encore; on voit ce qu'Henri Stieglitz aurait pu faire si, au lieu de
s'obstiner à la poésie, il s'était résigné à suivre sa vocation véritable.
Il y avait en lui l'étoffe d'un grand critique, d'un sympathique his-
17/l REVUE DES DEUX MONDES.
torien de la littérature et des arts. Il sentait vivement et jugeait avec
finesse. Hoffmann, ce merveilleux conteur, Henri Stieglitz le com-
prend sans effort ; il voit immédiatement sa valeur, et sans dissimuler
ses défauts, il le classe à son rang. Henri Heine, complètement
inconnu encore, venait de lancer, pour ses débuts, quelques pièces
de vers humoristiques dont les gens graves ne parlaient qu'avec
dédain; Stieglitz déclare qu'il y a là un poète et un vrai poète. Tous
ses jugemens attestent ainsi un esprit indépendant ; on voit l'homme
qui pense à ses risques et périls, et qui ne répète pas les opinions
d' autrui.
Je ne sais s'il appréciait l'effrayante grandeur des doctrines de
Hegel ^ car il n'était pas spécialement philosophe. A voir pourtant
l'obstination acharnée qu'il apporte à l'étude du mystérieux maître,
on s'aperçoit bien qu'il faisait mieux que soupçonner l'importance de
ces théories et le rôle qu'elles devaient jouer dans la vie intellectuelle
de l'Allemagne; mais ce sont surtout les arts, la musique, la peinture,
les représentations théâtrales, qui fournissent à Henri Stieglitz l'oc-
casion de déployer son enthousiasme et son génie critique. C'était le
moment où les drames de Galderon, de Shakspeare, popularisés par
des traductions admirables, avaient pris possession de la scène alle-
mande; c'était l'époque où Weber traduisait avec tant d'originalité
l'inspiration romantique de son pays. Il faut entendre Henri Stieglitz
juger tout ce radieux épanouissement du romantisme germanique
pendant son séjour à Berlin. Quand il vient d'assister à un opéra de
Weber, à un drame de Galderon, à une tragédie d'Henri de Kleist, il
faut entendre, dans ses lettres'a Charlotte, ses cris de joie mêlés de
réflexions si vives, si lumineuses, et ses jugemens défmitifs si net-
tement formulés. En même temps qu'il comprend si bien les roman-
tiques, comme il aime le grand art classique et l'harmonie souve-
raine ! comme il parle de VAlceste de Gluck, du Doîi Juan de Mozart,
de Ylphîgénîe de Goethe ! Goethe est son maître; s'il n'a pas osé le
visiter dans sa retraite de Weimar, il le voit partout en esprit, il suit
partout sa trace; l'Allemagne entière lui parle de Goethe au moment
même où l'Allemagne semblait oublier le grand poète, au moment
où les générations nouvelles, par la voix de Wolfgang Menzel et de
Louis Boerne, allaient lancer contre l'auteur de Fcmst des accusations
si amères. Un jour, pendant une excursion en Westphalie, il va revoir
sa ville natale, Arolsen, et là il rencontre un de ses compatriotes, le
vieux peintre Tischbein , que Goethe avait connu si intimement en
Italie. Dans les Annales, dans le Voyage en Italie^ dans maintes
poésies lyriques de Goethe, le nom de Tischbein revient sans cesse.
Tischbein, l'auteur du grand tableau, si souvent reproduit parla
gravure, qui représente Goethe , en costume de voyage , assis et
méditant sur une colonne renversée à l'entrée de la campagne ro-
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 175
maine, Tischbein était surtout le peintre des détails de la nature ; il
excellait à représenter les animaux et les plantes ; il aimait à les étu-
dier un à un, comme un collectionneur qui range dans ses galeries
de précieux spécimens du monde physique ; un cheval, un arbre, un
rocher, il n'en demandait pas davantage, cela lui suffisait pour exé-
cuter une œuvre intéressante. Goethe, grand collectionneur aussi de
faits et d'observations de toute sorte, avait pu développer auprès de
Tischbein ces dispositions de son esprit; c'est du moins une conjec-
ture très sensée de la critique moderne, et je n'ai pas été médiocre-
ment surpris de voir Henri Stieglitz, dès 1825, indiquer ce rappro-
chement sans hésiter, a Toute la matinée, jusqu'à midi, écrit-il à
Charlotte, je suis resté avec Tischbein. L'excellent homme mérite
bien les témoignages que Goethe lui a rendus. Il y a bien peu de
peintres, parmi les modernes, qui aient saisi comme lui la nature,
qui aient guetté ses manifestations les plus originales, et avec quel
génie il sait représenter des choses insignifiantes en apparence, qui
prennent entre ses mains un intérêt inattendu ! Un arbre, une bran-
che, une feuille, une pierre, dont la forme présente tel ou tel aspect,
un oiseau qui vole, un lièvre ou un chien qui s'élance, l'âne qui
chemine humblement ou le cheval aux fières allures, fournissent une
riche matière à son pinceau. Ses animaux surtout méritent une men-
tion à part, c'est vraiment la vie même. Certainement Goethe, in-
spiré de bonne heure par un besoin semblable d'étudier l'individu, a
dû tirer un grand profit de son intimité avec un tel homme. Cela
résulte aussi de tout ce que l'aimable vieillard m'a raconté de leur
vie à Rome : oh ! combien de confidences qui me laissaient pénétrer
dans leur âme! tu penses si j'étais tout oreilles! C'est ainsi qu'il me
donna de très curieux détails sur la manière dont Goethe composa
son Iphigénie ; il était souvent dans une agitation extrême, il allait
et venait, puis tout à coup il s'élançait hors de chez lui, il détrui-
sait des parties entières de son œuvre, il les refaisait, il créait enfin
dans le trouble passionné de son âme cette œuvre qui nous remplit
d'admiration et de sympathie, cette œuvre qui égale les plus beaux
modèles de l'art grec, et qui, unissant à la perfection plastique la
profondeur des sentimens, est certainement la première parmi les
créations de ce genre; c'est la fleur de la beauté grecque et la fleur
de la pensée allemande merveilleusement unies. »
Occupé ainsi de poésie et d'art, de musique et de peinture^ de
métaphysique et de philologie, Henri Stieglitz grandissait de jour en
jour; mais c'était le critique et non le poète qui se développait chez
lui. Toutes les fois qu'il avait à montrer l'étendue de son savoir et
la sûreté de son jugement, il était assuré du succès. Le jour vint de
subir les épreuves qui devaient lui marquer sa place dans les rangs
de l'enseignement public ; il fut interrogé par les plus illustres
176 HE VUE DES DEUX MONDES.
maîtres et les juges les plus redoutables. Quand un homme tel que
M. Auguste Boeckh interroge un candidat sur la langue et la civili-
sation de la Grèce, quand un philosophe comme Hegel l'examine
sur les lois de la raison et la marche des idées, quand des historiens
comme Raumer et Ideler lui font débrouiller maints problèmes de
chronologie, maintes difficultés de T histoire politique, il faut être
bien sûr de soi pour ne pas trembler devant un pareil tribunal. Ces
épreuves furent une sorte de triomphe pour Henri Stieglitz. Boeckh,
Baumer, Ideler, le félicitèrent en amis, Hegel lui serra cordialement
la main; tous ces maîtres austères souriaient doucement au jeune
poète et semblaient lui dire tout bas : (( Viens avec nous ; ta voca-
tion, c'est la science. Renonce à tes ambitions poétiques, gardes-en
seulement un amour plus sincère, un sentiment plus vif de la beauté;
ce sera ton guide dans nos régions sévères, ce sera pour toi un gage
d'originalité parmi les maîtres de la critique. »
Ces avis salutaires, sa conscience les lui donna aussi plus d'une
fois, et ce fut toujours en vain. Il était décidé à ne pas les entendre.
Une autre voix, celle de l'orgueil ou du moins de l'illusion, l'entre-
tenait dans ses chimères. Et puis Charlotte était là qui croyait rem-
plir son devoir en protégeant le jeune poète contre ses défaillances.
Les découragemens d'Henri Stieglitz étaient comme les avertisse-
mens de son esprit ; Charlotte les combattait au nom de la poésie,
au nom de la gloire, et toutes ces flatteuses paroles dans la bouche
de la brillante jeune fille enivraient l'imagination du rêveur. Il lut-
tait alors contre lui-même, et il s'acharnait à la poursuite de l'im-
possible ; de là une agitation intérieure toujours plus vive chez lui,
et qui se traduisait par une irritabilité singulière. Tantôt il se glori-
fiait le plus naïvement du monde, tantôt il s'indignait de ne pas se
voir placé au premier rang des poètes et traité comme un maître. Un
soir, à souper, dans un salon de Berlin, Henri Stieglitz se trouva
placé auprès d'un certain M. Gehe, poète amateur que la poésie ne
tourmentait guère. Vers la fin du repas, Hegel, qui s'était levé de
table et qui passait auprès des deux convives, les aperçut et dit :
«Ah! voilà les deux poètes ensemble.» Stieglitz fut exaspéré de se voir
associé à ce rimeur ; il répondit avec une vivacité amère : (( Seriez-
vous bien content, monsieur le professeur, si quelqu'un, vous aper-
cevant par hasard auprès de M. Krug, vous disait : Voilà les deux
philosophes ! » Faire la leçon à Hegel, dire une impertinence à son
voisin de table, offenser le bonhomme Krug, qui n'était pas un pen-
seur méprisable, — tout cela n'est qu'une bagatelle pour Henri Stie-
glitz quand sa vanité l'enivre. Ces éloges qu'on ne lui prodigue pas
avec assez d'enthousiasme, cette place à part qu'on oublie de lui as-
srgner, il se les donnera lui-même dans ses lettres à Charlotte. Au
moment où il achevait en 1S27 une série de poèmes qui devaient pa-
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 177
raître six ans plus tard dans un grand recueil intitulé Tableaux de
rOrientj sa confiance en lui-même semble revenue tout entière. Il
envoie ces vers à sa fiancée, et les lui vante avec un enthousiasme
qui serait tout simplement risible, s'il n'y avait là toute autre chose
que la puérile vanité d'un rimeur. Prenez-y garde; il est heureux,
il triomphe, il affirme qu'il a écrit son chef-d'œuvre, il dit à Char-
lotte qu'en écrivant ces poèmes son âme était plongée dans une
ivresse céleste et qu'elle jouira en les lisant des mômes béatitudes :
croyez-vous qu'il dise cela d'une voix bien assurée? Non, sa voix
tremble ; il a douté, il a peur, le malheureux ! Il a par instans le
sentiment très net de son impuissance, et, voulant s'arracher à cette
révélation terrible, il donne à Charlotte Willhoeft le ton des éloges
qu'il est impatient de recevoir. Il y a, en un mot, au fond de cette
âme ardente, une désolation secrète et une farouche inquiétude. Ses
amis s'en apercevaient bien, et lui-même ne s'en cachait qu'à demi.
« Je me sens plus calme, écrivait-il à sa fiancée. Hegel a donné de
mes nouvelles à un de mes amis qui est à Paris en ce moment, et il
lui dit que j'ai bien plus de calme, de sérénité... Aucun éloge ne
pouvait m' être plus agréable; c'est à ce but que tendaient tous mes
efforts. )) Hélas! ces périodes de sérénité n'étaient pas longues. Pour
que la paix pût rentrer à jamais dans cette âme dévoyée, il aurait
fallu que Stieglitz eût le courage de dire: «de ne serai pas un grand
poète, je n'éblouirai pas le monde par les inventions de mon génie,
on ne me nommera pas auprès de Shakspeare ou de Goethe ; mais
je suis passionné pour le beau, j'expliquerai les mystères de l'art,
je commenterai les esprits créateurs, et je servirai la culture morale
de l'humanité à la place que m'assigne la Providence.» Henri Stie-
glitz ne l'a pas voulu, et il a continué à se débattre douloureusement
au milieu des contradictions de son intelligence.
Ajoutez à cela que pour épouser Charlotte Willhoeft il avait dû se
faire une position, et que les places par où il débutait dans la car-
rière des lettres étaient bien peu en rapport avec les ambitieuses
prétentions d'un poète. Pourvu d'un petit emploi à la bibliothèque
de Berlin, puis chargé d'une classe au gymnase, il souffrait, non pas
de remplir des fonctions trop modestes, mais de perdre ses loisirs et,
d'être retenu loin des sphères sublimes où aspirait son imagination.
' Ces nécessités de la vie aigrissaient encore son humeur. Il ressentit
bientôt les premières atteintes d'une maladie grave; l'exaltation et
les douleurs de son intelligence avaient exaspéré chez lui le système
nerveux, et ses nerfs ébranlés réagissant sur l'intelligence, la source
de son mal se renouvelait sans cesse. Abattu et irrité à la fois, attri-
buant à des causes tout extérieures cette impuissance, cette paraly-
sie poétique, qu'il aurait dû s'expliquer depuis longtemps, s'il avait
TOME XXV, 12
178 ' REVUE DES DEUX MONDES.
eu plus de clairvoyance et de modestie, il n'avait plus qu'un seul
refuge dans le monde, l'amour et l'admiration de Charlotte. Aussi
ses lettres, déjà si ardentes au début, prennent-elles dans les der-
niers temps un caractère particulier d'exaltation. La douleur y perce
à chaque ligne ; il y a des instans où le désespoir éclate : « 0 Char-
lotte! je ne suis plus moi-même; vais-je devenir une ombre, une
moitié d'homme, moi qui ai en horreur tout ce qui est incomplet,
inachevé, tout ce qui n'existe qu'à demi?... Ici tout est sans cou-
leur et sans vie. Ton amour seul est pour moi lumière, floraison,
sonorité. Me rendras -tu mon âme quand je te presserai dans mes
bras? Il le faudra bien, je n'en ai plus maintenant... » Quels ra-
vages ont faits dans l'intelligence d'Henri Stieglitz ces cinq années
d'études mal dirigées et d'exaltation solitaire! En 1823, il partait
heureux, inspiré, plein de vie et d'espoir; il revient en 1828 sombre,
malade, farouche, frappé d'inertie morale, et il crie à sa fiancée :
(( Me rendras-tu mon âme ?»
Me rendras-tu mon âme? C'est la question sinistre qui domine la
seconde partie de cette histoire. Henri Stieglitz arrive à Leipzig, au
mois de juillet 1828, pour épouser sa fiancée; la cérémonie termi-
née, ils doivent partir tous les deux, visiter les bords du Rhin, par-
courir la Westphalie, le Hanovre, et, de ville en ville, s'acheminer
jusqu'à Berlin, où Stieglitz est rappelé par ses fonctions au commen-
cement d'octobre. Ce jour, qu'ils invoquaient depuis cinq ans l'un
et l'autre avec une sorte d'impatience fiévreuse, le voici qui se lève
enfin. Hélas! quel désenchantement! Le poète l'a dit :
L'idéal tombe en poudre au toucher du réel.
La réalité qui s'offre à eux subitement avec une clarté désespérante,
c'est la situation qu'ils se cachaient dans les effusions de leurs let-
tres, ou dont ils espéraient triompher. Désormais plus d'illusions et
plus d'espoir. Charlotte voit très nettement ce qu'elle avait soup-
çonné'plus d'une fois : la maladie intellectuelle d'Henri, ses alter-
natives de surexcitation et de langueur, sa lutte secrète et impuis-
sante contre la nature de son esprit, enfin la méprise où il s'ot)stine
en se croyant un grand poète. Henri, de son côté, devine la pensée
de Charlotte, malgré le soin qu'elle met à la cacher; il n'espère
plus être sauvé par elle, et à l'heure où une nouvelle existence- de-
vrait commencer pour lui, il se sent la mort au fond de l'âme. Dou-
loureux contraste! Charlotte Willhoeft a vingt-deux ans; elle est belle,
elle est admirée de tous pour sa grâce si chaste, pour son esprit si
riche, et l'heureux jeune homme qui possédera ce trésor excite bien
des pensées d'envie; Henri Stieglitz a vingt-cinq ans, on l'admire
aussi pour ses qualités brillantes, on parle de son avenir d'écrivain.
Qu'ils font plaisir à voir, ce fier jeune homme, cette belle jeune
DRAMES DE LA YIE LITTERAIRE. 179
^B deux vers l'autel ! Eh bien ! sous ces apparences de bonheur il y a des
^f misères sans nom. Ce jeune homme à qui paraît sourire une desti-
née si radieuse, c'est un mourant incliné déjà sur son tombeau; cette
jeune femme que vous croyez si fière d'épouser un poète et de s'as-
socier à sa gloire, elle n'est que l'infirmière d'un malade condamné,
la gardienne d'un fou; elle le sait, elle sent qu'elle en devient folle
elle-même, et de sinistres pensées la dévorent. Les voilà mariés; ils
montent en voiture et partent pour les contrées du Rhin. Un de
leurs amis, qui a reçu les confidences de Charlotte, nous les peint
vivement dans ce premier tête-à-tête désolé : ils étaient là, silen-
cieux, mornes, et €omme étrangers l'un à l'autre, au motnent où le
fouet du postillon enlevait les chevaux , au moment où le jeune
époux est si heureux d'emporter sa conquête î
Dès ce jour, ce fut pour Charlotte une vie de luttes, d'eflbrts, de
préoccupations continuelles, un dévouement de toutes les heures.
Généreuse et spirituelle comme elle était, elle eut bientôt dissimulé
ses tristesses. L'inquiétude n'avait pas laissé de traces sur ce visage
charmant. Elle souriait, elle était heureuse, elle récitait les vers
d'Henri et lui en demandait de nouveaux. Dire toutes les délica-
tesses de son amour, toutes les ruses charmantes de sa piété conju-
gale, ce serait -chose impossible. Elle feignait l'espérance et la foi,
avec quelle grâce irrésistible! Bientôt, à force de répéter ce rôle et
de le jouer avec son cœur, elle y fut prise elle-même ; elle croyait
son mari sauvé, elle le voyait renaître à l'enthousiasme et concevoir
de nouveau ses ambitieux projets. « Que j'étais insensée, se disait-
- elle, de me tourmenter de la sorte! Ce n'était qu'une crise; elle est
finie, grâce à Dieu , et ce génie poétique qui me ravissait il y a cinq
ans, ce génie dont il a donné tant de preuves timides, va se mon-
trer dans la plénitude de sa force. IN'est-ce pas le sort des grands
I poètes de souffrir ainsi, de voir parfois leur imagination se voiler?
Un esprit médiocre est toujours semblable à lui-même , et ne con-
naît pas de telles angoisses. C'est à moi d'entretenir chez lui cette
pure ardeur et de chasser les démons. Ma xÀe a un but, mon rôle
va commencer! » Et dès le lendemain ce réveil d'un jour laissait
le malheureux poète plus abattu, plus désespéré qu'auparavant.
Après leur voyage aux provinces rhénanes, Henri et Charlotte
Stieglitz s'étaient établis à Berlin. Henri avait repris ses fonctions,
il faisait sa classe au gymnase et passait de longues heures à la bi-
bliothèque. En même temps il préparait son grand recueil poétique,
ces Tableaux de l'Orient, dont plusieurs parties avaient paru çà et
là, et qui, réunis dans un vaste cadre, devaient former en quelque
sorte le premier chant de l'épopée humaine au xix*^ siècle. H tra-
vaillait aussi à un drame intitulé SélÙ7î III^ dans lequel il voulait
180 REVUE DES DEUX MONDES.
exprimer son opinion sur T empire turc et sur les chefs qui avaient
essayé de le transformer. Ce n'étaient pas des pensées vulgaires qui
occupaient l'imagination d'Henri Stieglitz, c'étaient malheureuse-
ment des pensées vagues et confuses. Cet esprit si vif, si lumineux,
quand il jugeait les œuvres des grands artistes, semblait se couvrir
d'un voile dès qu'il voulait produire. Le critique avait des idées,
le poète n'avait que des instincts, instincts élevés et nobles, qui
languissaient faute de sève. Aussi, lorsque, fatigué de ses longues
séances à la bibliothèque, il rentrait chez lui, avide de travaux plus
brillans, impatient de s'élancer dans le domaine de l'idéal, cette
ardeur se dissipait bien vite devant les difficultés de l'art. Il n'avait
que des désirs et point de force. Charlotte du moins accomplissait
vaillamment sa tâche; elle luttait contre cette maladie terrible, et
plus d'une fois elle put croire qu'elle triompherait. Mais comment
peindre son martyre? Gomment raconter ses alternatives d'espoir et
de découragement? Pendant les cinq premières années de son ma-
riage (1828-1833), elle a sauvé le moribond et lui a fait traverser
victorieusement les plus effroyables crises. Si Henri Stieglitz a pu
terminer ses Tableaux de l' Orient y c'est que Charlotte lui tenait la
main, c'est qu elle le relevait sans cesse, c'est qu'elle le disputait
à la mort, au désespoir, à la folie, avec un dévouement aussi ingé-
nieux qu'obstiné. Le meilleur remède, assurément, pour Henri Stie-
glitz, c'eût été de renoncer à ses ambitions, de ne pas s'acharner à
une œuvre impossible, de rentrer simplement dans les voies de sa
nature. Charlotte pouvait-elle lui donner ce conseil? Non, il était
trop tard; l'inertie de l'infortuné songeur avait fait de tels progrès
que, s'il tenait encore à la vie intellectuelle, c'était par cet amoiir
insensé de la poésie. Qui eût brisé cette attache l'eût plongé dans
l'abîme.
Enfin ses Tableaux de V Orient étaient terminés; le premier vo-
lume avait paru à Leipzig en 1831, le quatrième en 1833. Ce ne
fut pas un succès comme l'avait rêvé le jeune poète à l'époque où
il suivait les cours de Boeckh et de Hegel , ce ne fut pas non plus
une chute. Henri Stieglitz prenait un rang distingué parmi les
poètes de second ordre. Un de ses principaux mérites, c'était la mé-
lodie du langage; on reconnaissait dans le maniement du rhythme
et l'ordonnance des paroles le musicien qui appréciait si parfai-
tement Mozart. L'imagination de l'auteur, assez vive bien que nul-
lement créatrice, c'est l'imagination de l'érudit qui s'échauffe à la
suite d'une lecture. Stieglitz. connaît tous les voyageurs qui ont vi-
sité l'Inde et la Perse; ce qu'ils ont vu, ce qu'ils ont raconté en
prose, il le chante après eux en vers sonores, et s'il ne nous donne
pas une image originale de ses propres sentimens , comme Goethe
dans le Divan oriental - occidental , il réussit du moins à tracer
I
I
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. ' 181
l'exacte peinture des contrées et des peuples. Une seule fois peut-
être, dans les pièces sur la vallée de Cachemire, des impressions
personnelles viennent ajouter un intérêt vivant au charme un peu
superficiel de ses tableaux ; il écrivait ces vers à l'époque où, fiancé
avec Charlotte Willhoeft, il vivait loin d'elle à Berlin, et l'invoquait
comme sa libératrice. Quelque chose des transports du rêveur a
passé dan« les pages que nous signalons; ces chants sur la vallée
de Cachemire sont le poème de son amour. Quelle est cependant la
pensée générale qui domine et relie tous ces tableaux si variés? 11
n'est pas facile de la deviner. On reconnaît bien çà et là l'ancien audi-
teur de Hegel; il est évident que Stieglitz a entendu l'illustre maître
dans ses leçons sur la philosophie de l'histoire, et qu'il lui emprunte
plus d'une idée sur le rôle de la civilisation asiatique; tout cela est
bien vague néanmoins, et dans ce vaste panorama le regard ne sait où
s'arrêter. Ce n'est pas l'antique Orient que le poète a voulu peindre,
c'est l'Orient moderne, et très souvent celui du xix'^ siècle; voici des
Grecs, des Turcs, des Persans, des Arabes, des Hindous, des Chi-
nois, tous caractérisés assez nettement, et la variété du dessin, si-
non l'éclat des couleurs, révèle une main habile. Les Chinois sur-
tout, non pas les sages Chinois tant admirés de Voltaire, mais les
Chinois formalistes, prosaïques, baroques, si vivement flagellés par
Hegel, sont mis en scène avec une verve inattendue. Un savant phi-
losophe hégélien du centre gauche, M. Rosenkranz, qui est en même
temps un excellent juge littéraire, a signalé ce tableau de la Chine
moderne comme la partie la plus remarquable de l'œuvre d'Henri
Stieglitz (1). En m' associant très volontiers aux éloges de M. Rosen-
kranz, je demanderai toujours quel est le sens de cette fantasma-
gorie. Un demi-poète, un demi-philosophe, voilà ce que nous mon-
tre après tant d'études sérieuses et de brillantes promesses cet
élève chéri des Boeckh, des Hegel, des Bouterweck, qui aurait pu,
lui aussi, devenir maître à son tour et illustrer la critique.
Henri Stieglitz fut-il mécontent de l'accueil un peu froid que re-
çut son panorama de l'Orient? ou bien se disait-il à lui-même que
c'était là une œuvre manquée? Ses irritations nerveuses, ses accès
d'humeur noire et de paralysie morale, interrompus quelque temps,
reparurent bientôt plus douloureux que jamais. C'est alors que
Charlotte lui conseilla de quitter ses fonctions de bibliothécaire , sa
place de professeur, et de partir pour la Russie. Ils avaient des pa-
rens à Saint-Pétersbourg, et Charlotte savait qu'ils trouveraient
auprès d'eux une généreuse assistance. « Il faut, écrivait-elle à son
mari, — car pendant les longues heures où Henri restait à la biblio-
. thèque elle passait son temps à écrire, à tracer des plans, à lui
(1) Zur Geschichte der deutschen Literatur, von Cari Rosenkranz, 1 vol., 183G.
182 REVUE DES DEUX MONDES.
préparer maintes surprises qui devaient réveiller son ardeur, — il
faut te mettre en mesure de faire un cours d'histoire littéraire com-
parée. Tu chercheras une place dans quelque université russe;...
pendant les vacances, nous voyagerons, nous irons en Allemagne ou
en Italie. Tu feras de nouveaux poèmes, et comme tu seras loin de
ton pays, tu y penseras avec regret, avec amour, et cet amour en-
flammera ton inspiration. L'Allemagne sera ta fiancée, ta fiancée
qu'une longue distance séparera de toi, et tu lui adresseras de brû-
lantes déclarations d'amour. Établi en Russie, tu n'en seras que plus
présent au cœur de l'Allemagne, tu seras un vrai poète allemand.
Tu attireras des compatriotes qui voudront suivre ton exemple , et
qui sait si dans une dizaine d'années nous n'aurons pas autour de
nous tout un cercle d'amis venus de la terre natale? Il n'est pas né-
cessaire que nous soyons à Saint-Pétersbourg, je demande seule-
ment une bonne université russe. Tu feras une leçon par jour, pas
davantage. Qui nous arrête? Essayons au printemps prochain, allons
faire à Saint-Pétersbourg une première tentative. C'est la lettre de
ton oncle qui a fait naître en moi tous ces projets. Quelle tâche que
celle-là ! enseigner la littérature allemande à la Russie, être un mis-
sionnaire de l'esprit humain, et en même temps créer des œuvres
nouvelles, faire fleurir ton jardin de poésie ! Je me mets à ta place,
et cette idée me transporte. Tu aurais là un rôle vraiment original.
Yeux-tu? oui. 0 Dieu bon, bénis notre projet! fa^s descendre sur
Henri l'inspiration féconde dans tes contrées du nord!... Pourquoi
nous en coûterait-il de partir? N'est-il pas présent en tout lieu, ce-
lui qui est la source de la vie et do l'esprit, celui qui est le bienfai-
teur immortel dans ce monde et dans l'éternité? »
Ils partirent aux premiers jours de l'été. Henri n'avait pas donné
sa déi?îission des places qu'il occupait à Berlin, il avait obte^nu seu-
lement un congé de plusieurs mois, et il en profita pour voilr assez
complètement la Russie. Son oncle, le baron Stieglitz, banquier à
Saint-Pétersbourg, les reçut à bras ouverts. C'était un homme in-
struit, libéral, très dévoué à son neveu et qui avait pour sa nièce une
tendre admiration. Si les projets de Charlotte ne se réalisèrent pas,
si Henri Stieglitz ne trouva pas une chaire à l'université de Dorpat
ou de Moscou, il retrouva du moins en Russie une partie de ses
forces et de sa santé. La vue d'un pays nouveau, l'étude des mœurs,
le mouvement, l'exercice, tout cela éveillait son esprit et l'arrachait
à ses sombres pensées. Le poète des Tableaux de V Orient aurait eu
besoin d'une vie active; sa vocation poétique, puisqu'il voulait abso-
lument être poète, c'était de courir le monde et de le peindre en cou-
rant. Plusieurs mois encore après son retour à Berlin, il ressentait
vivement la salutaire action de ce voyage. (( Henri est devenu un
autre homme,, écrivait Charlotte au baron Stieglitz; il fait gaiement
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 183
son travail de la bibliothèque, l'atmosphère des livres n'exerce plus
d'influence malsaine sur son esprit, il a maints projets dans la tête,
et déjà il s'est mis vaillamment à l'œuvre; j'espère que cette bonne
veine va durer. » Gomment ces espérances s'évanouirent-elles si
promptement? Au mois de février 183A, Charlotte commençait une
lettre par ces mots mélancoliques, empruntés au Don Carlos de
Schiller : « Les beaux jours d'Aranjuez sont passés. » Le mal d'Henri
venait d'éclater de nouveau avec une violence terrible. Lki écrivain
distingué, M. Théodore Mundt, qui voyait intimement Henri et
Charlotte Stieglitz pendant cette douloureuse période, nous a laissé
sur l'état de son ami des indications discrètes, voilées, et toutefois
très significatives. H est impossible de douter que la maladie du
pauvre poète ne fût bien plutôt morale que physique; c'était l'esprit
du moins, c'étaient les surexcitations et les mécomptes de l'esprit
qui avaient causé les souffrances corporelles, et s'il était urgent de
soigner ce corps si violemment ébranlé, il fallait surtout attaquer le
mal à la racine en cherchant un remède pour l'âme. « L'exaltation
de la sensibilité, dit M. Mundt, avait rompu l'harmonie naturelle, et
livré la Psyché intérieure avx caprices désordonnés du sang. » Char-
lotte aussi, on le voit par ses lettres, était persuadée qu'il fallait
agir sur l'âme. Elle commença toutefois par le traitement externe,
si l'on peut ainsi parler; les médecins avaient conseillé au malade
les bains de Kissingen, joli village de Bavière, situé sur les bords d€
la Saale, et dominé par les ruines du château de Bodenlauben. Ils y
passèrent six semaines (août et septembre 183Zi). « Au moment de
son départ, dit M. Théodore Mundt, mon pauvre ami était comme
un enfant malade, sans courage, sans énergie, passivement résigné
à la mort. Il ne savait plus rien faire par lui-même ; quand ils arri-
vaient dans une ville, et qu'on ne trouvait pas immédiatement une
chambre d'hôtel pour les recevoir, il restait immobile dans la rue et
se mettait à pleurer. » Les eaux de Kissingen ne changèrent presque
rien à la situation du malade; si les douleurs du corps étaient moins
vives, l'affaissement intellectuel et moral n'avait point diminué.
Toujours même inertie, même impuissance à reprendre possession
de soi-même. Charlotte avait épuisé tous les moyens de ranimer
cette âme engourdie : (( Si cette léthargie se prolonge, se disait-elle,
tout est fini pour jamais. L'heure décisive est venue; n'y eût-il
qu'un remède pour l'arracher à la mort, quel qu'il soit, je l'em-
ploierai. ))
Un médecin avait-il dit devant Charlotte qu'une vive secousse mo-
rale pourrait triompher de cette paralysie? était-ce une idée qu'elle
avait conçue elle-même, à force d'observer les péripéties du mal?
On a pu lui suggérer cette pensée ; il est certain qu'elle l'a nourrie,
l'a développée avec une ardeur et une persévérance singulières. Elle
i8A RETUE DES DEUX MONDES.
étudiait pour ainsi dire ce moyen de guérison ; elle faisait des ex-
périences en petit avant d'aller jusqu'au bout de son système. Un
jour, pendant une promenade, Henri Stieglitz s'était assis sur un
tronc d'arbre, et il demeurait plongé dans une sorte de stupeur;
Charlotte, qui l'accompagnait, l'abandonna tout à coup, le laissa seul
et s'en revint à la ville. Le lieu était solitaire; au bout de quelque
temps, le malade comprit que sa femme n'était plus là. Réveillé
soudain, il se leva, regarda autour de lui, sembla reprendre pos-
session du monde et de lui-même, sentit enfin l'obligation de vivre
et revint à sa maison dispos, alerte, heureux d'avoir vécu. L'expé-
rience avait réussi, Charlotte ne l'oublia pas. Cette idée d'une se-
cousse, d'une nécessité salutaire à subir, se retrouve sans cesse dans
les notes écrites de sa main, quelquefois même dans ses lettres à son
mari. Soit qu'elle délibère avec elle-même, soit qu'elle s'adresse au
pauvre malade, des paroles à demi voilées annoncent l'approche
d'un malheur, d'une séparation peut-être, qui forcera Stieglitz à re-
devenir un homme. Après l'inutile voyage à Kissingen, quand elle
eut vu l'état du malade empirer de jour en jour, quand elle eut vu
les douleurs physiques s'apaiser et au contraire la maladie morale,
la paralysie intellectuelle, continuer ses effrayans progrès, la pensée
sinistre qu'elle couvait depuis longtemps lui apparut d'heure en
heure comme le seul moyen de salut pour son mari, et par consé-
quent comme une impérieuse obligation pour elle-même. C'est alors
que la malheureuse exaltée, voulant préparer Henri Stieglitz, lui
adressait devant M. Mundt ces paroles, très sages en apparence,
dont le sens terrible ne fut connu que plus tard : « Nous sommes
dans la vie comme les soldats dans la bataille. H faut regarder la
mort en face, à tout instant il faut être prêt à la recevoir. Viendra
le moment où l'un de nous deux tombera. Si c'est moi que frappe la
première balle, alors, mon bon, mon cher camarade, garde toujours
ton rang, marche, marche toujours, avec un nouveau courage et
une vigueur nouvelle. »
Avant de se résoudre à l'acte horrible qui fascinait son esprit
comme l'idée d'un dévouement glorieux, Charlotte avait longtemps
débattu le pour et le contre avec une logique passionnée. Ses let-
tres, ses notes, des fragmens intimes, maintes pages éparses qu'a
publiées M. Mundt, composent pour le lecteur attentif une sorte de
délibération solennelle et lugubre. On dirait le monologue d'une
héroïne de tragédie, à la fin du quatrième acte, au moment qui va
précipiter la catastrophe. « C'est moi, se dit Charlotte, qui suis
cause de toutes les tortures de son esprit. Né poète, il avait besoin
de rester longtemps jeune et de laisser fleurir son imagination au
grand air, sans souci des choses matérielles de la vie. Quel âge
avait-il quand il m'a aimée? Vingt ans à peine, et aussitôt, pour se
DRAMES DE LA VIE LITTÉRAIRE. 185
marier avec moi, il s'est astreint à de durs labeurs, il a conquis à
la sueur de son front la place qui devait nous faire vivre, et cette
place, pour lui, c'était une étouffante servitude. Il se croyait assez
fort pour entretenir en lui l'inspiration au milieu des vulgaires sou-
cis de son emploi; cette lutte de l'idéal et de la réalité a brisé le cer-
veau du poète. L'inspiration s'est enfuie, et il en est devenu fou de
douleur. Ah! j'ai été son mauvais génie, moi qui avais l'ambition
de lui donner des ailes! C'est à moi qu'il a sacrifié sa gloire. Puis-
que je peux aujourd'hui lui rendre la santé, la force, l'ardeur, l'in-
spiration, tout ce qui semble l'abandonner à jamais, comment hé-
siterais-je? Ce n'est pas trop de ma vie pour acquitter ma dette. Je
mourrai, il le faut; Henri soufïrira, mais il est digne de souffrir, et
du sein de cette souffrance renaîtra son génie. Si pourtant,... ter-
rible doute ! si mon sacrifice allait être inutile ; si ma mort ne réus-
sissait pas à vaincre sa léthargie, à le régénérer dans l'amertume et
dans les larmes!... Non, non, c'est impossible! Henri n'est pas un
égoïste, encore moins un stoïcien superbe; le cœur est tout chez
lui, c'est là qu'il faut l'atteindre pour le réveiller tout entier. Yingt
fois, cent fois, j'ai fait l'épreuve de mes idées sur ce point; je sais
où je vais, je sais où je frappe. » Ainsi, en son déhre, s'exaltait
l'insensée; ainsi aveuglée par ses sophismes, l'ardente et généreuse
folle ne reculait pas devant le suicide pour accomplir ce qu'elle
croyait un devoir.
Dès que son parti fut pris, une joie radieuse illumina son âme.
Elle annonçait à tous la prochaine guérison du poète, au moment
même où ses amis commençaient à s'inquiéter de la persistance du
mal. Partis de Kissingen vers la fm de septembre, Henri et Char-
lotte , avant de rentrer à Berlin , avaient passé un mois à voyager
i flans le nord de l'Allemagne; ils étaient allés à Hanovre, à Arolsen,
pour voir la famille d'Henri, et partout on avait remarqué la con-
fiance de Charlotte. Quand elle revint à Berlin, elle était toute
Joyeuse. Elle rentra dans sa maison comme si elle eût rapporté de
5on voyage ce qu'elle cherchait depuis si longtemps, le salut de son
mari, la santé de son corps et de son âme. A la servante qui vint
lui ouvrir la porte , ses premières paroles furent celles-ci : « Cou-
rage ! courage ! nous allons commencer une vie nouvelle ! )> Singu-
lière joie sans doute, joie fébrile, inquiétante; mais qui pouvait
soupçonner tout ce qu'elle cachait d'horrible?
Deux mois s'écoulèrent. Charlotte n'avait fait que se confirmer
de jour en jour dans son projet. Le 29 décembre, elle devait assister
à une de ces soirées musicales , si appréciées en Allemagne , où les
œuvres des grands maîtres sont religieusement exécutées devant un
public choisi ; vers six heures, elle prétexta une grande lassitude et
décida son mari à partir seul. « Je reviendrai bientôt, dit Henri. —
186 REVUE DES DEUX MONDES.
Non, non, lui dit-elle avec insistance, il faut que tu entendes le
concert jusqu'au bout. C'est une expérience à faire; il faut e-ssayer
une fois encore si tu peux écouter de la musique sans que ton repos
en souffre. Efforce-toi de supporter ce Beethoven qui t'agite si vio-
lemment, lutte avec le puissant maître, et ne te laisse pas dompter
par lui. Entends- tu? sois calme, mon Henri! sois calme, v3t reviens
avec calme à la maison. Que deviendras- tu , maintenant que nous
avons fait tout ce qui pouvait te guérir? Tu n'as plus de ressources
que dans la résignation. Il faut donc que tu sois calme, que tu
t'exerces à te posséder toi-même. Quand l'homme a sacrifié tout ce
qu'il avait de plus précieux, alors seulement il gagne la délivrance
et la paix. La paix ! la paix ! n'est-c,3 pas pour la donner aux hommes
que notre Seigneur a fait le sacrifice de sa vie? » Ce furent ses der-
nières paroles; Henri, qui s'en souvint plus tard, n'y fit guère at-
tention au moment où elle les prononça. Elle avait d'ailleurs, et de-
puis quelque temps surtout, l'hab.itude de prononcer des sentences
bizarres, mystérieuses, «omme pour réveiller cette intelligence as-
soupie et l'obliger à réfléchir. Il n'y eut pas d'autres adieux. On eût
dit que , décidée à en finir, elle était impatiente de voir partir son
mari; ce fut elle qui lui donna le signal en lui tendant la main.
Henri pressa la main de Charlotte, l'embrassa au front, et sortit.
Charlotte était seule. C'était à sept heures qu'Henri s'était rendu
au concert, et il devait en revenir vers neuf heures. Elle avait deux
heures devant elle pour accomplir sa résolution. Il est impossible de
croire qu'elle ait hésité un seul instant ; point d'indécision, point de
hâte non plus ni d'excitation fébrile. Tout atteste que ce calme ef-
frayant ne s'est pas démenti une minute. M. Mundt, qui, le soir
même, à titre d'ami, a pu faire une sorte d'enquête dans la maison
désolée, M. Mundt, qui a recueilli tous les indices, consigné tous les
témoignages, suit Charlotte pas à pas, pour ainsi dire, pendant ces
deux terribles heures. Yoyez-la, elle est assise devant ce bureau où
tant de fois, pendant que son mari était absent, elle lui écrivait des
notes, des pensées détachées, des plans de voyage ou de vie nou-
velle, maintes fantaisies en prose ou en vers qui devaient le sur-
prendre au retour, l'égayer, le réveiller; elle est assise, elle lui
écrit ses adieux et ses recommandations dernières. L'écriture est
ferme, les lettres sont grandes et nettement dessinées; elle veut
frapper l'œil d'Henri en même temps qu'elle va frapper son âme;
elle veut que ce soit là un testament durable, un testament qui sera
consulté plus d'une fois, et que les pleurs n'effaceront pas. C'est un
adieu et une règle de conduite. Elle est persuadée que cette lettre
de mort contient un germe de vie, et elle s'applique à la tracer avec
un soin superstitieux. L'obstination de sa folie n'empêche pas ce-
pendant que le cœur de la femme, de la compagne dévouée, ne ré-
I
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 187
clame encore ses droits; plus d'une larme, on le voit bien, a mouillé
çà et là ces lignes impérieuses. Son testament achevé, elle se lève,
quitte le salon et entre dans sa chambre. Elle ferme les portes, puis
procède tranquillement à sa toilette de nuit. Elle se lave le visage,
arrange sa coiffure, et enferme ses cheveux sous le bonnet le plus
joli et le plus blanc qu'elle ait trouvé. Son peignoir aussi est d'une
blancheur éclatante ; elle veut mourir décemment et que son image
reste dans la mémoire d'Henri, noble encore et gracieuse au sein
de la mort. Henri avait acheté un couteau-poignard le jour où il
était parti avec elle pour les bords du Rhin, le lendemain de leur
mariage, au mois de juillet 1828 ; elle tient ce poignard à la main,
et elle entre dans son lit. Dès qu'elle est couchée, que sa tête repose
sur l'oreiller, et que sans doute elle a adressé à Henri un dernier
souvenir avec une invocation suprême à Dieu, elle appuie la lame
d'acier sur sa poitrine et se l'enfonce profondément dans le cœur.
Ensuite elle retire le poignard sanglant et le place auprès d'elle sur
le lit. De sa main droite, elle couvre sa blessure; de la gauche, elle
attire le drap jusqu'au-dessous de son visage, et reste là, immobile,
attendant la mort en silence. Pas un cri, pas un soupir ne s'échappa
de sa poitrine déchirée. A la fm cependant, toute l'énergie de son
âme ne put contenir d'involontaires gémissemens; sa respiration
haletante, suffoquée, la trahissait malgré elle. La servante qui veil-
lait dans l'antichambre accourt aussitôt, essaie vainement d'ouvrir,
et appelle des voisins à son aide; quand on enfonça la porte, Char-
lotte Stieglitz venait d'expirer...
Pourquoi le neveu d'Henri Stieglitz a-t-il réveillé ces affreux sou-
venirs en publiant la correspondance du poète avec sa fiancée ? En
vérité, je ne saurais le dire. Si M. Louis Gûrtze a voulu honorer la
mémoire d'Henri Stieglitz et repousser les accusations calomnieuses
dont il a été l'objet, sa sollicitude est bien tardive, et il y a long-
temps qu'elle n'était plus nécessaire. Je sais bien qu'après le fatal
événement dont nous venons de parler, bien des esprits se mirent à
glorifier Charlotte comme une héroïque victime. C'était le moment
où le saint-simonisme venait de pénétrer dans la littérature de nos
voisins ; les écrivains de la Jeune Allemagne prêchaient sur tous les
tons l'émancipation de la femme et la réforme de la société; le sui-
cide de Charlotte Stieglitz offrait un texte commode à ces rêveurs,
et les déclamations ne manquèrent pas. Quel monde, s'écriait-on,
que celui où une femme telle que Charlotte Stieglitz , un cœur si
pur, une ame si belle, une intelligence si riche, est obligée de cher-
cher un refuge dans la mort pour échapper à une situation intolé-
rable! Ces non-sens, et bien d'autres encore, étaient presque deve-
nus un lieu-commun dans la littérature sentimentale de 1835 à I8Z1O.
M. Théodore Mundt, qui s'est distingué depuis cette époque par de
^38 REVUE DES DEUX MONDES.
solides travaux et qui tout récemment encore vient de publier deux
remarquables volumes sur l'Italie, M. Mundt, alors un des chefs de
la Jeune Allemagne, ne craignit pas de présenter Charlotte comme
une sainte dont le christianisme de notre siècle a droit de s'enor-
gueillir. Il traitait de pharisiens ceux qui réprouvaient son crime^
et s'écriait avec emphase : « Il y a ici bien plus que la Lucrèce ro-
maine qui sacrifia sa vie au sentiment de l'honneur, et dont poètes
et peintres ont livré de si belles images à notre admiration. Ce n'est
pas d'admiration qu'il s'agit à l'égard de Charlotte, non, il faut con-
templer avec une émotion sainte un type sublime de l'humanité, un
être plein de vie, orné de tous les dons, à qui le sentiment chrétien
donne la force de se précipiter dans la mort(l). » Bien que M. Théo-
dore Mundt ne dise rien de fâcheux assurément sur le compte
d'Henri Stieglitz, il résulte de toutes ces phrases pompeuses que
Charlotte avait souffert, qu'elle n'avait pas trouvé dans son mariage
ce qu'elle avait le droit d'en attendre, que par conséquent Henri
Stieglitz était coupable, et peu à peu en effet cette opinion s'accré-
dita; on affirmait que Charlotte avait été longtemps victime des vio-
lences de son mari. Cette opinion, née dans un moment où l'esprit
public est naturellement porté à des conjectures de toute sorte, ne
tarda pas cependant à se dissiper; on sut bientôt qu'Henri Stieglitz
avait toujours aimé Charlotte, que Charlotte l'aimait aussi, que sa
mort même serait inexplicable sans cet amour, et M. Louis Cûrtze,
en fournissant de nouvelles preuves sur ce point, n'a rien ajouté à
ce qu'on savait déjà. Quel est donc l'intérêt de sa publication? Un
intérêt très vif, dont M. Louis Curtze ne paraît pas s'être rendu
compte. Il a donné sans doute, et c'était là son intention, des dé-
tails charmans sur l'esprit d'Henri Stieglitz, sur ses rêves de jeu-
nesse, sur son enthousiasme de la poésie et de l'art; mais il nous a
fourni en même temps, et je crois qu'il n'y songeait guère, le moyen
de connaître avec plus de précision les égaremens de ces deux âmes;
il nous a permis de comprendre que si Henri et Charlotte Stieglitz
s'aimaient beaucoup, ils ne s'aimaient pas de l'amour vrai; il a
obligé enfin la critique littéraire et morale à juger bien plus sévè-
rement qu'on ne le faisait jadis les deux béros de cette douloureuse
histoire.
Le mal d'Henri Stieglitz, la faute qui a désolé sa vie, c'est la va-
nité unie à l'entêtement. Il se croyait poète, il se croyait appelé à
égaler un jour les créations des plus grands maîtres, parce qu'il
avait un vif sentiment du beau, et malgré des avertissemens sans-
nombre, il s'est obstiné à suivre une voie qui n'était pas la sienne.
Il y a longtemps que la sagesse antique a dit au poète : Consultez
(i) Charlotte Stieglitz, ein Denkmal, 1 vol. in-4*; Berlin 1835.
I
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 189
VOS forces, ne chargez pas vos épaules d'un poids qu elles ne pour-
ront soulever.
Sumite materiam vestris, qui scribitis, aequam
Viribus, et versate diù quid ferre récusent,
Quid valsant humeri.
Si Henri Stieglitz eût écouté ces conseils, il se serait épargné bien
des tortures morales, et ses brillantes facultés eussent trouvé leur
emploi. Aimait-il véritablement Charlotte Willhoeft? Les détails que
nous avons donnés ne laissent guère de doute sur ce point; c'était
lui-même qu'il aimait, c'était sa propre image, poétiquement trans-
figurée, qu'il était heureux de contempler, comme dans un miroir,
dans l'enthousiasme trop confiant de la jeune femme. Charlotte, à
son tour, était-elle aussi dévouée qu'elle a pu le paraître? Il y a
bien des choses qui se contredisent dans les replis de ce caractère
étrange. La vanité opiniâtre est aussi un de ses mobiles : elle avait
rêvé le bonheur d'inspirer un artiste de génie et de partager sa
gloire; quand elle vit s'évanouir sa chimère, elle n'eut pas la force
de supporter une telle humiliation. J'entrevois bien de l'orgueil
dans ce dévouement qui s'affiche sans cesse; j'ai beau vouloir excu-
ser Charlotte, j'ai beau rassembler dans mon récit toutes les circon-
stances qui peuvent atténuer son crime : ma conscience me dit que
c'est là une tragédie lentement combinée, obstinément développée,
et que toutes les péripéties sont trop prévues pour que le dernier
acte nous émeuve. Supposez Charlotte vraiment dévouée à la tâche
que lui imposerait son amour ; elle éclairera son mari, elle le ramè-
nera par la main dans la voie plus modeste où son intelligence doit
se ranimer et fleurir, elle se gardera surtout d'exciter sa vanité poé-
tique, sachant bien qu'à cette excitation artificielle succédera bien-
tôt le désespoir de l'impuissance. Un écrivain allemand a dit : « Une
femme plus simple, moins spirituelle, moins vive, moins artiste,
aurait sauvé Stieglitz. » Rien de plus vrai. En lisant cette histoire,
on songe involontairement à ces simples et bonnes compagnes des
grands poètes, Marie de Lampérières, Catherine Romanet, auprès
desquelles Corneille et Racine, dans la simplicité de leur cœur, écri-
vaient leurs chefs-d'œuvre. L'Allemagne, le pays des mœurs patriar-
cales et des vertus de famille, aurait beaucoup d'exemples pareils
à citer. Charlotte elle-même sentait vivement la grâce et l'efficacité
d'un tel rôle. Un jour, à Prague, Charlotte et Henri étaient allés
voir un peintre, M. Fuhrich, et Charlotte écrivait le lendemain à un
ami : « Jamais je n'oublierai sa femme. Quelle simplicité! et que
cette simplicité est touchante, unie à un sentiment si profond, à une
intelligence si ouverte ! Son image est toujours devant moi comme
une figure du vieux temps, comme la femme de quelque vieil ar-
190 REVUE DES DEUX MONDES.
liste dans la Nuremberg du moyen âge. » Pourquoi donc n'a-t-elle
pas voulu être ce qu'elle sentait si bien? A ce type des femmes al-
lemandes pourquoi substituer un type si différent, une magicienne
tragique, une Circé brillante et funeste?
Bien des causes ont pu contribuer à nourrir l'exaltation de Char-
lotte Stieglitz. La période où elle a vécu était un moment de crise
pour l'Allemagne; jamais on n'avait vu plus de trouble dans la
pensée publique, jamais plus de systèmes, de rêveries, d'aspirations
incohérentes n'avaient surexcité les esprits. Les idées des Germains
primitifs sur la vertu prophétique de la femme, combinées d'une
façon fort étrange avec les prétentions du saint-simonisme, étaient
devenues une sorte d'évangile féminin prêché par des missionnaires
tour à tour mystiques ou sensuels. Les âmes les plus chastes, comme
Charlotte par exemple, y trouvaient des alimens à leur activité
inquiète, aussi bien que les plus ardentes natures. On voyait de tous
côtés se produire des Vellédas. La manière dont certains critiques
glorifiaient Rachel de Varnhagen et Bettina d'Arnim allumait dans
plus d'un cœur des convoitises passionnées. Le collège des prêtresses
de l'art et du génie augmentait de jour en jour. On voit dans les
lettres et les fragmens de Charlotte Stieglitz combien l'exemple de
Rachel et de Bettina préoccupait sa pensée. En même temps cette
religion de la sensibilité était, pour beaucoup de personnes, une
espèce de réaction contre le système de Hegel, une réplique à ce
dogmatisme impciieux qui anéantissait toute vie individuelle, et ne
laissait subsister dans le drame du monde qu'un seul acteur : l' éter-
nelle raison accomplissant son labeur infini. Henri et Charlotte
Stieglitz connaissaient personnellement Hegel ; après la mort du phi-
losophe, Charlotte avait des relations assez fréquentes avec sa veuve,
et, à voir le ton un peu dédaigneux qu'elle prend en parlant de cette
personne si simple, si modeste, on croit l'entendre dire : « Si j'avais
été la compagne d'un tel homme, j'aurais bien su modifier son sys-
tème; la sensibilité, cette révélation sainte, aurait réclamé sa part,
et la raison n'eût pas étouffa la vie du cœur. » N'ayant pu agir sur
le génie de Hegel, Charlotte voulait protester du moins contre la
tyrannie de la raison hégélienne. Elle le dit expressément dans les
notes qu'a publiées M. Mundt : (c Hegel est mort, le puissant, le
profond penseur; or, comme aucun de ses disciples n'est de force à
le remplacer, il y aura (tôt ou ta-rd? je ne sais, mais la chose est
nécessaire), il y aura une période où l'on verra renaître le sentiment,
l'amour, la foi, toutes les belles divinités opprimées, écrasées par
le despotisme brutal de l'esprit absolu; oui, elles se relèveront d'au-
tant plus fortes, cela est infaillible, n Cet amour, cette foi, quel
devait en être l'objet? Si Charlotte n'en dit rien, sa vie et sa mort
nous rcxpriment trop clairement ; amour vague, foi confuse, incohé-
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 191
rentes effusions de la sensibilité, voilà ce qui sortira de cette réac-
tion. Il faut pourtant une religion à ces âmes impatientes d'aimer
et de pleurer; cette religion, ce sera le culte des héros. Bettina
adore Goethe, Charlotte veut créer un Goethe nouveau qui sera son
idole et son œuvre. Ah ! rien de plus beau sans doute que les hom-
mages rendus aux héros de la vie morale, à ceux qui ont accompli
leur tâche ici-bas, et qui, n'étant plus sujets à nos misères, nous
apparaissent transfigurés par la gloire ! L'enthousiasme de tout un
peuple pour un Klopstock, un Goethe, un Schiller, est un de ces
spectacles qui fortifient le sentiment moral chez l'homme et ré-
jouissent le cœur de Dieu; mais professer ce culte pour un héros
qui n'existe pas encore! adorer un génie à venir! voilà certes une
puérile folie. Si l'idole se brise avant d'être formée, que devi-andra
le prêtre? L'idole de Charlotte s'est brisée, et Charlotte s'est tuée de
dépit. Y a-t-il en tout cela la moindre trace de sentiment religieux?
C'est une pensée chrétienne, dit M. Mundt, qui a inspiré Charlotte à
sa dernière heure. Hélas! c'est le contraire qui est vrai : Charlotte
n'était point chrétienne, et voilà pourquoi elle est morte.
On me dira peut-être : pourquoi un jugement si sévère? Char-
lotte Stieglitz n'a pas joué la comédie de la vanité; quels que fussent
les égaremens de son intelligence, c'était une créature de noble
race. Le martyr d'une erreur n'en est pas moins un martyr. Si elle
a péché par orgueil, sa mort est l'expiation de sa faute. Peut-on
méconnaître le dévouement d'une femme qui fait sans hésiter le sa-
crifice de sa vie, quand elle croit que ce sacrifice est nécessaire au
salut de celui qu'elle aime? — Non, répondrai-je, ne parlez pas de
ce dévouement horrible; invoquez seulement l'excuse de la folie.
Quelle perversion de toutes les idées morales et de tous les senti-
mens religieux dans cette pensée de Charlotte : Je me tuerai, mon
mari revivra ! Alfred de Musset a dit dans la Nuit de Mai :
Rien ne nous rend si grands qu'une grande douleur.
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.
Mais ces douleurs qui régénèrent, est-ce à l'homme qu'il appartient
de les infliger volontairement à ses semblables? Dieu seul peut les
distribuer d'une manière féconde, c'est Dieu seul qui frappe et qui
relève. Quand une créature humaine prétend exercer ce rôle, elle
usurpe sottement les droits de la Providence, et son action, si tra-
gique, si émouvante qu'elle puisse sembler d'abord, devient aussi
ridicule par les résultats qu'elle était au fond blasphématoire et
impie.
Qu'a-t-il produit en effet, ce dévouement sublime? Charlotte,
J92 REVUE DES DEUX MONDES.
avant de se percer le cœur, avait écrit ces mots à^ Henri : « Tu ne
pouvais pas devenir plus malheureux, ô mon bien-aimé! mais tu
peux devenir plus heureux, grâce à un malheur véritable. Il y a
souvent une merveilleuse bénédiction sur le malheur; certainement
cette bénédiction descendra sur toi ! nous souffrions tous deux de la
même souffrance. Qu'aucun reproche ne soit jamais dirigé contre
toi : tu m'as beaucoup aimée! tu vas te trouver désormais dans une
situation meilleure, bien meilleure; pourquoi cela? Je le sens et ne
trouve pas de mots pour le dire. Nous nous retrouverons un jour,
plus Ifores, plus dégagés de nos liens! Mais il faut d'abord que tu
achèves ici la tâche de ta vie, il faut que tu fasses vaillamment ta
route par le monde. Salue tous ceux que j'aimais et qui me payaient
de retour. Adieu, à revoir dans l'éternité. Ta Charlotte. » Et elle
avait ajouté plus bas : « Ne te montre pas faible. Sois calme, sois
fort, sois grand. » Comment Henri Stieglitz a-t-il répondu à ces
recommandations? Ce génie que Charlotte devait faire jaillir mira-
culeusement de l'âme réveillée d'Henri, qu est-il devenu? Pendant
quinze années, le malheureux poète a erré comme une ombre à tra-
vers l'Allemagne et l'Italie. Le souvenir de la soirée du 29 décem-
bre 183/i semblait peser sur lui comme un odieux cauchemar. Son
corps était guéri, son âme était plus souffrante que jamais. Il ne
put rester longtemps à Berlin : il partit pour Munich , où il vécut
plusieurs mois dans les ateliers des artistes; puis, entraîné par son
inquiétude, par son besoin de se dérober aux hommes et de fuir la
vie active, il courut se cacher dans les montagnes du Tyrol. Il se
décida enfin à quitter l'Allemagne sans esprit de retour, et alla se
fixer à Venise. Bien qu'il n'eût p..,3 renoncé à la poésie, il produisit
peu pendant ces quinze années, et sans la triste célébrité de son
nom, les œuvres qu'il publia depuis la mort de Charlotte auraient à
peine mérité quelques lignes dans "l'histoire littéraire. Cette célé-
brité même ne lui fut pas favorable ; on lut avidement ses vers , et
on n'y trouva rien. Ici, c'était un Adieu à Berlin ^ poème humo- '
ristique où le monde littéraire de la capitale de- la Prusse était peint
avec une certaine vivacité; là, c'était un drame lyrique, la Fête de
Barrhus, espèce de symbole philosophique et social, symbole très
obscur, très peu intelligible, admiré d'un petit cercle d'amis et
condamné par la critique impartiale. Il faut citer encore un recueil
de chants intitulé Echos des montagnes de la Bavière et du Tyrol,
une cantate' dramatique en l'honneur de Mozart exécutée sur le
théâtre royal de Munich, et des récits de voyage insérés dansjes
journaux» Son dernier ouvrage. Souvenirs de Bo?ne et des états de
£ église pendant la première année de leur rajeunissement, est un
tableau assez curieux des commencemens du pontificat de Pie IX.
Henri Stieglitz raconte ce qu'il a vu à Rome en 1847 et dans les pre-
DRAMES DE LA VIE LITTERAIRE. 193
miers mois de 1848; il parle de Pie IX avec un sentiment libéral et
respectueux qui l'honore. Ce n'était pas là cependant le grand poète
à qui le suicide de Charlotte devait rendre violemment son inspira-
tion disparue. Le 2li août 18Zi9, Henri Stieglitz mourut à Ye-inse du
choléra; il aurait pu vivre bien des années encore sans réaliser ja-
mais l'idéal que Charlotte lui avait tracé avec la pointe. sanglante
de son poignard.
Le sacrifice de Charlotte fut donc un sacrifice inutile autant qu'un
sacrifice coupable; on l'avait dit depuis longtemps, et la publication
des lettres d'Henri Stieglitz est une occasion de le répéter. Pour
nous, au moment où cette correspondance reporte notre esprit sur
une période d'exaltation généreuse et folle, au moment où nous tra-
çons cette page de l'histoire intellectuelle et morale de notre siècle,
nous n'avons certes pas l'intention de prêcher nos contemporains.
Les réflexions que nous venons de faire, on le voit bien, ne s'adres-
sent pas aux générations présentes. Ceux qui liront cet épisode ne
ressemblent pas au public qui se passionnait, il y a vingt-cinq ans,
pour la malheureuse héroïne. Ce n'est pas de cette exaltation ma-
ladive que nous devons désormais nous défier. H n'y a plus de rê-
veuV, j'imagine, qui aime la poésie jusqu'à en devenir fou, si l'idéal
entrevu lui échappe; il n'y a plus de femme qui ait l'ambition de
créer un poète au prix même de sa vie. D'autres préoccupations
ont succédé aux nobles inquiétudes de l'âme. Avons -nous donc
eu tort de prendre des conclusions si sévères sur Henri et Charlotte
Stieglitz? Nous ne le pensons pas. Toutes ces choses se tiennent.
L'enthousiasme mal dirigé engendre la réaction du matérialisme.
Les générations qui s'exaltent à faux pour des principes décla-
matoires sont remplacées par les générations qui nient les prin-
cipes les plus saints. On mourait hier pour des rêveries ardentes,
on vit aujourd'hui pour des réalités vulgaires. C'est toujours la mort.
A Dieu ne plaise que nous regrettions une période où tant d'idées
malsaines fermentaient dans les esprits I Si elle a été le commence-
ment de nos misères d'aujourd'hui, nous devons espérer que le
cercle a été parcouru, et que la guérison est proche. Ne glorifions
pas le faux idéalisme en haine de la vulgarité morale. Des deux cô-
tés, sous des formes différentes, j'aperçois toujours le suicide. Ce-
lui-1^ seul sait vivre qui, concevant de grands désirs, plaçant haut
son idéal, se résigne pourtant avec courage aux plus douloureux
mécomptes, et qui, aussi éloigné de l'exaltation subtile que de la
platitude grossière, associe dans son cœur l'enthousiasme et la règle.
Saint-René Taillandier.
TOME XXV, 13
DE
L'ALIMENTATION PUBLIQUE
LE THE
SON RÔLE HYGIÉNIQUE ET SES DIVERSES PRÉPARATIONS.
Trois plantes exotiques fournissent la base des principales bois-^
sons alimentaires et aromatiques introduites aujourd'hui dans le ré-
gime habituel des nations. Depuis l'époque où l'usage de ces bois-
sons s'est établi, toutes n'ont pas rencontré une faveur égale. Pour
des causes que nous chercherons à expliquer, c'est tantôt l'une,
tantôt l'autre, qui a dominé dans la consommation générale; cha-
cune de ces boissons salutaires n'en concourt pas moins pour sa
part à développer le bienfaisant usage du sucre et à diminuer le
dangereux abus des liqueurs et préparations alcooliques.
On sait déjà comment on obtient du périsperme ou noyau d'une
petite cerise aigrelette cueillie sur un arbrisseau originaire d'Ara-
bie le produit remarquable connu sous le nom de café; on sait aussi
comment d'un fruit beaucoup plus volumineux on extrait les nom-
breuses amandes qui constituent le cacao (1). On prépare la boisson
connue sous le nom de thé avec des produits e»n apparence bien
différens, avec les feuilles d'un arbrisseau qui, dans certaines cir-
constances favorables de culture, atteint presque les proportions
d'un arbre de moyenne grandeur. La culture de l'arbre à thé, la
(1) Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 septembre et du 1" novembre 1859.
DE l'alimentation PUBLIQUE. 195
dessiccation et l'exportation des précieuses feuilles d'où Ton tire le
breuvage si recherché en Chine et dans l'Europe du nord, le rôle
alimentaire de la plante aromatique, marquent l'ordre et les divi-
sions naturelles d'une étude dont le but principal serait de recher-
cher r influence que peut exercer l'usage du thé sur l'hygiène et la
salubrité publique.
I.
C'est dans la famille des camellias (1) que les botanistes rangent
la plante originaire de la Chine appelée tclui dans le Céleste-Em-
pire, tsjaa au Japon, tea en Angleterre, et thé en France. Pour le
consommateur, il n'existe guère que deux thés, le vert et le noir^
qui cependant ne diffèrent l'un de l'autre que par les effets des pro-
cédés de conservation. La science distingue le thea viridis ou thé
vert (c'est la variété que l'on cultive le plus généralement) du thea
bohœa^ recueilli, comme l'indique son nom, dans la province chi-
noise de Bohee, et du thea latifoUa ou thé à larges feuilles. C'est au
savant voyageur Kaempfer qu'on doit les premières notions exactes
sur cette plante, vaguement désignée comme une herbe par Lein-
schotten, omise par Tournefort dans sa classification méthodique, et
-classée à son vrai rang, d'après Kaempfer, par Desfontaines, Yente-
nat, de Jussieu, Richard et de Mirbel (2). Quant aux propriétés aro-
matiques du thé, aux moyens d'en obtenir une suave et bienfaisante
boisson, la Chine et le Japon les connurent à des temps très reculés,
et en livrèrent aussitôt le secret à l'Inde, à l'Arabie et à la Perse.
L'usage du thé ne se répandit au contraire que fort tard en Europe.
C'est dans le cours du xvii" siècle que l'on commença d'y apprécier,
grâce aux armateurs hollandais (3), la boisson tirée de la plante chi-
(1) Ainsi nommés du missionnaire morave Camellus.
(2) Cette classitication offrait quelques difficultés par suite des variations qui se pro-
duisent sous certaines influences dans la plante, dont les organes foliacés ofifrent d'ail-
leurs diverses particularités remarquables. Ainsi, dans une étude micrographique faite
en commun, nous avons découvert, M. de Mirbel et moi, une structure propre aux
feuilles persistantes, et qu'on retrouve dans celles du t\iea viridis quand elles sont arri-
vées à leur complet développement. Des organismes nouveaux, sortes de renforts qui
traversent le parenciiyme, s'étendent par degrés de l'une des faces du limbe vers l'autre,
et offrent l'aspect de cellules cylindroïdes irrégulières , étendant de nombreuses rami-
fications sous l'épiderme de chacune des deux faces des feuilles du thea viridis. Nous
avons dessiné ces singuliers organes, agrandis cinq cents fois par le microscope, ainsi que
las glandes spéciales disséminées en grand nombre dans les mêmes feuilles et qui recè-
lent la sécrétion de la précieuse essence, cause primitive de l'arôme du thé. (Voyez le
tome XXII des Mémoires de l'yAcadémie des Sciences.)
(3) L'habileté des Chinois vis-à-vis des Européens ne brilla guère dans leurs pre-
mières opérations comrherciales sur le thé. Les négocians néerlandais, voulant obtenir le
196 BEVUE DES DEUX MONDES.
noise. En 1769, l'Angleterre ne recevait cependant que cinquante-
six kilos de thé de la compagnie hollandaise des Indes (1). Quelques
années plus tôt, en 1763, le capitaine suédois Eckberg avait pu
amener vivant en Europe le frêle arbrisseau, grâce aux précautions
qu'il avait prises en plaçant, d'après les conseils de Linné, à son dé-
part de Canton pour Gothenbourg, des graines de l'arbre à thé, fraî-
chement recueillies, dans des pots remplis de terre argilo-sableuse.
En définitive, le rôle principal dans la culture et dans la préparation
du thé reste à la Chine, mieux placée qu'aucun autre pays pour ex-
ploiter cette ressource naturelle; c'est là aussi qu'il faut étudier les
opérations destinées à introduire ce précieux produit dans l'usage
.^t dans la consommation de l'Europe.
Les terres regardées comme les plus favorables à la végétation
productive du thé se trouvent en Chine sur les coteaux situés entre
le A5^ parallèle et l'équateur, plus particulièrement encore du 25®
au 33® degré de latitude, où les températures estivales de juillet et
août oscillent entre 33 et 38 degrés," tandis que, durant les mois
d'hiver les plus froids, le thermomètre peut descendre à zéro. Par-
tout en Chine on a pu constater que les terrains bas et humides,
les plaines mal égouttées, qui conviennent à la culture du riz, sont
très défavorables à la végétation du thé. Cet arbrisseau exige à la
fois un air habituellement humide et un sol comparativement sec,
léger, sablonneux, mais assez fertile pour se passer de riches fu-
mures, et compenser par la nourriture abondante fournie à la plante
l'affaiblissement que ne peut manquer de produire la cueillette ré-
pétée des feuilles. Ce n'est qu'exceptionnellement, et avec beau-
coup de ménagemens, que dans cette culture on peut mettre à profit
les irrigations. Si l'eau et l'humidité sont indispensables à certaines
époques pour le succès de la plantation, il faut les attendre seule-
ment des phénomènes météoriques, brouillards et pluies, qui se
reproduisent assez régulièrement dans les contrées privilégiées pour
la culture du thé. On a signalé, il est vrai, les beaux résultats ob-
tenus dans les plantations du district de Hwuy-chow, établies en
plaine, non loin de la ville de Tun-che, mais il importe de faire re-
marquer qu^ des coteaux avoisinent ces plantations florissantes, tra-
versées d'ailleurs par une rivière encaissée de cinq ou six mètres,
précieux produit par voie d'échange, expédièreot en Chine une certaine quantité de
feuilles sèches de sauge, dont rinfusion odorante était renommée en Hollande pour
■combattre diverses affections morbides. En retour de trois livres de feuilles de sauge,
4ont ils durent médiocrement goûter la saveur, les Chinois donnèrent une livre de leur
thé aux spéculateurs européens, et ceux-ci, bien avisés, vendirent de 30 à 100 fr. cette
livfe de thé, qui leur revenait à 50 centimes environ.
(1) En 1833, l'importation du thé s'élevait à 10 millions de kilos dans le royaume-uni ;
plu» que triplée vingt-cinq ans après, elle y dépassa 34 millions en 1858.
DE l'alimentation PUBLIQUE. 197
qui offre ainsi un moyen naturel d'assainissement ou d'égouttage'
spontané des eaux souterraines.
En Chine, les pluies abondantes commencent vers la fin du mois
d'avril, et par intervalles assez rapprochés se reproduisent jusqu'au
mois de juin. Ce n'est précisément qu'à l'époque où l'air se charge
de vapeurs aqueuses que les premiers bourgeons et les jeunes
feuilles encore couvertes d'un léger duvet, destinés à la prépara-
tion du thé péko, le plus estimé, doivent être cueillis, car alors la
plante n'est pas exposée à se dessécher vers les extrémités grêles
de ses rameaux. D'ailleurs les pluies sur lesquelles on a dû compter
tombent bientôt d'une façon assez abondante pour favoriser la pousse
et le développement des secondes feuilles, qui fournissent la plus
grande et la plus importante partie de la récolte.
Le thé généralement se propage à l'aide des semis; les graines
globuleuses oléifères de cette plante ne conservent leurs propriétés
germinatrices que stratifiées sous la terre. On les dépose dans de
petites cavités creusées en quinconce à des distances de 1 mètre,
1 mètre 1/2 ou 2 mètres au plus, les unes des autres, réservant le
maximum d'espace pour les cultures effectuées sur les terres les
plus riches et réciproquement. Il n'y a plus guère d'autres soins à
donner ensuite à la plantation que d'enlever les herbes parasites et
de biner la superficie du sol. Avant de cueillir les feuilles, on attend
qu'une végétation de trois années ait donné à l'arbuste une force
suffisante. Parfois on le recèpe près du tronc afin d'obtenir des re-
jetons plus vigoureux.
Les fermes nombreuses, mais de peu d'étendue, de 2 ou A hec-
tares environ, où l'on cultive le thé, dans les provinces du nord de
la Chine, présentent pour la plupart un terrain très fertile et légè-
rement sablonneux. Chaque fermier réserve sur le produit de sa pe-
tite plantation l'approvisionnement nécessaire à la consommation de
la famille; le surplus est destiné à la vente. La classe des petits cul-
tivateurs en Chine a conservé des mœurs patriarcales : on remarque
dans tous les travaux agricoles la direction suprême imprimée au
groupe des travailleurs, hommes, femmes et enfans, par le chef vé-
néré, grand-père ou aïeul. C'est à la coopération active de toute
une famille dans les opérations rurales, et au prix modique de la
nourriture, composée principalement de riz, de poissons et de
plantes alimentaires (courges, tubercules, fruits), que l'on doit at-
tribuer le bon marché de la main-d'œuvre, qui rendrait en beaucoup
de cas la concurrence bien difficile avec les produits chinois.
Dans l'intérieur des terres, vers la région montagneuse du Fo-
kien [pays heureux), à 600 ou 900 mètres au-dessus du niveau de
la mer, se rencontrent les principaux districts à thé noir, d'où vient
198 BEVUE DES DEUX MONDES.
la plus grande partie des produits consommés en Angleterre, en
Hollande, en Belgique et en France. La température du district de
Foo-chovv-soo, dans cette région , est intermédiaire entre celle de
Hong-kong au sud et celle de Shang-haï au nord; elle atteint de
30 à 36" 6 du thermomètre centésimal français de juin à la fm de
juillet, et descend de 33 à 35 degrés durant l'intervalle qui sépare
les mois d'août et de janvier. On comprendra sans peine que, sur
les coteaux du Fo-kien, situés au sud, la plante, végétant sous un
climat plus chaud, parvienne à une plus grande hauteur, qu'ainsi
les arbustes à thé noir près de Foo-chow soient plus élevés que les
arbrisseaux des districts à thés verts du nord. Ces distinctions au
surplus entre les contrées à thé vert et à thé noir ne sont fondées
que sur les habitudes locales de la fabrication , car, après de lon-
gues incertitudes et de nombreuses controverses, il demeure au-
jourd'hui constant, suivant les auteurs et les voyageurs les plus ac-
crédités, que les deux sortes de produits, si différens quant à leur
action dans l'économie animale, sont obtenues dans les meilleures
fermes chinoises avec les feuilles de la même plante, désignée par
les^ botanistes sous le nom de thea viridis.
Les caractères distinctifs entre les thés noir et vert, quelque no-
tables qu'ils soient, dépendent des procédés particuliers de prépa-
ration; mais ces thés ont aussi des caractères communs. Ce qui est
généralement reconnu par exemple, c'est que les premières pousses
des arbustes, jeunes organes foliacés couverts encore de leur duvet
à reflets blanchâtres, donneront toujours le thé le plus délicat, doué
de l'arôme le plus suave; la deuxième cueillette des feuilles, plus
développées, produira toujours aussi les thés les plus abondans,
parmi lesquels se rencontrent la plupart des qualités commerciales
estimées généralement en usage ; en récoltant les troisièmes et qua-
trièmes feuilles, plus grandes encore, offrant une plus forte struc-
ture, un tissu plus résistant, on ne saurait obtenir que les thés, verts
ou bruns, moins agréables au goût, exhalant une odeur moins douce
et n'ayant qu'une moindre valeur commerciale.
Suivant l'âge des feuilles recueillies, les procédés de dessiccation
varient. On obtient le thé vert normal par une dessiccation assez ra-
pide pour ne laisser que peu de prise aux fermentations ou alté-
rations spontanées, et conserver ainsi. le plus possible aux feuilles
la coloration naturelle; on produit le thé noir par une méthode dif-
férente : la dessiccation s'effectue plus lentement, et la feuille est
ainsi livrée à une sorte de macération qui en modifie la couleur et
rend aussi moins actives les propriétés de la plante. Ces deux mé-
thodes de dessiccation rappellent les procédés de fanage usités dans
nos campagnes, et qui nous donnent soit les foins desséchés ra-
DE l'alimentation PUBLIQUE. 199
pidement, dont la couleur verdâtre a peu changé, soit les foins
bruns, obtenus à l'aide d'altérations particulières. Pour les fourrages
comme pour le thé, ces différences de couleur correspondent à des
différences de propriétés. On a remarqué erî France que d'assez no-
tables dérangemens survenaient dans la santé des animaux nourris
avec des fourrages verts, tandis qu'on obtenait d'excellens effets des
mêmes plantes, soumises à une simple macération en tas durant
36 ou /i8 heures. Un de nos plus habiles agronomes, M. Decrom-
becque, a fondé sur ces observations une méthode qui lui permet
d'utiliser dans les rations alimentaires de ses animaux toutes les
feuilles vertes récoltées dans ses exploitations rurales. D'autres éle-
veurs, amis du progrès, ont été amenés à des tentatives plus har-
dies encore par l'analogie qu'on vient de signaler entre les procédés
de préparation du thé et des foins. Us ont essayé, non sans succès,
d'appliquer des infusions de foin à l'alimentation des jeunes ani-
maux de l'espèce bovine. Les analyses faites de ces liquides par un
savant professeur de chimie ont constaté que dans cette série d^ ex-
périences les novateurs étaient complètement d'accord avec les don-
nées fondamentales de la science.
11 ne suffit pas toutefois d'exposer en traits généraux les principes
de la culture et de la préparation du thé : c'est la pratique même
qu'il faut étudier. Plaçons-nous un moment au milieu d'une famille
chinoise, comprenant deux ou trois générations de travailleurs.
Hommes, femmes, vieillards, enfans, chacun ici a son rôle. La pre-
mière cueillette donnera, on le sait déjà, le thé le plus fm. C'est vers le
15 avril qu'on effectue cette importante récolte dans les nombreuses
fermes des districts à thé vert du nord, aux environs de ISing-po.
Les feuilles subissent sur un feu léger deux dessiccations entre les-
quelles a lieu une exposition à l'air. Ce premier produit est telle-
ment supérieur par la finesse de l'arôme, qu'on le réserve pour un
commerce exceptionnel, ou pour être offert en cadeau aux person-
nages éminens de l'empire. Il est connu sous la dénomination de
Jeune hyson, qui indique l'état des folioles encore jeunes employées
à le préparer. On s'expliquera aisément le haut prix et la rareté du
jeune hyson, si l'on tient compte des circonstances de la récolte.
Non-seulement en effet les bourgeons d'un faible volume produisent
peu et nécessitent une main-d'œuvre dispendieuse, mais encore, en
enlevant ainsi aux arbustes une proportion notable de leur sève as-
cendante avant que les organes foliacés soient assez développés pour
puiser dans l'atmosphère une partie de leur nourriture, on affaiblit
la plante, et la production totale s'amoindrit.
Cependant, lorsque les pluies sur lesquelles on compte dans cette
saison surviennent à temps, que la terre détrempée est en outre
200 BEVUE DES DEUX MONDES.
assez fertile pour fournir en abondance une sève nouvelle , le mal
est bientôt réparé : la végétation reprend son cours avec vigueur, et
dès les premières journées du mois de mai un riche feuillage aux
teintes vertes foncées décore les plantations, et fournit la récolte la
plus abondante, doublement productive, car le thé qui en provient
est d'une qualité meilleure et d'un prix plus élevé que celui des
deux ou troi^ cueillettes suivantes. Alors aussi la fleur de l'arbuste
est passée, les capsules renfermant les graines n'ont atteint que moi-
tié de leur volume; on les récolte avec les premières feuilles, dont
elles augmentent un peu le poids sans nuire à la qualité du produit.
A chacune des trois ou quatre époques de la récolte , en même
temps que s'effectue la cueillette des feuilles, les travaux de la pré-
paration commencent et se continuent dans l'ordre suivant. Les
feuilles, entassées dans des paniers de bambou et de jonc, sont ap-
portées aux ateliers de séchage, établis sous des hangars légers. Les
principaux ustensiles de ces usines peu dispendieuses sont de pe-
tites bassines en tôle encastrées au nombre de deux, trois, quatre
ou davantage, à la suite les unes des autres sur un seul fourneau
horizontal, recevant d'un foyer ordinaire la flamme qui s'étend sous
les tonds de toutes les bassines avant de se rendre dans un tronçon
de cheminée verticale d'où la fumée s'échappe à l'air libre. Der-
rière chaque bassine et de chaque côté s'élève une sorte de guérite
en briques qui isole les opérations et facilite le travail en permet-
tant de soustraire à l'action de la chaleur, de temps en temps,
une partie des feuilles que l'on rejette alors autour de la bassine
sur les parois inclinées et moins chaudes de la guérite. Un seul ou-
vrier est chargé du soin d'entretenir le feu aussi régulièrement
que possible, tandis que devant chaque bassine un des travailleurs
dirige l'action de la chaleur sur les feuilles en les remuant sans cesse,
soit à la main, soit, lorsque la température devient trop élevée,
à l'aide d'un petit balai en baguettes de bambou. 11 parvient de la
sorte à renouveler si bien toutes les surfaces en contact avec le fond
et les parois des bassines que toutes les feuilles éprouvent graduel-
lement un chaufi*age régulier et des réactions semblables, car il faut
qu'en cinq minutes environ les premiers efl'ets utiles se soient régu-
lièrement produits, c'est-à-dire que les feuillesse soient successive-
ment crispées à la première impression de la chaleur, puis amollies
sous l'influence de la vapeur aqueuse qu'elles-mêmes dégagent,
et qui en pénètre les tissus. On extravase ainsi partiellement les
sucs de la plante, et c'est alors qu'en vue de développer ces efl'ets,
sans laisser trop longtemps persister l'action du feu, chaque tra-
vailleur, au moment opportun, retirant de sa bassine les feuilles as-
souplies, les pose en tas sur une table à claire-voie formée de tiges
DE l'alimentation PUBLIQUE. 201
de bambou. Trois ou quatre ouvriers se placent autour de la ta-
ble de telle façon que chacun puisse rouler, pétrir, manipuler une
double poignée de ces feuilles, les presser et les étendre tour à tour,
facilitant ainsi l'exsudation, le mélange des liquides et l'évaporation
à l'air ambiant, qui, par degrés, concentre les sucs et prépare la des-
siccation ultime. Au bout de cinq minutes encore, ou un peu plus si
l'air ambiant est humide, le volume des feuilles se trouve réduit des
deux tiers ou des trois quarts ; on leur fait subir alors une sorte de
vannage avant de les étendre à l'air, qui doit continuer la dessicca-
tion sans trop la précipiter. Un temps un peu couvert est favorable,
tandis que sous un soleil ardent la dessiccation trop rapide, saisis-
sant une partie des sucs enfermés dans les cellules du parenchyme,
maintiendrait inégalement l'humidité intérieure. Après le vannage,
on procède au second chauffage des feuilles à demi desséchées : on
les replace dans les bassines, et chaque travailleur reprend son
rôle, l'un des ouvriers rallumant le leu et le dirigeant avec soin,
les autres agitant sans cesse les feuilles à la main, puis, à l'aide du
petit balai, les rejetant sur les plans inclinés autour de la bassine.
Toute l'opération, en y comprenant le double chauffage ainsi que
l'exposition intermédiaire à l'air libre, dure en moyenne une heure,
d'après les informations prises par un savant et spirituel botaniste
anglais, sir Robert Fortune (1), dans plusieurs des fermes spéciales
qu'il a visitées.
Dès que tout le travail de la dessiccation est terminé, on soumet
les pj'oduits à un criblage qui a pour objet d'éliminer la poussière
et de classer les thés : ceux qui offrent les feuilles les plus petites
sont les plus estimés, ceux dont les feuilles sont plus grandes et plus
inégales en volume ont une valeur moindre. On enferme chaque
sorte triée de cette manière dans des boîtes ou paniers à tissus ser-
rés, on foule les thés avec précaution, puis on les recouvre d'étoffe
double ou triple jusqu'au moment de les expédier; les sortes sont
alors plus fortement entassées dans des caisses hermétiquement
closes ornées de peintures et vernies. Le thé de couleur verdâtre
peu foncée ainsi obtenu et classé est d'une qualité supérieure et
généralement réservée pour le commerce intérieur; on le désigne
sous le nom de tsaou-tsing (thé séché en bassines). Une légère mo-
dification dans les procédés de préparation donne un produit un
peu moins délicat que l'on n'exporte guère non plus, si ce n'est par
les caravanes qui se rendent en Russie. On nomme hong-tsing ce
produit intermédiaire, qui correspond à un mélange de thé vert et
de thé brun. Quant aux thés noirs ^ ils sont en grande partie desti-
(1) Voyez, sur les voyages de sir Robert Fortune en Chine, la Revue du 1" juillet 1858.
202 REVUE DES DEUX MONDES.
nés à l'exportation par mer, et s'obtiennent par des procédés que
j'ai décrits rapidement, mais sur lesquels je crois devoir insister
pour en bien établir l'importance hygiénique. Les feuilles du thé
noir, au lieu d'être rapidement soumises à la dessiccation, sont,
après le premier chauffage, roulées et pétries plus énergiquement
que s'il s'agissait du thé vert. Elles sont ensuite exposées à l'air
pendant deux ou trois jours, et subissent ainsi une macération des
plus salutaires, que j'ai cru pouvoir comparer aux modifications du
même genre qu'on obtient dans les foins. Chauffées avec des soins
particuliers, les feuilles du thé noir acquièrent ainsi par degrés la
nuance brune, et arrivent plus lentement au terme utile de la des-
siccation.
Telles sont les diverses préparations qui transforment le thé en
objet de commerce. Entré dès lors dans la circulation générale des
produits alimentaires, il appelle un nouvel ordre de recherches.
II.
Le thé produit annuellement en Chine se consomme en grande
partie dans cet empire. Il détermine un mouvement d'échanges
considérable entre les cultivateurs des régions spécialement vouées
à la production du thé et les autres populations de ce grand pays.
D'autres échanges, et ceux qui méritent surtout de nous occuper ici,
se font entre les agriculteurs ou fermiers et les marchands chinois
qui exportent le thé dans les autres parties du monde. Il faut bien
dire que les producteurs et consommateurs chinois n'auraient garde
d'employer à leur usage certains thés qu'ils nous destinent, et qui
offrent les fausses apparences de qualités supérieures.
Chaque année, quand le moment est venu de faire leurs acquisi-
tions, les marchands de thé vont dans les petites villes des pays
producteurs ; ils achètent les produits obtenus par les fermiers ou
les prêtres cultivateurs (1). La plupart des fermes sont de trop mé-
diocre étendue pour produire un lot, ou, pour employer le terme
chinois, un chop représentant 600 caisses de chaque sorte. Il faut
donc que le marchand s'adresse à un certain nombre de produc-
teurs. Une fois les achats réalisés, il fait vider les caisses et com-
bine les sortes diverses, afin d'obtenir certaines qualités distinctes
de thé en réunissant ensemble les produits qui offrent entre eux les
plus grandes analogies. Souvent même il altère ces produits par des
manipulations dont quelques-unes ont pour but d'ajouter aux feuilles
(1) \j» temples chinois sont souvent les centres du commerce des exploitations agri-
coles.
DE l'alimentation PUBLIQUE. 203
desséchées des substances colorantes ou cristallines. A cet effet, le
marchand dispose d'un atelier complet; il est donc à la fois, sous
un certain point de vue, négociant et préparateur de thé. Chaque
chop formé de ces mélanges reçoit un nom désignant la qualité et
par suite la valeur comparative du thé qu'il contient. Les caisses
sont alors remises à des coolies^ et transportées ainsi à dos d'homme,
à travers monts et vallées, jusqu'aux fleuves qui communiquent avec
les cités où les attend le commerce européen. Chaque coolie ne
porte qu'une seule caisse quand le thé est de qualité siipéiieure.
Cette caisse trouve son point d'appui sur les épaules à l'aide de deux
tiges de bambou qui en rendent le transport facile. Jamais elle ne
doit reposer sur le sol, et, lorsqu'il s'arrête dans les auberges de la
route, le coolie doit la suspendre le long d'un mur à l'aide encore des
bambous qui lui ont servi à la porter. On comprend sans peine tout
ce que de pareils moyens de transport entraînent de dépenses et
de lenteurs. Entre les pays producteurs et les grandes villes d'ex-
portation telles que Canton ou Shang-haï, on a calculé que la durée
des transports variait de 1 mois à 6 semaines. La qualité du thé ne
souffre nullement, il est vrai, de ces longs voyages par terre, et l'on
sait que les thés si justement estimés sous le nom de thés de cara-
vane n'arrivent en Russie qu'après un parcours qui exige souvent
deux années de marche (1).
Malheureusement, à côté de quelques produits d'un goût délicat,
les marchands de thé livrent souvent des préparations dont nous
avons déjà signalé le caractère frauduleux. Ils abusent ainsi de la
supériorité reconnue à la Chine comme pays producteur de thé, car
les cultures de cette plante dans l'Inde, à Java, au Brésil, n'ont jus-
qu'ici qu'une bien faible importance. Des expositions moins favo-
rables, une main-d'œuvre plus dispendieuse, et moins exercée n'ont
pas permis encore à ces localités de produire des thés qui fussent
comparables, pour le prix de revient et les qualités, aux produits chi-
nois (2). Ces derniers seuls méritent de fixer notre attention. C'est
(1) Les transactions auxquelles donne lieu le thé entre la Russie et la Chine à la
foire de Novgorod représentent en moyenne par année une valeur de 35 millions,
c'est-à-dire plus du tiers de la somme produite par l'ensemble des opérations de cette
foire.-Il paraît certain au reste que, par suite de la multiplicité des intermédiaires, les
consommateurs européens paient le thé dix ou quinze fois plus cher qu'il ne coûte dans
les fermes ehinoises.
(2) Nous devons noter cependant qu'à l'exposition universelle ouverte à Paris en
1855, on a observé un fait assez étrange, qui a dû laisser dans l'esprit des visiteurs la
croyance qu'on était parvenu à préparer en France un thé indigène semblable aux pro-
duits inimitables jusque-là : l'un des exposans, habile arboriculteur, présenta des thés
provenant des cultures d'Angers, où cet arbrisseau prospère, et même des serres du Mu-
séum d'histoire naturelle de Paris, si bien préparés qu'on retrouvait dans les variétés
20A REVUE DES DEUX MONDES.
. relativement aux thés de Chine que la science a un intérêt véritable
à rechercher les propriétés de ces préparations, ainsi qu'à surveil-
ler, à'dénoncer les falsifications, en présence surtout des événement
qui, en appelant une armée anglo-française sur le sol chinois, ren-
dront sans doute nécessaire l'emploi du thé comme moyen de lutter
contre les influences pernicieuses du climat.
On l'a dit plus haut, les nombreuses variétés commerciales du
thé peuvent être ramenées à deux classes, les thés verts et les thés
noirs. Les premiers, lors même qu'ils ont été préparés dans les
meilleures conditions possibles, exempts de toute sophistication ou
mélange de substances insalubres, sont naturellement doués de
propriétés plus actives sur nos organes, et qui ne permettraient
guère à certaines personnes d'en faire habituellement usage. La
plupart des consommateurs mélangent en certaines proportions les
thés noirs avec les thés verts, autant afin d'éviter l'excitation trop
grande produite par ces derniers qu'en vue d'obtenir un arôme
mixte généralement plus agréable. On peut établir en thèse- géné-
rale que, dans la consommation habituelle, l'emploi du thé noir
est préférable à celui du thé vert; aussi ne doit-on pas s'étonner
de voir l'importance prédominante de l'introduction des thés noirs
dans toutes les contrées du monde. La différence serait plus grande
encore et la répulsion plus vive, si l'on savait mieux à quelles fal-
sifications sont sujettes certaines sortes de thés verts, tandis que
les thés noirs sont loin d'offrir de semblables chances d'altération.
Les Chinois à cet égard ont donné depuis longtemps l'exemple aux
falsificateurs de thés en différons pays; c'est du reste, il faut en
convenir, en vue de satisfaire, comme ils le disent eux-mêmes, le
goût des barbares étrangers^ et en même temps, ce qu'ils n'avouent
pas, d'accroître leurs propres bénéfices, qu'ils se livrent à ces pra-
tiques condamnables; c'est en un mot pour donner à leurs produits
imitant le souchong et le péko un arôme tout à fait comparable à celui des thés de
Chine. « Si l'auteur pouvait reproduire en grand , disions-nous alors , d'aussi bons
résultats de son mode de préparation (que nous n'avions pu vérifier), il aurait droit de
prétendre à l'une des plus hautes récompenses. » Bien nous prit de faire cette réserve,
car toutes les tentatives qui se sont succédé depuis n'ont point approché d'un pareil
résultat. Les thés mômes présentés à l'exposition universelle par la Société néerlandaise
de commerce et venant de Java, ceux envoyés du Brésil sous dix formes commerciales
n'étaient nullement comparables pour leur arôme- aux produits chinois, et nous en
sommes réduit à croire qu'une erreur accidentelle aura fait exposer comme produits in-
digènes français des produits venus du Céleste-Empire et sans doute destinés d'abord à
«ervir de t«rme de comparaison. Les échantillons de thés des possessions anglaises
dans les Indes orientales, et qui ont également figuré à l'exposition universelle de 4855,
avaient étxi préparés suivant les méthodes chinoises, mais ils conservaient encore une
odeur et une naveur herbacées bien différentes des qualités aromatiques et suaves du
véritable thé de Chine.
DE l'alimentation PUBLIQUE. 205
des apparences extérieures plus favorables à la vente qu'ils ont in-
venté certains mélanges et des manipulations spéciales.
Nous avons essayé d'expliquer les procédés de dessiccation des
feuilles de thé par une comparaison avec nos procédés de fanage.
Les falsifications auxquelles on soumet le produit de l'arbuste chi-
nois peuvent être également rapprochées de quelques autres essais
d'altérations frauduleuses auxquelles sont soumises diverses sub-
stances alimentaires d'un usage général. Nous ne citerons que deux
exemples. On sait que, traités suivant les méthodes de conservation
usuelles, les jeunes haricots verts simplement chauffés à 100 degrés
en vases hermétiquement clos, les cornichons confits au vinaigre et
la variété des prunes de reine-Claude confites au sirop alcoolisé,
éprouvent dans leur nuance naturelle un léger changement qui les
fait virer au vert sensiblement jaunâtre. Les fabricans s' efforcèrent
d'abord de conserver le plus possible à ces produits la coloration
normale à l'état frais. Voyant bientôt le goût du public se prononcer
en faveur de ces produits de plus belle apparence, ils essayèrent
d'aller plus loin, et bientôt présentèrent ces fruits doués d'une
nuance verte plus vive qu'à l'état naturel. Dès lors aussi les con-
sommateurs les préférèrent, .sans s'inquiéter des moyens plus ou
moins insalubres employés parfois pour produire ces belles teintes
artificielles, lors même que, pour un certain nombre des consom-
mateurs, il était avéré que souvent l'oxyde de cuivre devait con-
courir à procurer la coloration exigée.
Dans une préparation d'un genre tout différent, les anchois sou-
mis à la salaison et expédiés des bords de la mer dans toutes les
villes , on avait observé parfois une légère teinte rouge provenant
de petits êtres microscopiques, animaux et végétaux (1). Bientôt la
coloration rose, dont on ignorait l'origine, devint pour les consom-
mateurs l'attribut nécessaire de ces conserves et un indice de leur
bonne qualité. Ici le préjugé, à l'insu du public, pouvait être assez
juste, car les petits êtres rougeâtres qui flottent dans les eaux des
salines du midi surnagent malgré eux à l'instant où la concentration
du liquide atteint son" maximum et en recouvrent la superficie d'une
sorte de crème rouge qui exhale l'odeur légère de la violette. Dès
lors aussi le sel cristallise, c'est le plus pur qui se précipite le pre-
mier, entraînant avec lui les petits corps adhérens à sa surface. Ceux-
ci sont donc les témoins du fait de la première cristallisation, ol par
là même deviennent une garantie au moins de la bonne qualité du
sel. Malheureusement cette garantie est devenue illusoire depuis que
(1) Le V(?gétal globuliforme rouge nomnn^ protococcus salinus et de petits crustacés
branchiopodes appelés artemia salina laissant voir par transparence la plante microsco-
pique qu'ils ont avalée.
206 REVUE DES DEUX MONDES.
les marchands, afin de flatter la manie des acheteurs, ont employé à
profusion l'ocre rouge, qui colore maintenant avec une exagération
tout artificielle les barils pleins de ces petits poissons exposés en
vente aux regards du public.
Après de tels exemples, on ne saurait s'étonner que, connaissant
la juste renommée des thés verts de première qualité, réservés aux
personnages de l'empire chinois, la faveur du public ait été un mo-
ment acquise aux produits doués de cette nuance verte, qu'enfin
l'exagération de la couleur soit devenue, de la part des Chinois d'a-
bord, puis de quelques spéculateurs européens, un moyen de faciliter
la vente en flattant le goût du public. Rien n'est plus aisé d'ailleurs
que d'obtenir cette couleur si recherchée. Voici les pratiques que les
Chinois nous ont transmises, involontairement sans doute, car c'est
en analysant leurs produits que les moyens artificiels ont été décou-
verts. Ces procédés sont très simples. Ils sont de deux sortes sui-
vant que l'on veut rendre plus vive la coloration verte, ou que l'on
veut en outre ajouter l'apparence du duvet blanchâtre, indice de la
présence de ces jeunes bourgeons qui font reconnaître les thés de
qualité supérieure.
La coloration verte, et parfois d'un vert bleuâtre, s'obtenait au-
trefois au moyen du bleu de l'indigo et du jaune de curcuma. Le
mélange des deux couleurs produisait le vert plus ou moins intense,
avec un reflet bleuâtre si l'indigo dominait. Depuis la découverte
du bleu de Prusse, cette couleur minérale a complètement remplacé
l'indigo dans la coloration du thé en Chine, et la plupart des thés
verts reçoivent cette teinture (1). Quant à l'apparence de duvet si-
mulant l'aspect des jeunes feuilles ei des bourgeons, elle est produite
par le sulfate de chaux (plâtre) pulvérisé. Ces mêmes substances
ont été employées en France et en Angleterre, et très probable-
ment en d'autres pays, pour rendre aux thés détériorés par diverses
causes accidentelles l'apparence du thé vert normal. De telles fal-
sifications ne peuvent qu'être préjudiciables à la santé, soit qu'elles
dissimulent certaines altérations qui ont enlevé une partie des prin-
cipes utiles du thé naturel, soit par l'addition de substances plus
ou moins insalubres, le plâtre notamment, cause des effets malins
(1) C'est ce qui résulte des recherches nombreuses publiées à Londres par M. Wa-
rington, de la Société de pharmacie. Tous les échantillons de thés verts pris dans les
CAi/isc» demeurées intactes chez un des principaux négocians de cette ville offrirent des
quantités plus ou moins notables des matières colorantes employées à ces teintures arti-
ficielles, sans compter la poudre de plAtre cru ou calciné. Dans son remarquable mé-
moire sur la composition chimique du thé de qualités diverses et des infusions que l'on
<*ii obtient, M. Péligot a démontré en outre que ni l'oxyde ni les sels de cuivre ne font
partie des matière» colorantes usitées en Chine pour teindre les thés verts.
I
DE l'alimentation PUBLIQUE. 207
qu* éprouvent beaucoup de personnes de l'usage des eaux naturelles
séléniteuses.
La commission sanitaire de Londres, qui s'est formée spontané-
ment pour dévoiler les fraudes commerciales , et particulièrement
les falsifications de substances alimentaires, a trouvé chez les mar-
chands, dans un grand nombre d'échantillons de thé vert,, du bleu
de Prusse, du curcuma et de l'argile à porcelaine. Plusieurs de ces
échantillons consistaient en résidus d'infusions de thés falsifiés au
moyen de ces matières colorantes; d'autres contenaient des feuilles
de prunier et de camellia. Les thés noirs le plus généralement en
usage, notamment les congo et les souchong , étaient exempts de
ces mélanges frauduleux. Cependant même quelques thés de cette
classe , tels que le peko et la variété dite poudre à canon ^ avaient
été teints par la plombagine om mine de plomb (graphite). D'au-
tres contenaient des poussières de thé ou d'autres feuilles agglo-
mérées à l'aide de la gomme, additions qui d'ailleurs n'offraient
aucune chance d'insalubrité. Il a paru évident à la commission que
des importations considérables de faux thés préparés en Chine sont
destinées à falsifier les thés verts à Londres. La commission sanitaire
de Londres, qui publie les résultats de ses analyses et recherches
expérimentales micrographiques dans le journal de médecine inti-
tulé ihe Lancetj a résumé ses conclusions sur ce point en émettant
le vœu : 1^ qu'on diminuât le droit sur les thés noirs, afin d'en ac-
croître la consommation, et par cela même de restreindre l'usage
des thés verts, qui sont sujets aux falsifications les plus nombreuses
et les plus insalubres; 2° que tous les thés reconnus faux ou enta-
chés de fraude fussent saisis à la douane , et brûlés ou détruits par
un moyen quelconque.
Il résulte de cet ensemble de faits que les thés verts, souvent trop
actifs à l'état pur, sont sujets à de fréquentes détériorations arti-
ficielles qui les rendent insalubres, et qu'il est prudent en tout cas,
sinon de s'abstenir d'en faire usage, du moins de s'assurer qu'ils
n'ont éprouvé aucune falsification. Or ce n'est guère que parmi les
thés verts de qualités supérieures, assez rares chez nous, que l'on
peut rencontrer de semblables produits irréprochables.
Malgré ces altérations, bien propres à inquiéter les consomma-
teurs, le thé devient l'objet d'un commerce de plus en plus actif.
Les importations de thé en Angleterre, graduellement accrues, se
sont élevées, d'après les registres du consulat britannique de Can-
ton, en ISZiZi, à 23,637,000 kilos, dont les 3/4 sont restés dans la
consommation de la Grande-Bretagne. Elles ont atteint, je l'ai dit,
en 1858, 34, 234,000 kilos. Les documens venant de la même
source nous apprennent que durant l'année 1845 les expéditions
208 REVUE DES DEUX MONDES.
totales aux diverses contrées par les navires anglais et américains
se sont élevées à 7A, 719,557 kilos; si l'on y ajoute les 9 millions
de kilos exportés par Kiakhta et destinés au commerce avec la Rus-
sie, on reconnaîtra que l'empire du Milieu exportait dès lors au-
delà de 83 millions de kilos de thé, représentant plus de 166 mil-
lions de francs payés aux marchands chinois et une valeur dépas-
sant 1,666 millions aux lieux de consommation dans les différentes
contrées du globe. L'importance de ce commerce est en réalité bien
plus grande encore, car on n'a pu y comprendre ni les exportations
directes pour les contrées de l'Asie centrale, la Gochinchine, Ton-
quin, Siam, l'Afghanistan, ni les nombreuses importations effectuées
en tous pays sans déclarations officielles, afin d'éviter les droits
d'entrée. En tout cas, on peut dire que le thé est en Chine l'objet
du commerce le plus important, soit à l'intérieur de l'empire, soit à
l'extérieur.
Le commerce des États-Unis avec la Chine ne s'est développé
qu'après la guerre de l'indépendance : il aurait pris un plus grand
essor si la compagnie anglaise des Indes n'eût enlevé aux Américains
les importations au Canada, et si la concurrence des Hollandais ne
se fût de nouveau manifestée. Pour la Russie, les importations des
thés chinois s'élevaient dès 1823 à 2,132,9Zi2 kilos; graduellement
augmentées depuis lors, en J836 elles ont atteint 9,570,026 kilos,
y compris les importations par Odessa; elles dépassent aujourd'hui
cette quantité, qui, extraite des registres de la douane, ne pouvait
comprendre les nombreuses introductions effectuées sans déclara-
tion, en vue d'éviter les droits du fisc (1). Le transport jusqu'à
Nijni- Novgorod des thés et des diverses marchandises vendues à
Kiakhta se fait par terre et par eau. Cette dernière voie exige trois
étés très courts, car durant les intervalles la navigation sur les ca-
naux et les rivières est interrompue par la gelée.
Dans le commerce international du thé, la Russie occupe le
second rang depuis plus d'un demi-siècle; le premier rang, sous
ce rapport, appartient à l'Angleterre, où le développement de ce
commerce a fait des progrès plus rapides encore. En Angleterre, la
consommation du thé est d'ailleurs plus considérable qu'en tout
autre pays, la Chine exceptée. Malgré les entraves que toutes
(1) L'extension considérable du commerce général de la Russie avec la Chine et des
importations de thé, qui en forment la principale base, est due non^culement à la qua-
VïU'i supérieure des variétés de thés qui alimentent ces importations par la ïartarie chi-
noise, mais encore à des relations exceptionnellement amicales établies entre les deux
empires depuis l'épotjue des ambassades à Pékin de lobrands-Ides en 1693 et d'Ismaïlof
ei\ 1719, envoyées par Pierre le Grand; on sait que dès lors les Russes cultivèrent avec
grand soin ces relations synipathiques, qui leur ont assuré des privilèges qu'aucun
autre peuple n'est parvenu à obtenir jusqu'à nos jours.
DE l'alimentation PUBLIQUE. 209
les relations internationales rencontrent en Chine, le commerce
maritime des États-Unis se maintient au troisième rang, relative-
ment aux exportations de thé par le port de Canton : elles ont atteint
9 millions de kilos en 18/iO, les registres du consulat britannique
les portent à 7,169,000 kilos en 18/i/i; d'après les dernières études
de MM. Isidore Hedde, Ed. Renard, A. Haussmann et IN. Rondot,
délégués commerciaux attachés à la mission de France en Chine,
les exportations par navires américains se sont élevées en 18A5 à
20,757,256 kilos.
La restauration de la maison de Nassau, en rendant à la Hollande
sa productive colonie de Java, en lui rouvrant du même coup les re-
lations avec la Chine, semblait devoir lui offrir l'occasion favorable
d'un grand commerce sur les thés exportés de Canton, si les Anglais
n'eussent à son détriment accaparé ce commerce. Cependant, d'après
un document émané du ministère des finances de la Néerlande, la
consommation du thé dans ce pays se serait élevée à Zi50,000 kilo-
grammes en 1840; les exportations du port de Canton pour la même
destination sont évaluées à 1,059,000 kilogrammes, en iSlih, par le
consulat britannique. On sait d'ailleurs qu'une partie notable du thé
consommé par la Hollande vient des cultures de sa colonie de Java.
Quoi qu'il en soit, il est certain que la France, au point de vue
du commeix^e aussi bien que de la consommation des différentes
sortes de thé, occupe à peine le cinquième rang; les données pré-
cises publiées par nos états de douanes rie peuvent laisser aucun
doute sur ce point. Les importations représentant la moyenne an-
nuelle de notre commerce général durant une période de dix ans, de
1827 à 1836, étaient de 35/i,793 kilos; pendant la période décen-
nale suivante, elles se sont abaissées à 263,470 kilos; elle furent un
peu réduites encore de 1847 à 1856, et la moyenne de ces dix an-
nées ne dépassa pas 237,367 kilos. Les deux années suivantes, 1857
et 1858, ont présenté une moyenne annuelle plus forte même que
durant la première période, 422,603 kilos, représentant au moins
une valeur de 2,535,618 francs. On ne peut que bien augurer de ce
développement commercial , qui , pour la France , correspond à un
accroissement notable de la consommation du thé. De 233,768 ki-
los, chiffre qu'elle atteignait en 1857, cette consommation s'est éle-
vée à 262,538 kilos, soit de 13 pour 100, dans le cours de l'année
1858.
Le thé occupe, dans les pays spécialement producteurs, de
nombreuses populations d'ouvriers; il alimente un commerce con-
sidérable, tant dans l'intérieur de la Chine que dans le monde en-
tier. Quel est cependant le rôle hygiénique de ce produit? Quelle
en est l'influence sur la santé des peuples? La science a essayé de
TOME XXV. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
répondre à cette question, et c'est en étudiant la composition même
^e la plante qu'elle a recueilli les données les plus précises. Après
avoir servi à guider le cultivateur et le commerçant, elle a voulu
encore fournir d'utiles lumières au consommateur.
III.
Le rôle hygiénique du thé a provoqué de nombreuses études qui
ont eu pour objet d'abord la composition de la plante, puis l'influence
que la boisson chinoise, soumise à une préparation convenable (1),
peut exercer suivant les climats, le système alimentaire, et même les
conditions sociales. Il y a là un ensemble de faits dont la science
s'est préoccupée avec d'autant plus de raison depuis quelque temps
qu'on entrevoyait l'époque où des rapports plus étroits s'étâ,bli-
raient forcément entre la Chine et l'Occident.
A certains égards , le thé présente de remarquables analogies avec
le café (2). Gomme celui-ci, il contient : 1° une essence en partie
(1) La préparation de l'infusion du thé est chose si connue que nous serions tenté de
n'en rien dire , s'il n'y avait à recommander d'utiles précautions dont on ignore assez
généralement l'importance. Nous ne parlons pas seulement des condilrions nécessaires
pour conserver au breuvage toute la finesse de son arôme, c'est-à-dire le choix de l'eau,
le moment où il convient de la verser dès les premiers signes de l'ébullition, la dose que
comporte une seule infusion, etc. Il y a d'autres soins à prendre, quand on soupçonne
le produit imprégné de quelque mélange insalubre, comme l'est quelcruefois le thé vert.
Au lieu de se contenter d'échauder la théière, il est bon de verser et de décanter rapi-
dement une première eau. On parvient ainsi, sans altérer l'arôme, à entraîner la teinture
€t les substances nuisibles frauduleusement ajoutées.
(2) Plusieurs savdns dont les noms ont acquis une juste célébrité se, sont occupés, en
Angleterre, en Allemagne, en Suède et en France, de déterminer la composition et la
structure des feuilles du thé. On peut citer notamment sir Humphry Davy, Berzelius,
Frank, Brande, Mulder, Steinhouse, Péligot, etc. Voici les résultats de l'analyse la pius
complète, effectuée par Mulder comparativement sur le thé vert et le thé noir :
Thé vert. Thé noir.
Huile essentielle 0,79 0,60
Chlorophylle 2,22 1,24
Cire 0,28 »
Résine 2,22 3,64
Gomme 8,56 7,28
Tanin. 17^80 12,88
Caféine 0,43 0,44
Matière extractive 22,80, 19,88
— foncée » ' 1,48
— ' colorante 23,60 19,12
Albumine 3 2,80
Fibre (cellulose) 17,08 28,^32
Substances minérales 5,56 5,24
~m "ÏÔÔ
Bepuis la publication do ces résultats dans le Traité de Chimie organique de M. Lie-
DE L* ALIMENTATION PUBLIQUE. 211
soluble clans l'eau, aromatique, à laquelle il doit principalement ses
propriétés caractéristiques; 2" de la caféine cristalli sable , amère,
identique avec celle du café, à peu près en égales proportions; 3*' des
substances azotéee semblables de composition à celles des orga-
nismes animaux, et pouvant concourir à la réparation de nos tissus;
h° des matières grasses, des substances mucilagineuses et salines
propres aussi à jouer un rôle dans l'alimentation, de la cellulose, etc.
A la vérité, une faible proportion, la moitié à peine, des principes
immédiats solubles peut passer en dissolution dans le breuvage tel
qu'on le prépare. Il faut même se garder alors d'extraire par l'eau
bouillante toute la quantité des produits solubles de la feuille de
thé, car on n'obtiendrait ainsi qu'une infusion acerbe, astringente
et surchargée du tanin que la feuille recèle. En tout cas, l'infusion,
si on l'a convenablement faite en employant une quantité de 20 gram-
mes de thé et 1 litre d'eau bouillante, ne contient guère en moyenne
qu'un peu plus de 6 grammes de la substance même de la feuille, le
tiers seulement de ce que renferme l'infusion du café telle qu'on
la prépare habituellement en faisant filtrer 1 litre d'eau bouillante
sur 100 grammes de café en poudre; encore dans celle-ci la quan-
tité de substance azotée se trouve-t-elle double de celle que contient
l'infusion de thé (1).
Entre les thés verts et les thés noirs, l'analyse signale des diffé-
rences notables, insuffisantes toutefois pour rendre compte entière-
ment des effets particuliers de chacune des préparations ainsi dési-
gnées, et surtout de l'action si énergique du thé vert sur certaines
personnes. Il aurait fallu, pour mener à bien cette curieuse dé-
monstration, extraire le principe actif spécial des thés vert et noir;
c'est jusqu'ici ce qu'on a tenté vainement. Les analyses de M. Péli-
got ont seulement fait reconnaître que le thé vert normal renferme
toujours en plus fortes proportions que le thé noir des principes
big, M. Péligot a démontré que les proportions de substances azotées admises par Mul-
der étaient trop faibles, qu'il fallait porter la caféine à 2 et môme 3 pour 400, et les
matières azotées neutres (albumine, caféine, etc.), à 20 centièmes environ. Il a en outre
déterminé d'une manière plus exacte les proportions des substances entraînées en disso-
lution par les première et deuxième infusions de thé.
(1) Certains peuples barbares ont cependant trouvé un curieux procédé pour faire
servir le thé à l'alimentation en utilisant les principes les plus alibiles de la plante et
en se garantissant de l'action trop énergique en ce cas du principe essentiel. « Le thé,
dit Victor Jacquemont, vient à Cachemyr, par caravanes au travers de la Tartarie chi-
noise et du Thibet... On le prépare avec du lait, du beurre, du sel et un sel alcalin
amer... En Kanawer, on fait bouillir les feuilles pendant une heure ou deux, puis on
jette l'eau, et l'on accommode ces feuilles cuites avec du beurre rance, de la farine et
de la chair de chèvre hachée. » Il ne peut rester de doute sur la propriété nutritive de ce
mélange dépourvu d'arôme délicat ; mais tout Européen partagera sans doute le senti-
ment du spirituel voyageur, lorsqu'il termine en disant : « C'est un ragoût détestable. »
212 BEVUE DES DEUX MONDES.
solubles ; la différence entre les deux thés est environ de 25 à 50
pour 100. En d'autres termes, les thés noirs ont donné pour 100 par-
ties en poids seulement de 31 à hi de substances solubles, tandis
qu on en a obtenu de AO à !iS des différens thés verts.
Quel est le rôle de la caféine dans le thé? C'est là une autre ques-
tion, qui a fourni à un célèbre chimiste d'outre-Rhin, M. Alfred
Mitscherlich, l'occasion d'un curieux mémoire, encore inconnu à la
plupart des lecteurs français (1). Jusqu'à ce jour, des hommes qui
font autorité dans la science étaient partagés sur le rôle de la ca-
féine. Les uns la regardaient comme dépourvue de propriétés ali-
mentaires, les autres comme pouvant participer à la nutrition en
raison de la dose considérable d'azote qu'elle renferme. Pour mon
compte, j'étais très disposé à croire avec les premiers que cette sub-
stance cristallisée, qui se sublime par la chaleur à un certain degré,
ne pouvait réunir les conditions que l'on rencontre dans les sub-
stances azotées propres à l'alimentation. Telles étaient les deux opi-
nions les plus répandues sur la caféine; seuls, des praticiens habiles
et un savant physiologiste avaient essayé sans résultat notable les
propriétés de la caféine à titre d'agent thérapeutique, lorsque M. A.
Mitscherlich est venu annoncer que la caféine offrait des propriétés
^toxiques et conclure de ces expériences quelle cause la mort, même
à -petites doses, en déterminant soit des convulsions de la moelle épi-
nière, soit une asphyxie dès le début, soit une paralysie consécutive.
Les doses ici sont en effet la chose importante ; suivant un vieil
adage, « Dieu a fait ici-bas tout par poids et mesures. )> Il faut
voir toutefois si les doses justifient la conclusion de M. A. Mitscher-
lich, du moins en ce qui pourrait intéresser l'homme. Le chimiste
allemand a étudié les effets de la caféine sur quatre animaux très
différens : une grenouille, une tanche, un jeune pigeon et un fort
lapin. Il suffira d'examiner les conditions de l'expérience faite sur
ce dernier animal, moins éloigné de l'homme que les autres (2). La
(1) J'en dois ta traduction par extrait à l'un de nos savans botanistes, M. Duchartre,
président de la Société botanique de France.
(2) ^ Quant à celles de ces expériences qui sont relatives aux poissons, il faudrait se gar-
der d'en tirer des conséquences applicables à l'homme. Ne sait-on point, par les curieux
essais de M. Bouchardat, que tous les poissons meurent dans une eau qui contient une si
faible dose d'acide qu'elle serait à peine perceptible par nos organes, qu'elle se trouve
môme bien inférieure à l'acidité naturelle des boissotis dont nous faisons un habituel
usage? Les expériences de M. A. Mitscherlich n'en auront pas moins d'intérêt aux yeux
de» physiologigtes, qui sans doute voudront les répéter. Voici les détails succincts de
ces expériences : une tanche longue de 3 pouces, mise dans une solution qui contenait
i millième de caféine, est morte en 15 minutes; une grenouille respirant 22 fois par
minute, placée dans un semblable liquide, est morte au bout de 3 heures; une gre-
nouille respirant 85 fois en une minute, ayant reçu 1/10« de gramme de caféine dans du
w
DE l'alimentation PUBLIQUE. 213
dose de caféine, li décigrammes , administrée dans de petites bou-
lettes de mie de pain, et qui aurait amené la mort d'un fort lapin
au bout delli heures AO minutes, représenterait, d'après la moyenne
des analyses, au moins 20 grammes de thé, c'est-à-dire une quan-
tité qui, employée dans la pratique habituelle des consommateurs
de thé, aurait produit au moins six tasses de l'infusion aromatique.
Admettons que la totalité de la caféine, quittant le parenchyme, aura
passé dans la solution qui constitue le breuvage : en ce cas même,
si l'on peut comparer le lapin à l'homme en tenant compte des dif-
férences de volume et de poids, on arrivera forcément à une consé-
quence des plus rassurantes pour les amateurs de thé. S'il faut, pour
empoisonner un petit animal pesant 1 kilo (et ce serait un beau la-
pin), 4 décigrammes de caféine correspondant à 20 grammes de thé
et à 6 tasses d'infusion, il faudrait pour empoisonner un homme du
poids moyen de 70 kilos 1,400 grammes de thé sec correspondant à
/i20 tasses ou 21 litres d'infusion; mais dans ce cas ce serait, même
en supprimant l'action de la caféine, appliquer la question à l'eau
chaude, qui suffirait largement pour déterminer la mort. Il faut donc
écarter toute possibilité d'empoisonnement subit pour l'homme par
la caféine.
Une objection plus sérieuse se fonderait sur certains effets des poi-
sons insidieux lentement accumulés dans nos organes et formant
au bout de plusieurs années la dose nécessaire pour déterminer un
empoisonnement rapide. Tels sont les effets bien réels et souvent
observés des lentes intoxications saturnines. On ne connaît rien de
semblable en ce qui concerne le thé ; les moyens de démonstration
expérimentale ne manqueraient pas cependant, si ce n'est chez
nous, dn moins parmi les populations qui consomment cent fois
plus de thé que nous, comme les Anglais, ou mille fois plus, comme
les Chinois. Ainsi donc, si la caféine à doses suffisantes est un poi-
son, elle n'est pas de la famille de ceux qui ont la funeste pro-
riété de s'accumuler dans nos organes.
Il est un dernier argument qui seul devrait nous rassurer plei-
nement : c'est que certains poisons, même des plus énergiques,
peuvent, étant réduits à de faibles proportions, on pourrait dire
aux doses convenables, devenir des agens salubres. Ne sait-on pas
que plusieurs expérimentateurs très habiles ont constaté la présence
de l'arsenic dans de bienfaisantes eaux minérales ? C'est ainsi que
l'illustre chimiste Thénard a constaté les proportions de ce radical
de tant de composés vénéneux, et sous l'une de ses formes les plus
pain, est morte en 6 heures; un jeune pigeon, ayant pris 1/8* de gramme de caféine dans
des pilules de mie de pain, est mort au bout de 3 heures 15 minutes.
21 A BEVUE DES DEUX MONDES.
toxiques, dans les eaux minérales abondamment distribuées en bois-
sons au Mont-Dore.
En définitive, la composition du thé est pleinement connue. Quant
à préciser les effets des divers principes contenus dans cette boisson,
la science doit attendre encore de nouvelles et plus complètes ex-
périences. Ce que nous savons d'ailleurs ne suffit-il pas déjà? Ne
possédons-nous pas aujourd'hui tous les moyens d'apprécier avec
justesse les avantages résultant de l'introduction du thé dans l'ali-
mentation humaine? Chacun sait que, pour l'homme à l'état de vi-
gueur et de santé, le thé offre un stimulant d'une suavité incompa-
rable, que pour le malade il est, sinon toujours un énergique agent
thérapeutique, du moins un adjuvant d^s plus précieux. Le mieux
est donc de s'en tenir à l'opinion de la majorité des savans, chi-
mistes ou physiologistes , sur les propriétés salutaires du thé , opi-
nion qui s'était fait jour en Europe dès le xvii'' siècle, non-seule-
ment grâce au savant voyageur Kœmpfer, mais aussi aux publications
des naturalistes les plus éminens de cette époque (1). Comme exemple
de l'heureuse influence alimentaire du thé, c'est la Chine qui s'offre
encore en première ligne, de même qu'elle nous enseigne les meil-
leurs procédés de préparation et de culture. Ici cependant il ne
faudrait pas trop se préoccuper des apparences. On a voulu expli-
quer l'embonpoint si général parmi les Chinois par l'usage constant
du riz et du thé. C'est dans leur alimentation trè-s compliquée qu'est
la véritable origine de cette obésité caractéristique. Le thé a seule-
ment pour effet de la favoriser, en excitant, en soutenant sans cesse
l'action digestive des organes : il nous sera aisé de le démontrer,
et ce ne sera pas sortir de notre sujet que de dire quelques mots
d'un régime d'alimentation qu'il importe à divers titres de bien
connaître, et qui a d'ailleurs le thé pour base principale (2).
Gomment les Chinois ont-ils été conduits de siècle en siècle, par
des traditions non interrompues, à suivre un régime d'alimentation
(1) Le thé a ce qu'on peut appeler sa littérature, et c'est en Hollande qu'on rencontre.
surtout d'intéressans travaux sur ce sujet. Citons les observations recueillies dès 1640
par le savant médecin hollandais Tulpius, la Dissertatio potus theœ de l'illustre Linné,
l'ouvrage de Cornélius Bontekoe s«ir VExcellente boisson du Thé, ouvrage traduit dans-
toutes les langues et propagé en divers pays par les nombreux agens de la compagnie
lw)I!andaise des Indes. En France, le thé a eu aussi ses apologistes, Morissct en 1648,
Souquet en 1057. En Angleterre Sydenham, en Allemagne Ettmuller, ont concouru à
populariser cette boisson alimentaire, contre laquelle s'étaient vainemeEt élevés Boerhaav&
et Van-Swieten.
(2) Je dois d'utiles rcnseignemcns sur ce sujet à l'obligeant concours de M. de Mon-
tlgny, notre consul à Shang-haï, ainsi qu'aux écrits d'intrépides et zélés voyageurs fran-
çais dam rextrf^mo Orient, MM. Casimir Leconte, Isidore Hedde, Natalis Rondot, Hauss-»
mann et Renard.
DE L* ALIMENTATION PUBLIQUE. 215
aussi bizarre, offrant à l'observateur un si grand nombre de curieux
détails? Pour le bien comprendre, il faut se rappeler les conditions
générales où se trouvent ces contrées, si populeuses que le manque
accidentel de récoltes y occasionne d'effroyables mortalités, si abon-
dantes en rizières, jardins, cultures de thé, que, faute de pâturages,
les animaux de l'espèce bovine,* trop rares, suffisent à peine aux tra-
vaux des champs. Aussi ne peut-on les engraisser pour le service de
la boucherie; le lait même des vaches, indispensable à l'élevage
des veaux destinés à l'entretien et au renouvellement de ces ani-
I maux de travail, est exclu du régime alimentaire des hommes.
C'est sans doute afin d'éviter tout c-hangement dans ces disposi-
tions, dictées par d' impérieuses exigences, qu'on s'est proposé d'in-
spirer aux Chinois une invincible aversion pour le lait. On y est par-
venu au point de faire repousser également de la consommation
tous les produits obtenus du lait. Pour justifier le dégoût que ce
liquide leur inspire, les Chinois disent que a c'est du sang blanc (1). »
Ce fut sans doute sous le puissant aiguillon de la faim que les
Chinois, à différentes époques, se décidèrent à essayer l'emploi d'a-
limens inusités jusque-là, mais qui depuis se sont introduits dans la
.nourriture habituelle de ces populations. Parmi les viandes ou au-
tres substances animales comestibles en Chine, on peut citer, chez
toutes les classes de la société, celles qu'on se procure en nourris-
sant jusqu'à complet engraissement, avec le riz cuit à l'eau, des
poissons secs et la desserte de la table : l** une race de chiens du
genre chien-loup , à oreilles droites, museau pointu et corps de cha-
cal, désignés par M. Geoffroy-Saint-Hilaire sous le nom de chiens
de boucherie de Chine, race caractérisée par la coloration noire de
l'intérieur de la gueule (2) ; 2^ une belle race de chats nourris et
engraissés également au logis, où les retiennent un collier et une
petite chaîne ; 3^ de gros rats dont la reproduction est favorisée par
des nichoirs en poterie représentant autant de volumineuses bou-
(1) On remarque cependant sur les marchés des villes chinoises un grand nombre de
fromages. En y regardant de plus près, il est facile de reconnaître que dans la confec-
tion de ces fromages le lait n'entre pour rien. Ils sont uniquement formés de graines
légumineuses (haricots, fèves, etc.) trempées, réduites en pâte, soumises à une sorte
de fermentation qui les désagrège, et développe une odeur légèrement aigre et putride,
non sans analogie avec l'odeur de certains fromages européens.
(2) Les voyageurs ont recueilli une curieuse anecdote qui montre combien ces habi-
tudes d'engraissement des chiens sont générales en Chine. Au moment où, peu d'années
avant le voyage de la commission française de 1844, M. de Besplat, capitaine de V Auda-
cieuse, faisait voile sur cette frégate pour Cherbourg, on vint lui annoncer que parmi le
bétail vivant embarqué, les marchands chinois avaient compris un chien, très gras à la
vérité. Le capitaine oi'donna qu'on lui laissât la vie sauve. L'ordre fut exécuté sans
■ peine, et. le chien se montra par d'intelligentes caresses reconnaissant de la grâce qui
lui était accordée.
216 REVUE DES DEUX MONDES.
teilles à goulots courts, faciles à boucher lorsqu'on veut s'emparer
de toute la nichée, et rangés côte à côte comme certains nichoirs à
pigeons dans nos colombiers (1).
Sous la dénomination di^ estomacs de poisson , les Chinois con-
somment les vessies natatoires épaisses du diodon (2) , qui four-
nissent des mets de consistance gélatineuse plus ou moins forte.
Parmi les alimens du même genre, ils ont une prédilection mar-
quée pour les ailerons de requins (sortes de nageoires partiellement
transformables en gélatine par l'ébullition dans l'eau). Ils recher-
chent volontiers les moules desséchées, dont l'odeur rance et la
couleur brune seraient loin de flatter notre goût et d'exciter notre
appétit; — une espèce de coquillage ou volute de couleur rose
orangé tacheté de brun (3) ; — des holothuries , dites limaces ou
biches de mer (4), recueillies ou pochées près des côtes, animaux
mous, à peau rude, ayant quelque ressemblance avec de très grosses
sangsues, que les Chinois fendent en deux pour en faire écouler un
abondant liquide, et dont ils obtiennent une sorte de potage muci-
lagineux, retenant les lambeaux rugueux et tenaces de la peau flot-
tans au milieu de ce liquide épaissi. Ils obtiennent encore un mets
gélatiniforme à l'aide de l'ébullition prolongée dans l'eau des ten-
dons de cerfs et de quelques autres animaux, après avoir, par une
énergique trituration, réduit ces tendons en fibrilles ressemblant aux
étoupes de chanvre. On sait que les tendons analogues extraits des
jambes des veaux, bœufs, vaches, moutons, sont employés en Eu-
rope pour la fabrication de la colle forte.
En Chine, on ne laisse pas, co.mme chez nous, perdre ou jeter au
(1) Les marchands de comestibles ne font aucun mystère sur les espèces d'animaux
qu'ils livrent aux consommateurs : les rats et les chats avec leurs longues queues, les-
chiens avec tous leurs attributs sont exposés en vente à tous les regards ; on les voit dé-
pouillés et pendus par le cou aux traverses et montâns des boutiques. Beaucoup d'autres
viandes sans doute sont consommées en Chine. « Celle do cochon, dit M. Geoffroy Saint-
Hilaire, est considérée comme de première qualité, le cheval et le chien sont ce qu'on
appellerait parmi nous des viandes de basse boucherie. »
(2) Pour la détermination des différentes parties des poissons, mollusques, etc., intro-
duits dans l'alimentation chinoise, j'ai été heureux de pouvoir recourir à l'obligeance du
savant M. Valenciennes , dont on connaît la parfaite compétence en histoire naturelle.
(3) Volula melo. Originaires des mers d'Afrique , ces volutes ont le pied charnu très
gros. On peut les comparer aux escargots que consomment également les Chinois. Depuis
longtemps en faveur dans quelques parties de la France, en Bourgogne, en Bretagne»
en Provence, les escargots arrivent maintenant en très grand nombre par les voies de fer
& Paris, et font presque concurrence aux huîtres.
(4) Les holothuries sont des zoophytes échinodermes qu'on trouve aux bords de la
mer, pourvus do suçoirs extensibles et rétractiles; ils sont partiellement remplis de
liquide, et no ressemblent guère aux animaux comestibles dont l'homme fait habituelle-
ment usage dans les différentes contrées de l'Europe.
I
DE l'alimentation PUBLIQUE. 217
fumier les chrysalides des vers à soie restées dans les cocons après
l'étouffage : ces chrysalides, rôties à la poêle comme des marrons,
constituent un mets qui passe pour agréable dans le Céleste-Em-
pire. Sur les marchés de quelques villes chinoises, à Canton même,
on observe encore, parmi les alimens que fournit le règne animal,
des grenouilles et des crapauds vivans ou dépouillés et mis en pa-
quet, des rats salés ou desséchés, et jusqu'à de grosses chenilles.
Quant aux lombrics ou vers de terre, ils ne font point partie des
comestibles mis en vente ; seulement on assure que , durant les di-
settes, ils sont au nombre des insuflisantes ressources péniblement
recherchées par les malheureuses populations des localités que dé-
solent ces périodiques famines (1). Des produits plus recherchés
sont ceux de la pêche (2), parmi lesquels se rencontre le fretin des
poissons, que les Chinois réduisent en hachis très menu et mé-
langent sous celte forme à d'autres alimens (3).
A tant d'excentriques moyens d'accroître et de ménager les res-
sources alimentaires du peuple chinois, il faut ajouter les fours à
incubation artificielle, réglés avec les plus grands soins, comme les
appareils de magnaneries. Il en est aux îles de Chusan qui contien-
nent plus de 5,000 œufs; on s'en sert principalement pour faire
éclore des œufs de canards. Ces fours sont construits d'ordinaire
auprès d'un canal ou d'un cours d'eau, afin que les petits soient fa-
cilement dirigés par quelques canes vers leur élément favori. De
cette fructueuse pratiq.ue est née sans doute l'habitude, d'abord
d'utiliser des œufs dont l'incubation se trouvait accidentellement
interrompue, puis d'introduire dans l'alimentation des œufs dont
on développait à volonté les germes par une incubation plus ou
moins prolongée, suivant la fantaisie des consommateurs, et jusqu'à
produire un petit poulet muni de tous ses organes. On ne saurait
reprocher du moins à une si jeune volaille de n'être pas assez ten-
dre. C'est encore par une conséquence de leur sollicitude extrême
(1) Il faut remarquer d'ailleurs qu'on trouve en Chine quelques denrées alimentaires
moins inconciliables avec le goût européen, des perdrix, des faisans, des bécasses, etc.
(2) Un des procédés curieux et assez productifs de la pèche en Chine consiste dans
l'emploi de cormorans bien dressés , placés à l'avant des bateaux , mais qui cependant
avaleraient toujours leur proie, péchant ainsi pour leur propre compte, si on ne leur
faisait forcément comprendre le sic vos non vobis en leur passant au cou un anneau qui
arrête les poissons au passage et permet aux hommes de s'en emparer. On ne laisse pas
toutefois le cormoran au dépourvu : il reçoit de temps à autre les rebuts de la pêche.
(3) Le seul épargné de tous ces produits de la pèche chinoise est le cyprinus auratus
triloba. Ce poisson bien connu, remarquable par sa vive coloration rose à reflets dorés,
comme par sa queue étalée en panache, sert de parure aux salons, où il est conservé
dans des vases de porcelaine remplis d'eau limpide, et fait aussi l'ornement des jar-
dins, où il peuple d'élégans viviers.
218 REVUE DES DEUX MONDES.
pour ménager les produits comestibles obtenus des animaux , que
les Chinois conservent les œufs vieux ou frais à l'aide de la saumyre
(solution saturée de sel) ou du sel marin cristallisé; ils préservent
même d'une putréfaction trop avancée les œufs qui ont déjà subi
une altération notable en les enveloppant dans une pâte de chaux,
de cendres et d'eau, qui bientôt forme une incrustation protectrice:
ce sont autant de vivres dont les jonques chinoises approvisionnent
les navires.
Les célèbres nids d'hirondelles nous offrent un dernier exemple de
cette ingénieuse aptitude qui porte la race chinoise, sous l'influence
d'un climat spécial, à varier et à multiplier indéfiniment les sub-
stances alimentaires. Ces nids comestibles, dont la nature était jus-
qu'à ce jour demeurée incertaine, ont été tour à tour attribués par
un grand nombre de voyageurs et de naturalistes célèbres, soit à
une écume de mer tenace, provenant des semences de la baleine,
ramassées par ces hirondelles sur les rochers (1), soit à des algues
gélatineuses, à des lichens, soit encore à du suc gastrique, à des
mélanges de zoophytes, de frai de poisson, ou à des mucus (2).
,11 est constant aujourd'hui que les nids comestibles d'hirondelles
sont formés par ime substance muqueuse d'une remarquable abon-
dance, mucus tout spécial sécrété au temps des amours de ces
petits oissaux. Importés bruts des îles de la Sonde, -les nids de sa-
langanes sont à Canton l'objet d'un minutieux nettoyage à la main;
classés par ordre de pureté et de blancheur, ils coûtent sur le mar-
ché de cette ville de 100 à 300 francs le kilo. Une qualité d'une,
exceptionnelle bla'Ucheur revient à 773 francs rendue dans Paris,
où elle se vend 1,000 francs le kilo (3). On prépare ces nids en les
maint-enant dans l'eau ou le bouillon à la température de 100 de-
grés pendant deux heures; ils sont alors réduits à des filamens
translucides représentant les assises du nid et disséminés dans une
solution mucilagineuse , offrant une consistance analogue à celle
des ailerons de requins préparés. Il est inutile peut-être d'ajouter
que le haut prix de cet aliment de luxe ne saurait être justifié par
une saveur extraordinairement agréable, moins encore par ses pro-
priétés nutritives exceptionnelles. On ne peut l'expliquer que par la
ferme confiance des Chinois et des Orientaux en général dans les
vertus aphrodisiaques attribuées à cette substance alimentaire.
(1) Willughby, 107C, Ornith. « Ex spuma maris basin scopulorum alluentis tenacem
quandam materiam colligunt sive ea baïœnanim seu aliorum piscium sit semen, ex qua
8U0S nidos aedificant. »
C2) Voyez les Comptes-rendus de l'Académie des Sciences, 1859, p. 521.
(3j Pour le potage d'une personne, il faut employer un nid et demi pesant 12 grammes
et coûtant, dans ce cas, 12 francs.
DE l'alimentation PUBLIQUE. 219
Le règne végétal n'a pas été moins hardiment exploité que le
règne animal par les Chinois. Seulement on ne rencontre plus ici
des alimens aussi éloignés des habitudes européennes. Le riz d'a-
bord, à titre de substance amylacée, remplit en Chine comme en
Europe un rôle semblable à celui du sucre et des fécules. Il ne
peut suffire seul à la réparation de nos organes, car les substances
azotées s'y trouvent moins nombreuses et en plus faibles propor-
tions que dans le froment, qui lui-même n'est pas assez riche sous
ce rapport. Préparé avec soin et combiné avec un régime habile-
ment varié comme celui des Chinois, le riz remplit un rôle utile. Le
procédé chinois pour la coction du Hz est des plus simples, et le
nombreux personnel de notre expédition fera bien de l'imiter. On
fait cuire cet aliment dans une chaudière ou une marmite évasée
à l'aide de la vapeur produite par un pe^jt volume d'eau, qui suffît
pour maintenir humide la paroi du fond correspondant à la por-
tion directement chauffée par le feu (1). Il faut environ 1 litre d'eau
pour 20 litres de riz. Dans cet état, on emploie le riz en Chine un
peu comme le pain en P'rance, durant les repas (2).
Au nombre des autres alimens tirés par les Chinois des végétaux
se rencontrent : 1" des tubercules, ignames, patates, produits de
plantes féculentes; 2'' des fruits à noyau et à pépins, en particulier
la remarquable pêche d'Amoy, les oranges dites mandarines^ des
graines de légumineuses, des haricots, des fèves, etc.; S'^ des feuilles
ou plantes herbacées, des choux, notamment le pcl-saîe^ dit pak-
soy, des algues marines qui fournissent des gelées alimentaires.
L'une de ces plantes donne aux industrieux Chinois une sorte d'ex-
trait qu'ils moulent en longues et légères bandelettes blanches, ven-
dues sous le nom de nionsse de Chine. La plus remarquable pro-
(1) La marmite à faire cuire le riz est au nombre des ustensiles de ménage qui dans
l€>s familles chinoises se transmettent de génération en génération.
(2) Souvent môme les repas sont terminés par une dernière ration de riz et précédés,
chez quelques grands personnages, par des sucreries plus ou moins abondantes et va-
riées; ces usages ont peut-être poi^r but et pour résultat utile d'éviter l'excitation aux
excès de table en donnant la première place aux plus sapides et plus agréables alimens.
Il résulte en outre de ces habitudes générales que la fabrication de sucreries nombreuses
et variées constitue une des plus importantes industries de l'empire, et que de très
grandes fortunes ont été acquises par les confiseurs, qui ont des comptoirs dans un
grand nombre de cités à la fois. Le bas prix du sucre et la grande abondance des fruits
Taries en Chine ont énormément développé la fabrication et la consommation des su-
creries de toute nature, et donné lieu à des exportations considérables de préparations
alimentaires. La production des fruits confits et autres friandises en Chine dépasse an-
nuellement 300 millions de kilog. La consommation du sucre en Cochinchine est plus
considérable encore, par suite du plus bas prix de ce produit, qui coûte seulement
1 sou 1/2 la livre, et de l'habitude générale de l'associer au riz dans l'alimentation or-
dinaire de la population.
220 REVUE DES DEUX MONDES."
priété de cette préparation est de faire prendre en gelée consistante
cinq cents fois son poids d'eau (dix fois plus que la colle de poisson).
Un tel régime alimentaire suppose des condimens variés qui fas-
sent disparaître la saveur assez fade des principaux mets. L'alimen-
tation chinoise sous ce rapport ne laisse rien à désirer. Le gingem-
bre, le poivre, le curcuma, la noix d'Arec, quelques autres épices, y
tiennent une grande place. Gomme préparation essentiellement pro-
pre au pays, il faut citer surtout un liquide doué d'une saveur forte,
mais assez agréable, nommé soya. Cette sauce nationale est préparée
dans chaque famille d'après des recettes diverses, mais qui admet-
tent toutes l'emploi d'une variété de haricots noirs, réduits par la
coction en une bouillie épaisse, soumise à une fermentation qui dé-
veloppe certains produits cryptogamiques analogues à ceux qjii'on
oberve dans les fromages conservés à Rochefort. La bouillie ainsi
obtenue forme une pâte qui, dégagée de ses moisissures et délayée
dans l'eau chaude, laisse surnager un liquide très savoureux, con-
servé en bouteilles par les Chinois, et connu dans le Céleste-Empire
sous le nom de soya.
Revenons au plus sain des condimens, c'est-à-dire au thé, dont
l'usage devient nécessaire quand, adoptant la coutume chinoise, on
associe au riz d'assez fortes proportions de substances animales di-
versement préparées (1) , quand surtout il faut suivre ce régime si
compliqué au milieu des influences malfaisantes d'un pays maréca-
geux. Les eaux ne deviennent en effet potables dans certaines par-
ties de la Chine que clarifiées à l'aide de l'alun (1/2 millième), ou
corrigées par l'ébuUition et l'infusion de thé, qui les purifient et les
dégagent de diverses matières organiques en fermentation. D'ail-
leurs les Chinois ne consomment que rarement des boissons froides,
et dan.3 ce cas les liquides préférés sont un vin de riz et un faible
alcool de céréales. Espérons qu'il sera facile à tous les Européens
conduits en Chine de s'habituer à un régime que semble réclamer
impérieusement la température du pays. L'usage du thé s'impose
dans les contrées humides à ceux même qui ne pouvaient le sup-
•
(1) On peut supposer que certains alimens de cette catégorie exciteront une certaine
répugnance chez les personnes non habituées à en faire usage. On évitera peut-être
cette répulsion, si l'on pousse jusqu'au bout les pratiques habituelles des Chinois, en fai-
sant comme eux hacher très menu toutes les viandes; de telle sorte, toutes différences
de formes entre lièvres, chevreuils, perdreaux, faisans, chiens, chats et rats disparais-
sent entièrement. Nous devons ajouter que les consommateurs indigènes, comme les
étrangers, ont toute facilité dans le choix des formes de ces préparations culinaires, car
le» rôtiHRCurs chinois sont très habiles; ils savent présenter aux acheteurs sous d'appé-
tistmiteB apparences les animaux rôtis entiers, môme très volumineux, tels par exemple
que les cochons, qu'il» suspendent à cet effet dans des fours en tôle au-dessus d'ua
brasier ardent.
r
DE l'alimentation PUBLIQUE. 221
porter, comme le prouve l'exemple de certains Français établis en
Angleterre (1).
Il y a un fait d'ailleurs qu'ont dû mettre en évidence nos études
sur les principales boissons alimentaires : c'est l'influence exercée
par le climat, les mœurs, les habitudes de travail, sur le dévelop-
pement de la consommation dans les divers pays. On combat les
chaleurs sèches de l'Afrique par le café, les chaleurs humides du
Nouveau-Monde par le chocolat, les émanations marécageuses sur
les divers points du globe par le thé. De là des difl"érences infinies
dans l'accueil fait à ces boissons en dehors des contrées d'où elles
sont originaires. Le café, qui soutient l'Arabe, forcément sobre
durant ses courses au désert, fournit de même un puissant auxi-
liaire au voyageur exposé à de longues fatigues, au laborieux mi-
neur, contraint, dans les Andes comme en Belgique, de compléter
des rations alimentaires à peine suffisantes. Le chocolat est recher-
ché dans tous les pays où règne une température énervante qui
fait adopter un breuvage nutritif de préférence à une alimentation
solide. Le thé, à son tour, avec la chaleur vivifiante et les douces
sensations qu'il répand dans toute l'économie, procure une excita-
tion générale, qui vient en aide aux forces digestives, augmente l'é-
nergie de l'organisme, et oppose une salutaire résistance à l'action
débilitante des influences paludéennes. Pour nous en tenir à cette
dernière boisson, à l'usage qu'on en fait et qu'on en devrait faire
en France, un premier point est également à noter : c'est que, notre
climat étant plus sec que celui de la Grande-Bretagne , les popula-
tions françaises sont soumises à d'autres conditions hygiéniques. Le
thé n'entre pas dans le régime habituel de l'alimentation; on le ré-
serve pour quelques soirées intimes, pour quelques réunions mon-
daines, etc. Ce n'est guère que contraints par la maladie et avertis
par leurs médecins que les gens de la campagne font usage de cette
infusion. Que de pays cependant où le thé pourrait exercer une
(1) Pour se défendre en Chine des influences malsaines du climat, bien plus redou-
tables que les armées, il faut introduire dans l'alimentation l'usage continuel de l'eau
clarifiée, des infusions de thé et des rations suffisamment nutritives, c'est-à-dire conte-
nant des doses bien équilibrées d'àlimens féculens ou farineux et de produits azotés ou
tirés des animaux. L'usage des viandes conservées devient ainsi indispensable aux Eu-
ropéens qui auraient de la répugnance pour la viande du pays, et, chose singulière,
cette branche de l'alimentation européenne est favorisée par la nation qui possède le
plus aujourd'hui les sympathies de la Chine. Depuis le siège de Sébastopol, un Français
a établi en Crimée, principalement avec le concours des capitalistes russes, une indus-
trie nouvelle qui utilise des débris animaux naguère perdus, et dont les premiers pro-
duits, expédiés en France sous forme de conserves alimentaires, viennent d'être achetés
par le gouvernement français, afin d'être ajoutés aux munitions embarquées pour l'ex-
pédition de Chine.
22*2 REVUE DES DEUX MONDES.
action bienfaisante ! Bornons-nous à signaler certains districts fié-
vreux de la Sologne et de la Dombes. L'usage du thé n'y amélio-
rerait-il pas, comme en Chine, comme dans la Grande-Bretagne,
les fâcheuses conditions de la vie humaine? On doit souhaiter que
des relations plus largement ouvertes avec l'empire de la Chine et
l'abaissement des droits mettent un jour ce produit de première
nécessité à la disposition des familles souffrantes de tant de loca-
lités dont l'atmosphère contient des germes de maladie et de mort.
Enfin, si l'on veut embrasser dans un rapide coup d'œil l'ensemble
des faits que nous" venons d'exposer, il sera facile d'en tirer aussi
quelques conséquences positives. Mieux qu'aucune autre contrée du
globe, la Chine réunit les conditions favorables à la culture du fhé.
Malheureusement, dans le commerce international avec le Céleste-
Empire, une partie notable des thés préparés en vue des exporta-
tions cachent sous de belles apparences des substances étrangères
insalubres. Puisque la culture et la production du thé nous sont re-
fusées, puisqu'au moyen d'une expédition dispendieuse on veut
s'assurer des relations meilleures avec le Céleste -Empire, il faut
non-seulement se garder d'imiter la Chine dans la préparation frau-
duleuse de la feuille aromatique, il faut encore déjouer de coupa-
bles manœuvres; il faut aussi s'efforcer de populariser le bienfai-
sant breuvage dans les contrées marécageuses de la France et du
nord de l'Europe, où il doit intervenir comme un agent thérapeu-
tique indispensable. Si le café et le chocolat se recommandent
par leurs qualités alimentaires, appréciables surtout dans les pays
chauds, le thé n'a pas un rôle moi«s utile à remplir en Europe,
soit dans nos villes, où ses propriétés toniques peuvent exercer une
action si salutaire, soit dans les campagnes déshéritées de la na-
ture, où il opposerait un énergique antidote aux malignes influences
du climat.
PaYEN, de rinstitut.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
I
31 décembre 1859.
Le mot seul de congrès avait eu une vertu magique d'apaisement. On allait
donc le tenir enfin, ce merveilleux spécifique de paix ! On se rassurait par
système. On ne voulait plus rien prévoir ni rien entendre. Les questions
italiennes! on les o-ubliait, on les ajournait jusqu'au moment où les médecins
consultans de l'Europe se réuniraient au palais du quai d'Orsay. Le congrès
reculait-il du 5 janvier au 19, tant mieux; c'étaient quinze jours de gagnés
pour ce suave et trop court far niente politique. Il est si doux de faire durer
les rêves où l'on se donne la joie d'espérer tout ce que l'on souhaite; la
seule chose préférable est de ne penser à rien. Eh bien I ce n'est pas nous
qui aurons le cœur de blâmer ceux qui, sachant estimer cette trêve, l'ont
voulu déguster sans distraction ; elle a duré moins longtemps encore qu'ils
ne semblaient pouvoir se le promettre. Nous ne savons si, au temps où nous
vivons, la France possède des astrologues : nous les prions naïvement de
nous dire si la fin de décembre et le commencement de janvier sont dé-
sormais destinés à être une époque climatérique pour notre politique. Force
• superstitieux l'affirmaient d'avance aux approches de cette fin d'année , et
vont le croire de plus belle, grâce à l'efi'et produit par une simple brochure :
Le Pape et le Congrès.
Cette brochure a fait tout le mal; mais avant d'aborder le monstre, encore
faut-il le reconnaître. Ici notre embarras est extrême, et nous n'avons d'au-
tre façon de nous en tirer que de le confesser franchement. La brochure est
anonyme; elle n'avoue pas son origine. D'où vient-elle? — Notre première
tâche est de déchiffrer cette énigme. Si elle est l'émanation spontanée d'un
écrivain isolé, elle ne doit être jugée que sur son simple mérite; c'est une
affaire de mince importance. Si elle est l'expression de la politique du gou-
vernement français, elle change de caractère : les opinions d'un gouverne-
ment sont des engagemens qui lient la nation, elles sont des actes gros
d'événemens. Dans la première hypothèse, la brochure n'eût fait ni une
22à REVUE DES DEUX MOiSDES.
vive ni une longue sensation. Les conclusions qu'elle donne ne sont point une
nouveauté. De nombreux écrivains libéraux se sont efforcés déjà de démon-
trer les incompatibilités du pouvoir spirituel de la papauté avec les con-
ditions d'un bon gouvernement dans les états soumis au pouvoir temporel du
saint-siége; les modérés, ceux qui se contentent de marcher avec les faits,
ont demandé que la séparation de la Romagne, déjà accomplie, fût sanction-
née par l'Europe; les plus modérés même se fussent tenus pour satisfaits
d'un gouvernement laïque établi dans les Romagnes sous forme de vice-
royauté ou de vicariat, et réuni au saint-siége par une simple vassalité. Si la
brochure eût été l'œuvre d'un écrivain ordinaire, elle n'eût apporté qu'une
adhésion particulière de plus aux opinions que nous venons d'indiquer : elle
n'eût point excité une grande attention ; tout au plus dans le camp libéral
eût-on raillé l'écrivain de la- singulière contradiction sur laquelle sa thèse
est bâtie, puisqu'il veut prouver à la fois, et que le pape doit nécessairement
être souverain temporel, et que le pape ne peut pas être un bon souverain;
on eût ri surtout de ce type de Romain, de ce moine contemplateur et ar-
tiste, fureteur d'antiquités et amateur de processions, cicérone de musées
et diseur de patenôtres, de ce civis romanus retranché du domaine de l'acti-
vité humaine : étrange fantaisie, où l'auteur résume les félicités qu'il destine
avec une si naïve inconséquence aux habitans de Rome. Peut-être eût- on
douté de la sincérité du catholicisme qu'il affecte tout en se cachant sous
la cagoule de l'anonyme. On eût fait honneur à l'écrivain en s'occupant
ainsi de son œuvre, et l'on eût pris congé de lui sans déplaisir. La chose est
bien différente si l'on doit lire dans la brochure la pensée d'un gouverne-
ment. L'opinion du publiciste iéolé était peu de chose en elle-même ; elle ne
valait que par la force et l'élévation du talent employé à l'exposer et à la
défendre. C'est tout le contraire pour un écrit gouvernemental : les lacunes
ou les chocs du raisonnement, la bizarrerie des conceptions, n'enlèveraient
point à un tel écrit son immense portée ; les conclusions pratiques restent
en effet malgré tout, et sont alors l'essentiel. Si, par exemple, la brochure
qui nous occupe avait l'origine qu'on lui prête, elle nous informerait des
directions nouvelles de la politique française ; elle nous annoncerait que la
France e,st disposée à prendre vis-à-vis du congrès le parti des faits accom-
plis en Italie, le parti de la Romagne contre une restauration papale, le
parti des duchés contre le rétablissement des archiducs ; elle nous appren-
drait que la France demanderait au congrès la révision des engagemens de
Villafranca. Une si grave signification n'eff"ace-t-elle pas l'effet d'une argu-
mentation mal enchaînée ou de quelques conceptions maladroites?
Nous revenons donc à la question. : la brochure le Pape et le Congrès est-
elle une production individuelle, ou exprime-t-elle la pensée du gouverne-
ment? L'on trouvera peut-être que c'est pousser trop loin la naïveté ou la
subtilité que de poser une question semblable, et que c'est avoir l'esprit
mal fait que ne pas accepter bonnement et simplement ce singulier écrit
avec le sens que le public y attache partout en France et à l'étranger. A un
tel reproche, notre réponse est facile. L'embarras que nous manifestons,
nous réprouvons sincèrement, et si cet étonnement des brochures anonymes
pouvait devenir un procédé gouvernemental, nous croirions rendre un véri-
REVUE. — CHRONIQUE. 225
table service au public et au pouvoir en exposant aujourd'hui les causes sé-
rieuses de notre embarras, car c'est le meilleur moyen de signaler le vice et
le péril d'un tel système. A nos yeux, il est d'un intérêt public éminent que
la véritable pensée du pouvoir sur les grandes questions politiques engagées
soit clairement exprimée. L'intérêt des affaires, nous le savons, ne permet
point aux gouvernemens de faire connaître leurs vues à toute heure; mais
lorsqu'un gouvernement juge utile d'éprouver ses desseins sur l'opinion pu-
blique, il ne faut pas qu'il y ait d'incertitude et d'ambiguïté dans sa pensée,
pas de méprise possible sur la forme où il juge à propos de la produire. Nous
ne craindrons pas de le dire : il y a là pour un gouvernement plus qu'une
mesure de prudence, il y a un devoir d'honneur. Pour prendre un exemple
dans la question actuelle, dans la question romaine et italienne, que d'in-
térêts élevés, respectables, pressans, sont attachés à l'interprétation de la
politique française, que l'on doive chercher oui ou non cette interprétation
dans une brochure ! Il y a l'intérêt des grands états européens convoqués
pour préparer de concert avec nous l'arrangement des affaires d'Italie; il y
a l'intérêt du monde catholique en général, du clergé et des catholiques
français en particulier, dont nous ne partageons pas les préjugés à l'endroit
de Rome, mais dont nous ne pouvons méconnaître que la voix a droit de se
faire entendre dans le règlement d'une question qui prend à leurs yeux la
gravité d'une question de liberté de conscience ; il y a l'intérêt des popula-
tions italiennes, qu'une impulsion mal comprise de la France pourrait pous-
ser intempestivement à une imprudente exaltation d'espérances ou précipi-
ter dans le désespoir; il y a enfin, quoique infimes, les intérêts du capital et
du travail, les intérêts des affaires, si sensibles aux accidens de la politique.
Nous ne nous tromperons pas en disant que ces intérêts divers ressentent
le même embarras que nous éprouvons nous-mêmes à propos de la bro-
chure. ÏÏs sont les uns et les autres réduits à une situation peu digne et peu
sûre : peu digne, car il est triste d'être obligé, pour régler sa conduite, de se
perdre en commentaires sur une expression problématique de la pensée du
gouvernement; peu sûre, car que faut-il pour changer en déception abso-
lue les plus plausibles inductions qui se puissent tirer d'un écrit anonyme?
Un désaveu, une note explicative du Moniteur, rien de plus.
La difficulté de se prononcer est grande pour des esprits sérieux et des
hommes de bonne foi : qu'on en juge. Si nous prenons pour guides les actes
officiels auxquels ont donné lieu les affaires d'Italie, il ne nous est pas per-
mis de voir dans la brochure la pensée du gouvernement français. D'abord
le Moniteur nous a maintes fois avertis qu'il était le seul organe du gou-
vernement, et qu'aucune publication n'avait qualité pour partager avec lui
cette fonction. Le gouvernement s'est d'ailleurs à plusieurs reprises expli-
qué sur les affaires d'Italie en des termes qui ne sauraient se concilier avec
les vues présentées dans la brochure. En commençant la guerre, l'empereur
n'a-t-il pas dit : « Nous n'allons pas en Italie fomenter le désordre ni ébran-
ler le pouvoir du saint-père, que nous avons replacé sur son trône ! » Dans
sa circulaire aux évêques, le ministre des cultes vers la même époque ne
repoussait-il pas la pensée que Vintégrité du pouvoir du saint-siége pût être
compromise par la guerre "d'Italie? Peu de temps après, à Rennes, à propos
TOME XXV. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'inauguration de l'archevêché, le nonce du pape ne rappelait-il pas « les
déclarations solennelles faites par l'empereur et l'illustre ministre ici pré-
sent, » et le ministre des cultes ainsi désigné ne répondait-il pas au nonce :
« Le cri de guerre retentit en Italie, et il n'a rien, grâce au ciel, qui puisse
eflfrayerle père des fidèles? C'est l'empereur en effet qui tient l'épée de la
France, et dans le feu des combats, au milieu des bataillons ennemis rompus
et dispersés, il n'oubliera jamais la modération des pensées, la puissance du
droit et le respect des choses saintes. » La paix de Villafranca ne faisait pas
allusion aux états du saint-père; mais elle annonçait la restauration des ar-
chiducs dans l'Italie centrale, des archiducs, qui cependant avaient pris parti
pour l'Autriche, ce qui semblait impliquer la conservation pure et simple
des droits du saint-père sur l'intégrité de son domaine temporel, puisque le
saint-père était demeuré neutre pendant la guerre et que sa neutralité avait
été reconnue par nous. On ne peut avoir oublié la fameuse note publiée par
le Moniteur le 9 septembre, où l'exécution complète du traité de Villa-
franca était si chaudement recommandée aux populations de l'Italie cen-
trale, où des mots si sévères, les mo*ts de passion et d'intrigue, étaient
employés pour qualifier les actes des gouvernemens provisoires, où les
meneurs du mouvement italien étaient accusés de plus se préoccuper de
petits succès partiels que de l'avenir de la patrie commune. Enfin la lettre
de l'empereur au roi de Sardaigne, qui semblait donner la mesure extrême
des concessions que le gouvernement français était disposé à faire aux vœux
de l'Italie centrale, est encore dans toutes les mémoires. L'on remarqua la
confiance extrême avec laquelle elle fut accueillie par les organes du parti
catholique. Après cette série de témoignages, avec cet ensemble d'évidences,
pour nous servir de l'énergique expression anglaise, aurait-on juridiquement
le droit d'attribuer au gouvernement français l'inspiration d'un écrit dont
la conclusion pratique est ainsi formulée : « Nous voudrions que le congrès
reconnût comme un principe esseiitiel de l'ordre européen la nécessité du
pouvoir temporel du pape? Pour nous, c'est là le point capital. Le principe
nous paraît ici avoir plus de valeur que la possession territoriale plus ou
moins grande qui en sera la conséquence naturelle. Quant à cette possession
elle-même, la ville de Rome en résume surtout l'importance; le reste n'est
que secondaire. » Nous ne le pensons pas. Pourtant voyez avec quel art,
quelles précautions, quelles habiletés de mise en scène la brochure a été
présentée au public! Le journal officiel n'a point parlé, il est vrai; mais les
journaux officieux, ceux que l'on a toutes raisons de croire bien informés,
ont employé tous les moyens pour nous y faire reconnaître une révélation
d'en haut. Avec quell(^ respectueuse admiration, avec quelle dévotion, pour
mieux dire, n'ont-ils point parlé de ces pages sacrées? Ne sont-ils pas allés
jusqu'à traiter d'opposition politique et de rébellion d'esprit de parti le
moindre geste de dissidence ou d'incrédulité? N'ont-ils pas voulu, avec le
zèle de la conviction la plus persuasive, nous forcer d'adorer sous les es-
pèces et apparences de la brochure le mystère de la présence réelle? Ne
faudrait-il voir là que les artifices d'une spéculation gigantesque sur la cu-
riosité et la crédulité publiques, la réclame la plus vaste, la mieux ourdie,
'la mieux soutenue qui ait encore amorcé l'opinion? Gomment ne pas com-
REVUE. — CHRONIQUE. 227
prendre et ne pas plaindre la perplexité dans laquelle nous sommes placés?
Nous courons le danger, — et ici Ton nous passera Toutrecuidance de par-
ler au nom de la diplomatie européenne, au nom des intérêts financiers et
industriels, au nom des populations italiennes, au nom. Dieu nous pardonne!
du pape lui-même, — nous courons le danger, ou de méconnaître et de
travestir la vraie politique du gouvernement, ou d'être dupes d'une mysti-
fication colossale. Le danger est grave, qu'on veuille bien le remarquer, car
l'ambiguïté et l'incertitude ne profitent qu'à ceux qui se croient favorisés
par la brochure ; ceux-là sont intéressés à croire, et s'exaltent dans la foi
que l'écrit anonyme encourage. Cette même ambiguïté désarme au contraire
ceux dont la brochure attaque les intérêts et les opinions; ceux-là sont offi-
ciellement obligés de ne pas croire à l'autorité de ce manifeste.' Au fond, cfe
procédé devrait être écarté, repoussé par tout le monde, car il peut être re-
tourné contre ceux qu'il sert passagèrement en apparence. Il compromet la
dignité des gouvernemens, il blesse la sincérité des opinions, il ébranle la
sûreté des relations. Nous répudions, quant à nous, pour les causes que nous
aimons, l'avantage de tels moyens. Nous ne voudrions pas l'emporter sur nos
adversaires par surprise. Nous croyons devoir la franchise à nos ennemis.
Aussi, malgré les profonds dissentimens qui nous séparent de M. l'évêque
d'Orléans, nous ne pouvons nous empêcher d'applaudir à ce cri de con-
science virile par lequel il demande à l'auteur de la brochure de rompre
l'anonyme. « Il faut un visage ici; il faut des yeux dont on puisse connaître
le regard, un homme enfin qui réponde de ses paroles. »
La brochure simplifiera- t-elle les difficultés de l'Italie? Malgré les objec-
tions que nous opposons à la forme de cet écrit, nous le souhaiterions sin-
cèrement; mais nous n'osons l'espérer. La brochure suppose en effet que
la question de la Romagne pourra être résolue par l'autorité du congrès, et
d'un autre côté elle passe sous silence la solution pratique et finale récla-
mée par l'Italie centrale, l'annexion au Piémont. Examinons à ces deux
points de vue les perspectives des questions italiennes.
L'on dit déjà, et c'est un des premiers effets de la publication anonyme,
que la convocation du congrès est encore retardée. Cela ne nous étonne
point. Il serait naturel que l'éclat de cette brochure eût porté quelques
gouvernemens à considérer une négociation préparatoire comme un préli-
minaire obligé de la réunion du congrès. Il importe beaucoup à des puis-
sances qui se réunissent en congrès d'être assurées d'avance de leur ac-
cord : autrement les délibérations mêmes du congrès pourraient donner
lieu à des scissions et à des luttes d'influences, à des traités particuliers, à
la formation d'alliances séparées, et se terminer par des conflits. Cet intérêt
est plus évident encore dans les circonstances où le prochain congrès est
appelé à se réunir. Ces circonstances sont loin de ressembler à celles où se
trouvait en 1815 le congrès de Vienne, dont la brochure invoque les précé-
dens avec trop peu de discernement. Le congrès de Vienne était la liquida-
tion d'une guerre de vingt ans, dans laquelle toutes les parties de l'Europe,
de Moscou à Cadix avaient été successivement ou simultanément engagées.
Tous les états continentaux avaient été remaniés ou transformés pendant
cette période, et la ruine de Napoléon laissait une masse énorme de terri-
228 REVUE DES DEUX MONDES.
toires dont il fallait opérer la distribution. En outre, le congrès de Vienne
n'avait à se mouvoir que dans les données de l'ancien droit européen, du
droit légitimiste, et ne devait pas rencontrer dans son œuvre les prétentions
d'un droit rival, du droit populaire. Enfin le congrès de Vienne n'avait pas
sa liberté d'action enchaînée : aucune des puissances qui le formaient n'a-
vait abdiqué pour ses résolutions la sanction de la force. ♦
Quel contraste avec le champ d'action et les facultés du prochain congrès
de Paris ! Celui-ci n'a pas de territoires à distribuer ; la guerre d'Italie n'a
donné lieu qu'à une conquête, celle de la Lombardie. L'emploi de cette con-
quête est déjà déterminé par le traité de Zurich. Dans le règlement de la si-
tuation du reste de l'Italie, une question de principe domine avant tout les
arrangemens territoriaux qu'il y aurait à prendre. Cette question de principe
est un conflit entre le principe légitimiste et le droit populaire. Il s'agit de
savoir d'abord qui l'emportera, du droit des souverains invoquant les traités
et les titres d'hérédité, ou du droit des populations manifestant leur souve-
raineté par leurs vœux. Personne n'admettra que cette question puisse être
éludée au sein du congrès ; il faudrait pour cela que les princes dépossédés
commençassent par faire au congrès l'abandon de leurs droits, s'en remet-
tant à lui pour les compensations qu'il saurait" leur procurer dans les arran-
gemens ultérieurs. Or cette abdication générale est parfaitement invraisem-
blable. Si cette question de principe se pose, et elle sera infailliblement
posée, nous voulons bien que la France et l'Angleterre se prononcent nette-
ment et sans réserve pour le droit populaire; mais il serait absolument chi-
mérique d'espérer qu'elles seraient suivies par les autres puissances. Les
autres puissances n'arracheront pas gratuitement de leurs couronnes le
rayon divin de la légitimité. N'attendez ni de la Russie, ni de la Prusse, ni
de l'Espagne un tel sacrifice et la consécration d'un tel précédent. Les puis-
sances qui s'appuient à la légitimité ne se croiront pas compétentes pour
abroger les titres des souverains dépossédés. En tout cas, ceux-ci ne leur re-
connaîtraient pas l'autorité de le faire. Si le droit légitimiste dépasse l'au-
torité d'un congrès, à plus forte raison le droit populaire décline-t-il un tel
tribunal lorsqu'il lui est contraire. L'autorité du congrès est donc contestable
en pareille matière et sera contestée des deux côtés. Enfin ce qui met le com-
ble aux difficultés du prochain congrès de Paris , c'est que , — la chose est
acquise par des déclarations répétées à satiété, — il renonce au pouvoir exé-
cutif; il n'emploiera pas la force à l'appui de ses décisions. De deux choses
l'une donc : ou le congrès se divisera sur les questions de principes et abou-
tira à une confusion, ou bien, si les cabinets sont devenus miraculeusement
sceptiques en matière de légitimité , le congrès empruntera à l'économie
politique le principe du laisser faire et permettra aux Italiens de s'arranger
comme ils voudront et comme ils pourront. Nous voulons bien céder au toiv
rent de l'opinion, attendre et demander comme tout le monde la réunion
d'un congrès ; mais nous avouerons que nous ne partageons pas l'engoue-
ment enfantin qu'inspire aujourd'hui cet expédient politique. Pour arriver
en effet au résultat que nous entrevoyons, l'on conviendra que ce n'est pas
la peine pour les puissances de se réunir en congrès.
Suivons une autre hypothèse. Supposons qu'on s'entende sur la question
#
REVUE. — CHRONIQUE.
2-29
de principe, supposons que dans le cas où la brochure n'aurait pas réussi
à convertir la cour de Rome, les cabinets consentent à passer outre et à mu-
tiler par un acte européen la souveraineté temporelle du chef de l'église;
supposons que TAutriche nous délie bénévolement des promesses de res-
tauration de Villafranca : le congrès aura alors des territoires à sa dispo-
sition, les Romagnes, Parme, Modène, la Toscane. On se trouvera encore
en face d'une question de principe. Les populations de l'Italie centrale ont
exprimé et répété un vœu : elles veulent être annexées au Piémont et for-
mer avec le Piémont un état qui, par ses seules forces, mette à l'abri l'in-
dépendance de la péninsule. Ce vœu de l'Italie centrale n'est point capri-
cieux ou chimérique; il est inspiré par un sentiment très net et très fort
des vraies conditions de l'indépendance de l'Italie. Les esprits élevés et cou-
rageux qui en ont été les promoteurs regardent l'annexion comme la con-
séquence nécessaire de la paix de Villafranca, puisque cette paix a laissé à
l'Autriche et les forteresses du quadrilatère et un pied sur la rive droite du
Pô. Pour résister au besoin à cette position menaçante de l'Autriche, en la
transformation morale de laquelle on leur permettra de n'avoir pas une foi
soudaine, ils veulent constituer un royaume puissant de l'Italie supérieure.
Ils se sont attachés à cette combinaison avec une jalouse et énergique con-
viction qu'ils ont communiquée aux populations gouvernées par eux. Le
plus remarquable des chefs de l'Italie centrale, M. Ricasoli, vient d'en don-
ner une preuve éclatante. Sa devise est l'annexion ou la mort. Le péril
qu'il redoute n'est point le retour des archiducs : c'est la formation d'un
royaume distinct dans l'Italie centrale. C'est de peur de prêter indirecte-
ment les mains à la préparation éventuelle d'un état de cette sorte, que,
dans l'incident Boncompagni, on l*a vu résister avec une opiniâtreté victo-
rieuse à l'absorption de la Toscane dans une régence commune aux quatre
états du centre : il a voulu que le sort de la Toscane demeurât exclusi-
vement lié à celui du Piémont, et ne se confondît pas dans une combi-
naison qui aurait présenté le cadre tout fait d'un nouveau royaume. Les
vues du baron Ricasoli sont partagées en cela par tout ce qu'il y a de
vivace et d'énergiquQ en Italie, par le parti national, devenu essentielle-
ment unitaire. La brochure ne fait aucune allusion à la politique d'initiative
des Italiens. La Romagne une fois officiellement détachée des états ponti-
ficaux, elle ne dit point ce qu'il en faudrait faire, elle n'ouvre pas la bouche
sur la combinaison territoriale à laquelle le congrès devrait l'agréger. Il y a
là pourtant un grand écueil pour la France et pour le congrès. Chercher à
créer un royaume de l'Italie centrale, c'est non-seulement susciter bien des
embarras entre les cabinets pour le choix d'un candidat à la nouvelle
royauté, c'est encore tourner contre soi le mouvement qui a prévalu en
Italie, contredire les vœux des populations, rouvrir peut-être la péninsule
aux menées révolutionnaires, en un mot s'attirer tous les inconvéniens
d'une lutte contre une tendance nationale après avoir assumé ceux d'une
rupture avec le droit légitimiste. Comment le congrès surmontera-t-il cette
difficulté, s'il a survécu aux autres? Nous sommes curieux de le voir.
Plus on avancera dans le développement des questions italiennes, et plus,
nous en sommes convaincus, il deviendra évident que la meilleure politique
230 REVUE DES DEUX MONDES.
est de laisser les Italiens résoudre entre eux les questions qui les concer-
nent. Il est possible que Ton arrive à cette conviction par Timpuissance
même des tentatives multipliées d'intervention que l'on aura essayées ; mais
combien il serait sage de nous épargner les frais de cette expérience et les
irritantes injustices qu'elle nous exposerait à commettre et en Italie et^
même dans le gouvernement intérieur de la France! Que l'on considère les
dangers qui résultent pour notre politique intérieure d'une politique d'in-
tervention constante dans les affaires d'Italie. Le nœud des questions ita-
liennes est à Rome, on le voit bien aujourd'hui. Que répondre aux catho-
liques et au clergé français, s'ils nous voient intervenir sans cesse dans la
péninsule? Il faut s'y attendre : ou ils voudront contraindre notre politique
à défendre l'autorité pontificale contre les plus légitimes réclamations de
l'Italie, ou ils rendront notre politique responsable de tous les échecs que
subira la papauté. Leur fermera-t-on la bouche? Ce serait injuste et impru-
dent, injuste, car il n'est pas permis de refuser aux grands intérêts du pays
et à leurs organes naturels les moyens d'exercer une influence légitime
sur la direction de la politique nationale; imprudent, parce que l'on s'expo-
serait à compliquer d'une question de liberté religieuse à l'intérieur une
question de politique étrangère. Qu'a-t-on gagné à- l'interdiction de la pu-
blication des mandemens? Nous avions refusé de croire à cette interdic-
tion. Le gouvernement a plusieurs fois protesté qu'il n'a et qu'il n'exerce
aucun pouvoir préventif sur les journaux, et en effet la législation ne lui en
confère aucun. Nous avions supposé que certains journaux cléricaux, qui
brillent plus par la violence que par le courage, et qui portent les épreuves
de leur cause avec assez peu de dignité pour s'amuser en ce moment à pour-
suivre de leurs bouffonneries vulgaires ceux qui les ont plus d'une fois dé-
fendus pour l'amour de la liberté, s'étaient rendus à un simple conseil, sa-
tisfaits comme ces avocats qui pensent avoir gagné leur procès lorsque le
juge les interrompt avec les mots sacramentels : « La cause est entendue. »
Il nous a bien fallu convenir de notre erreur lorsqu'on effet un journal offi-
cieux nous a prévenus avec une grande assurance que la publication des
mandemens est interdite. Chose curieuse, et phénomène commun en France
à cette heure ! ce journal amateur des interdictions est un des Abélards
qui chantent des épithalames enthousiastes, —Hymen! ô Hymenœe! — aux
fiançailles de l'Italie avec la liberté! Quel mal eût produit la publication
illimitée des mandemens? L'irritation du parti clérical contre la brochure
en eût-elle été plus violente? Nous ne le pensons pas.
Qu'auraient à dire au contraire les catholiques si l'on posait en principe
que la France laisse les Italiens maîtres de s'organiser comme ils l'entendent
en Italie, qu'elle a foi dans la vitalité et dans la sagesse de la cour de Rome,
et que le respect de l'autorité pontificale , autant que le respect de l'in-
dépendance d'un peuple, lui interdit d ' se mêler de leurs affaires? Cette
politique, sincèrement pratiquée, servirait plus efficacement que toutes les
Interventions les intérêts de la papauté en Italie. Une intervention est tou-
jours blessante pour ceux chez lesquels elle s'exerce : nécessairement igno-
rante et arbitraire, elle méconnaît les intérêts qu'elle veut protéger aussi
bien que ceux qu'elle vient combattre. Les antipathies de l'Italie moderne
REVUE. — CHRONIQUE. 231
et de la papauté sont nées de ces interventions aveugles et grossières. Ce
n'est pas plus en France qu'en Autriche et en Espagne que se peut trouver
la solution de la question romaine : c'est en Italie, car la question est essen-
tiellement italienne. Or il y a assez d'esprit, assez jle finesse et de sagacité
politique en Italie, aussi bien dans le parti libéral que dans la cour de Rome^
pour qu'on s'y puisse entendre sur les nécessités et les avantages mutuels
qui doivent lier l'Italie et Rome. Il ne faut pour cela qu'une chose : c'est
que des deux côtés l'on soit bien persuadé que l'on ne pourra plus recourir
à l'étranger, ou que l'on n'aura pas à subir une pression étrangère. — C'est
impossible, dira-t-on. Essayez. — Il y faudra trop de temps. Qu'importe le
temps, puisqu'il n'y a de naturel et de viable que ce qu'il enfante !
Ce qui vaudrait mieux à nos yeux pour la pacification de l'Italie que les
arrêts hypothétiques du congrès, c'est le parfait accord de la France et de
l'Angleterre. Protégé par la bienveillance des deux grandes nations occi-
dentales, le nouvel ordre de choses qui s'établirait dans l'Italie abandonnée
à elle-même pourrait se passer de la reconnaissance officielle des cabinets
puristes en fait de légitimité. Toutes les apparences indiquent de plus en
plus que l'on peut compter sur cet accord. En tout cas, l'Italie aura au con-
grès le représentant qu'elle y appelait avec une rare unanimité. M. de Ca-
vour nous arrivera muni d'instructions générales et de pleins pouvoirs. Il
sera chargé de démontrer au congrès que les votes de l'Italie centrale n'ont
pas été l'ouvrage d'un parti, d'une minorité, qu'ils ont été au contraire l'ex-
pression des vœux de la grande majorité des peuples; il défendra la légiti-
mité de ces votations; il séparera, comme il l'a fait déjà avec bonheur en
de nombreuses occasions, la cause italienne de la cause révolutionnaire ; il
défendra donc l'annexion, secondé par les démarches des députés de l'Italie
centrale. Parmi ces députés, celui que l'on désigne comme devant repré-
senter Parme, Modène et Bologne est M. Minghetti, un des esprits politiques
les plus remarquables de l'Italie. M. Minghetti est Bolonais ; il a été ministre
de Pie IX en 18/i8, et a eu depuis lors le rare mérite de vivre dans son pays
sans dévier de la ligne du libéralisme modéré. Lors du dernier voyage de
Pie IX à Bologne, le pape le fit appeler et eut avec lui un long entretien sur
les affaires du pays. Ce fut le seul membre de l'opposition que le saint-père
voulut voir : c'est assez dire quelle est la modération de ses opinions. Nous
ne savons encore si la Toscane enverra M. Peruzzi ou M. Matteucci. Au sur-
plus, la nomination de M. de Gavour a fortifié dans l'Italie centrale le mou-
vement annexioniste. L'on nous cite un curieux exemple de la puissance
qu'a dans toute la péninsule le nom seul de cet illustre homme d'état. Au
commencement de la guerre, la police de Naples, craignant des désordres,
s'avisa d'un curieux expédient. Elle fit fabriquer de fausses lettres, soi-di-
sant écrites par M. de Cavour, où il était recommandé aux patriotes napoli-
tains de demeurer calmes, et de ne pas compromettre le succès de la cause
italienne par des mouvemens intempestifs. L'on attribue à cette ingénieuse
exploitation du nom de M. de Cavour par la police le maintien de l'ordre à
Naples pendant l'époque si critique de la guerre. N'oublions pas les services
qu'un autre Italien illustre pourra rendre à son pays dans les circonstances
présentes. Nous voulons parler de M. Massimo d'Azeglio, dont le chaleureux
232 REVUE DES DEUX MONDES.
et loyal patriotisme éveille partout en Europe de nobleg sympathies. Ce vé-
téran de la cause italienne vient de publier une brochure : La politique et
le droit chrétien au point de vue de la question italienne. Cet honnête et im-
portant écrit devra être compté par le congrès comme un' des élémens les
plus sérieux de l'instruction que cette assemblée sera chargée de dresser.
Les évêques français pourraient trouver dans l'ouvrage de M. d'Azeglio d'in-
téressantes révélations sur les dangers que fait courir au sentiment reli-
gieux en Italie l'état actuel de la domination temporelle, et la preuve qu'au
lieu de protester contre d'urgentes réformes, la hiérarchie catholique ferait
bien mieux d'exhorter le pape à une transaction réclamée par les intérêts les
plus élevés de la religion.
Si les amis de la liberté avaient besoin de recevoir des leçons de patience,
ils en trouveraient d'éloquentes dans les tristes scènes dont les États-Unis
ont été récemment le théâtre. Un vieux fermier puritain, le malheureux
Brown, voué à-la cause de l'abolition de l'esclavage avec cette ténacité et
cette énergie religieuse que les émigrans du xvii* siècle ont transmises à leurs
descendans, exaspéré d'ailleurs par les violences sanguinaires et spoliatrices
exercées dans le Kansas, où il était établi, avait rêvé de porter un coup à
l'esclavage en délivrant les noirs de la Virginie, en assurant leur évasion,
et en les conduisant sur le territoire canadien. Ce malheureux violait sans
doute, par une telle entreprise, les lois positives de son pays; ce qui était
pire encore, il exposait les états du sud aux horreurs d'une guerre servile. Il
avait échoué; il était tombé blessé avec ses fils aux mains des autorités vir-
giniennes. Jugé, il avait reconnu lui-même avec une mâle droiture que la
loi ordonnait son supplice; mais de nombreuses circonstances, la sainteté
de ses intentions, la simplicité de son espri't, sa ferveur religieuse, sa fran-
chise, son courage, les maux qu'il avait soufferts, ses enfans sacrifiés, le re-
commandaient à la clémence publique. Tous les nobles cœurs des États-Unis
s'étaient émus en sa faveur. Les meetings et les congrégations religieuses
demandaient sa grâce. Des milliers de voix proclamaient que sa mort serait
une honte pour l'Amérique; d'autres glorifiaient et sanctifiaient d'avance son
supplice. «Voyez le nouveau saint! s'écriait à Tremont-Temple le grand écri-
vain américain Emerson; nul n'a été plus pur et plus brave parmi ceux que
l'amour des hommes a jamais conduits à la lutte et à la mort! Un nouveau
saint qui attend, encore son martyre, et qui, s'il le soufl're, rendra le gibet
aussi glorieux que la croix ! » Rien n'y a fait : les Virginiens ont été impi-
toyables, et ont effrayé et indigné le monde par leur implacable inhumanité.
Brown a été pendu. Les partisans de l'esclavage ont cru qu'il leur fallait
cette victime ; ils n'ont pas compris qu'ils donnaient au contraire un martyr
à la cause de l'affranchissement. Déjà en effet l'horreur et la fatalité de ce
supplice rejaillissent sur le parti de l'esclavage. De nombreux démocrates
se détachent de cette cause , qu'ils soutenaient par la plus inique des tac-
tiques politiques, et il semble que le congrès américain, en attendant des
luttes favorables à l'affranchissement, tiendra du moins à honneur déplacer
à sa tête un président qu'aucune complicité n'unisse avec le parti qui a sur
lui le sang de Brown.
Peutron prendre garde, au milieu de l'émotion nouvelle que les affaires
REVUE. — CHRONIQUE. 23â
d'Italie causent en Europe, aux résultats de la conférence de Wûrzbourg,
tels qu'ils ont été portés à la diète dans les propositions concertées des états
secondaires? Il sera assez tôt de s'occuper de ce travail de réforme partielle
tenté sur le pacte germanique lorsque la diète s'y sera sérieusement appli-
quée. Rien n'annonce malheureusement que l'Allemagne semble près de
sortir du marasme où elle est retombée après les excitations si vives de la
guerre. La Prusse, toujours condamnée aux velléités et aux hésitations, ne
fait rien pour mériter l'ascendant auquel elle aspire. L'Autriche, qui ne pou-
vait se rajeunir et recouvrer de nouvelles forces qu'en se retrempant dans
une politique libérale, fait de pénibles efforts, que paralyse la haine qu'elle
continue à nourrir contre la liberté religieuse et la liberté de la pensée. Il
n'y a en Autriche qu'un homme d'état de race, c'est le ministre des finances,
M. de Bruck, qui lutte avec un courage merveilleux contre la ruine des
finances autrichiennes; mais les ressources de ce courageux esprit ne s'é-
puiseront-elles pas à travers la politique étroite, bigote, intolérante, du ca-
binet auquel il appartient? Était-ce bien le moment pour la cour dé Vienne,
au lendemain d'un désastre, d'ajouter aux griefs politiques de la Hongrie le
frémissement d'une agitation religieuse par des mesures vexatoires dirigées
contre les protestans? Était-il opportun de bâillonner de nouveau la presse
et d'étouffer les controverses publiques dans un pays que la sénilité a con-
duit au bord d'un abîme? On dirait en vérité que le gouvernement autri-
chien veut donner raison à la prophétie découragée : Àustria morihunda,
que prononçaient naguère sur elle des voix qui ne demanderaient pas mieux
que de se tromper dans leurs tristes prévisions. Faisant allusion aux me-
sures restrictives auxquelles est de nouveau soumise la presse autrichienne,
un journal de Vienne disait naguère : « Les sujets qui appellent la discus-
sion, les questions qui sont sur les lèvres de tous les habitans de l'empire,
ne peuvent être abordés, dans les circonstances actuelles, sans le plus grand
danger par les journaux indépendans. Si l'année prochaine nous continuons
de garder le silence sur certains objets, que nos lecteurs le sachent, notre
silence ne doit être attribué ni à l'ignorance publique, ni à la négligence de
nos devoirs. » Voilà pour un journal un triste compliment de bonne année à
l'adresse du public. Les bons conseils ne manquent pourtant pas au gou-
vernement autrichien. Ses meilleurs amis les lui donnent avec force. Nous
croyons pouvoir citer parmi ceux-là l'un des plus influons publicistes de l'Al-
lemagne, le rédacteur en chef de la Gazette d'Augsbourg, M. Hermann Orges.
Ce vigoureux et libéral écrivain a été à coup sûr pour l'Autriche un partisan
utile cette année. Il n'hésite point cependant à blâmer l'inintelligence dont
le cabinet de Vienne fait preuve à l'égard des journaux. « Tout gouvernement,
écrit M. Orges, qui n'a rien à attendre de l'opinion publique et qui la redoute
au contraire doit naturellement, dans l'intérêt de sa conservation, oppri-
mer la presse; mais si des dangers viennent à le menacer au dehors et s'il
a besoin de l'appui de l'opinion, il ressent alors à fond les dommages causés
par le bâillonnement de la presse. Une presse libre peut seule en effet, à un
moment donné, procurer à un gouvernement des b'|as, des finances, et pro-
voquer l'enthousiasme qui inspire les grands sacrifices. Nous le disons avec
l'énergie la plus profonde et la plus convaincue, aucun pays plus que l'Au-
23A REVUE DES DEUX MONDES.
triche n'a besoin de la liberté de la pensée. » M. Orges signale avec une
vraie sagacité politique Tutilité d'une presse libre comme moyen d'influence
extérieure, et, dans un état composé de nationalités diverses et désunies,
comme moyen de ralliement et d'unité. L'Autriche a besoin de l'étranger,
puisque sans les capitaux du dehors elle ne peut mettre en valeur ses ri-
chesses naturelles, et elle est menacée dans l'unité de son empire par la
tendance des races à se disjoindre. Pour ce double motif, M. Orges l'exhorte
à se réconcilier avec l'esprit moderne. « C'est, dit-il, l'interprétation la plus
étroite de l'idée de nationalité qui sert de base aux ennemis de l'Autriche
dans leurs attaques contre elle. Au-dessus de l'idée de nationalité, il y a
pourtant l'idée de progrès. Presse libre, tribune libre, chaires libres, voilà
pour l'empire d'Autriche le commencement et la fin de toute réforme. »
L'écrivain de la Gazette d'Augshourg aurait pu signaler aux incorrigibles
absolutistes de Vienne le magnifique hommage que lord Palmerston vient
de rendre à la presse politique dans une réunion agricole à Romsey. Avec
le tact d'un homme qui connaît son siècle, le premier ministre d'Angle-
terre n'a pas craint de proclamer que la presse politique est un des plus
merveilleux, des plus féconds et des plus glorieux instrumens de progrès
de notre époque. Il s'adressait à un peuple qui comprend l'utile puissance
de ce levier intellectuel et moral , et qui sait estimer les avantages qu'il efl
retire. Il n'avait pas besoin de faire sentir à ses auditeurs l'aveuglement et
l'imbécillité des pays qui, mutilés volontaires, trouvent plus commode d'en-
chaîner cette force que de s'en servir. S'il eût parlé à ceux-là, il eût pu se
borner, pour leur édification, à une simple comparaison et à un simple con-
traste. Il n'aurait eu qu'à leur montrer, aux deux extrémités de la civilisa-
tion européenne, l'Angleterre et l'Autriche, l'une débordant de vie, grâce à
la liberté, l'autre débilitée, paralysée et vieillie par la compression, et leur
dire de choisir entre la destinée d'un empire et le sort de l'autre.
Il ne faudrait pas laisser croire que l'attention n'est due dans les affaires
du monde qu'^ ceux qui s'agitent, aux peuples dont la vie est toute pleine
de révolutions ou de guerres. C'est par les vues pratiques, même au mi-
lieu de discussions assez animées et de préoccupations au sujet de ses pos-
sessions transatlantiques, que la Hollande se distingue toujours. Les der-
nières crises de l'Europe ne pouvaient avoir qu'un retentissement indirect
en Hollande ; l'apaisement qui a suivi ne s'est fait sentir que par un petit
incident, la démission du ministre de la guerre, le général van Meurs, qui
a été remplacé par le baron de Casembroot. Le général van Meurs tenait,
à ce qu'il semble, à laisser encore sous les armes la milice appelée pendant
la guerre d'Italie, et ce désir était loin de répondre au vœu de l'opinion
générale , qui demandait le renvoi immédiat des miliciens dans leurs foyers
après le rétablissement de la paix. C'est le signe le plus évident des ten-
dances de l'esprit public. La nouvelle session qui s'est ouverte à La Haye, il
y a plus de deux mois déjà, est venue offrir un aliment à cet esprit. Pour
la Hollande , il y a toujours deux ordres de faits en instance, les questions
coloniales et les questions industrielles, les chemins de fer. Il y avait une
raison de plus récemment pour que les Hollandais se préoccupassent, non
sans une certaine anxiété, de leurs colonies des Indes orientales : un mas-
REVUE. — CHRONIQUE. 235
sacre a eu lieu au midi de Bornéo , dans le royaume de Banjermassin ; une
cinquantaine de personnes, hommes, femmes, enfans, ont été victimes d'une
recrudescence du fanatisme mahométan. Il y avait aussi des troubles tou-
jours renaissans à Sumatra, à Gélèbes. Une expédition avait été organisée
pour réprimer ces agitations; elle a été neutralisée par les maladies. Le
gouvernement s'est hâté d'envoyer des renforts, sans négliger de scruter les
causes de ce réveil du fanatisme mahométan aux Indes. On a cru voir une
des causes de cette recrudescence dans le nombre toujours croissant des
pèlerins qui font le voyage de La Mecque, et qui, à leur retour, mettent
tout en œuvre pour fanatiser les masses. C'est ce qui a donné l'idée d'une
ordonnance qui impose certaines conditions pour le voyage de La Mecque,
et fait peser une certaine responsabilité sur ceux qui font ce pèlerinage.
Ces faits, et des bruits évidemment exagérés sur l'état des esprits aux Indes,
ont causé une certaine émotion dans le pays et ravivé la lutte au sujet de
l'économie intérieure des possessions orientales et de la conduite des affaires
dans ces régions. C'est maintenant une levée de boucliers du parti conser-
vateur des Indes contre ce qu'il taxe d'application de principes par trop li-
béraux aux colonies. En même temps il s'acharne contre l'immixtion outrée
du parlement dans les affaires coloniales. Le ministre, M. Rochussen, tout
en observant une grande réserve, laisse percer son système, qui consiste à
se garder tout à la fois des vues rétrogrades et des réformes hasardées. Le
maintien de ce qui existe, c'est à quoi vise pour le moment sa politique;
plus tard, quand on saura le résultat de la nouvelle expédition partie, au
mois d'octobre, de Java contre Boni (Gélèbes), et quand on sera rassuré
complètement sur la situation des Indes, il sera opportun de revenir sur
bien des réformes, d'ouvrir de nouvelles discussions.
Quant aux affaires intérieures, la Hollande est tout entière aux questions
de chemins de fer, qui depuis le mois d'octobre ont rempli les discussions
des chambres. Le gouvernement a proposé un plan embrassant deux lignes,
celle du midi, de Rotterdam au Mœrdyk, et la ligne du nord-est, ayant pour
point de jonction la ville d'Arnhem. Ce projet a soulevé une vive opposition
de la part de la ville d'Amsterdam, de plusieurs parties de la Frise, de la
Gueldre, d'Utrecht, et de ce travail d'opposition est sorti un projet différent
de celui du gouvernement, proposant de faire d'Ltrecht le centre d'un ré-
seau. Tout le monde avait assurément de bonnes raisons. Les opposans se
plaignaient de voir la ville d'Amsterdam laissée de côté; les partisans du
gouvernement invoquaient surtout la nécessité de se mettre à l'œuvre et de
commencer, pour arriver promptement à rejoindre la ligne belge du Mœr-
dyk. A ces questions de tracés venaient se joindre les divergences sur la
construction par l'état ou par l'industrie privée. La loi, présentée par le gou-
vernement, discutée avec vivacité dans la seconde chambre, et votée à la
majorité de quelques voix seulement, vient maintenant de subir l'épreuve
d'un premier examen dans la première chambre ; on ignore encore le ré-
sultat de cette épreuve. Le pétitionnement d'ailleurs ne discontinue pas, et
la question est devenue plus compliquée, en ce que le ministère, pour don-
ner satisfaction aux vœux de la capitale , avait proposé en même temps le
plan du percement des dunes, travail hardi qui ouvrirait au port d'Amster-
236 REVUE DES DEUX MONDES.
dam une voie maritime et plus prompte et plus facile. Or ce plan a trouvé
une assez forte opposition au sein de la seconde chambre, en partie pour des
motifs financiers, en partie pour des motifs techniques. Quoi qu'il en soit,
cette opposition a été très mal reçue de la capitale, qui veut résolument
s'adresser au roi pour qu'il soit donné suite audit projet. Le ministère, ap-
puyé par une petite majorité seulement dans la seconde chambre lors du
vote des voies ferrées, incertain encore du vote de l'autre chambre, au mi-
lieu de l'expression bien vive des vœux des différentes parties du pays, se
trouve dans une situation difficile, malgré l'adoption du budget. La discus-
sion du budget s'est ressentie d'ailleurs du déplacement des partis sous l'in-
fluence des débats sur les chemins de fer; le point le plus saillant peut-être
a été l'adoption du chapitre de la guerre, bien que le nouveau ministère ait
refusé net la loi organique de l'armée, annoncée l'année dernière par son
prédécesseur sur les instances de la majorité. M. de Gasembroot a contesté
la constitutionnalité d'une pareille loi. Il ressort de tout ce qui précède que
la solution de la situation actuelle de la Hollande dépend en premier lieu
du vote de la première chambre concernant le projet des chemins de fer,
puis de la tournure des affaires aux Indes. On espère que, par des mesures
prises dans ces contrées, les nouvelles ne tarderont pas à devenir de plus
en plus satisfaisantes. » e. forcade.
ESSAIS ET NOTICES,
LE MARQUIS DE LAJATICO.
L'Italie vient de perdre un homme fait pour l'honorer et la servir dans
ses vicissitudes contemporaines, le marquis de Lajatico, qui était allé repré-
senter en Angleterre les intérêts nouveaux de la Toscane émancipée, et que
la mort a enlevé en quelques jours, avant qu'il n'eût achevé sa mission,
avant qu'il n'eût vu les destinées de sa patrie fixées suivant ses espérances.
Assurément tout passe vite aujourd'hui, les événemens se pressent, et les
hommes vont au pas de course. C'est bien le moment de se souvenir du mot
énergique : Prxterit figura mundi. Quelle sera désormais la figure du
monde, et qui peut se promettre d'assister au renouvellement des choses?
C'est à peine si l'attention, distraite par tout ce qui vit et s'agite, a le
temps de se détourner à la hâte vers ceux qui disparaissent dans la mêlée
aniverselle. Cet homme de bon conseil et ce galant homme qui vient de
mourir presque seul dans un hôtel de Londres, loin de Florence et loin des
siens, qui n'ont pu arriver pour sa dernière heure, ce grand seigneur ita-
lien était du moins de ceux qui en disparaissant laissent un vide, et dont le
REVUE. — CHRONIQUE. 237
nom reste attaché à toute une période de l'histoire de leur pays. Les der-
niers événemens ont donné à ce nom une notoriété plus étendue, plus
européenne. Il y a longtemps que le marquis de Lajatico s'était fait une
place distincte parmi les hommes sincèrement attachés à la cause de l'é-
mancipation et de l'organisation libérale de la péninsule. Par la loyauté de
son caractère et la droiture de son esprit, par son rang, par sa fortune, par
les positions éminentes qu'il avait occupées, et par ses interventions dans
des heures décisives, c'était un personnage politique fait pour représenter
le patriotisme italien dans ce qu'il a de plus juste et de plus pratique. Il
était difficile de ne voir que révolution et anarchie dans une cause si acti-
yement défendue par ce gentilhomme, propriétaire des plus beaux palais et
<les plus vastes domaines de Rome et de la Toscane, par ce diplomate fidèle
aux traditions de toute une famille de serviteurs de l'état, par ce politique
ami éprouvé de la monarchie et de la religion. Conspirateur, agitateur et
même homme d'opposition, le marquis de Lajatico ne l'avait jamais été ; c'é-
tait simplement un honnête homme indépendant, sentant avec son pays, et
dont la vie a une moralité singulièrement opportune, car elle prouve que
si la maison de Lorraine avait pu être sauvée à Florence, elle l'eût été par
celui qui a fait le dernier effort pour concilier l'attachement au prince et le
sentiment patriotique.
Ce diplomate italien qui vient de mourir, don Neri Gorsini, marquis de
Lajatico, était de la grande maison romaine des princes Gorsini. Son père
avait été sénateur de l'empire français, et fut plus tard sénateur de la ville
de Rome. Son oncle Neri Gorsini était à Vienne en 1815, chargé de défendre
les intérêts de la Toscane, et depuis il resta longtemps ministre du grand-
duc. Par ses alliances et par celles de ses enfans, le marquis de Lajatico te-
nait aux plus grandes familles, aux Rinuccini, aux Barberini de Rome, au
marquis Gino Capponi, le doyen du libéralisme toscan, dont une de ses filles
a épousé le petit-fils. Le second de ses fils est officier d'artillerie dans l'ar-
mée piémontaise, et a fait brillamment la dernière campagne. Et je ne dis
ceci que pour rappeler encore comment cette cause italienne, qu'on repré-
sente quelquefois comme une imagination de sectaires, rattache naturelle-
ment à elle tout ce qu'il y a de plus élevé, de plus intéressé même à la paix
publique et à la conservation sociale. Le marquis de Lajatico, dès sa jeu-
nesse, était destiné par tradition de famille à servir l'état : après de bril-
lantes études universitaires, il fut employé dans les bureaux du gouverne-
ment, et devint secrétaire-général du ministère des affaires étrangères; il
fut ensuite conseiller d'état, major-général, enfin gouverneur civil et mili-
taire de la ville de Livourne. C'est dans cette dernière et éminente position
qu'il se trouvait, lorsque l'avènement de Pie IX au pontificat en 18/i6 ouvrait
pour l'Italie l'ère d'une régénération presque inattendue.
Il ne faut pas l'oublier, c'est Pie IX qui le premier a dit à Tltalie contem-
poraine de se lever et de reprendre foi en ses destinées, et on sait ce que
cette magique parole réveilla d'espérances. Partout à la fois, à Rome, à Flo-
rence, à Pise, à Bologne, à Turin, les populations se ranimaient, tandis que
les gouvernemens commençaient à s'adoucir. Ce fut le temps des démon-
strations et des manifestations populaires. Livourne, l'une des plus turbulentes
238 REVUE DES DEUX MONDES.
villes de Tltalie, — elle Ta montré depuis en 18Zi8, — ne fut pas la dernière
à s'émouvoir; elle avait cependant une telle confiance dans le sage et libé-
ral esprit de son gouverneur, qu'elle se montra constamment docile à sa voix
au milieu de ces enivrantes agitations des premiers momens. Livourne ne se
trompait pas dans sa confiance, car le marquis de Lajatico, par les lumières
de son intelligence, par les inspirations de sa raison, appartenait d'avance
à ce mouvement de réformes qui commençait. Par sa qualité de fonction-
naire de l'état, il s'était naturellement tenu toujours en dehors de toutes
ces menées secrètes qui ont été pendant si longtemps la seule forme de la vie
politique au-delà des Alpes, le seul moyen employé par un grand nombre de
libéraux italiens pour travailler à l'affranchissement de leur pays; mais d'un
autre côté, dans l'intérieur de sa conscience, il ne se méprenait pas sur les
temps nouveaux. Son esprit était tout acquis à un large système de réformes;
sa fidélité au prince y voyait le gage de l'aff'ermissement de la dynastie
grand-ducale popularisée par une initiative généreuse, et dans l'indépen-
dance de sa situation personnelle, en dehors de tous les partis, il voyait un
moyen de travailler librement, selon ses convictions, à la résurrection na-
tionale et politique de l'Italie.
Conservateur et libéral à la fois, sincère par-dessus tout, le marquis de
Lajatico fut des premiers à cette époque à sentir la force irrésistible de ce
mouvement et les dangers dont il pouvait être la source, si l'on ne se hâtait
de le dominer par une direction intelligente et spontanée. Le gouverneur
de Livourne ne le cachait pas dans ses rapports officiels au grand-duc, dès
qu'il vit poindre les premières réformes, accueillies avec une sorte d'ivresse.
Son avis eût été d'organiser aussitôt dans les conditions les plus larges un
gouvernement consultatif, qui eût resserré le lien entre la dynastie et le
pays, en devenant l'expression tempérée et suffisante encore de tous les
vœux publics. Ces conseils, semblables à ceux que Rossi donnait à Rome, ne
furent point écoutés. On alla de concessions en concessions; on céda pas à
pas, tantôt en adoucissant le régime de la presse, tantôt en se laissant arra-
cher l'organisation d'une garde nationale. Il en résulta ce qui était facile à
prévoir, ce que le gouverneur de Livourne avait prédit dès la première
heure, — une série de faiblesses amenant pour le pouvoir une déconsidéra-
tion dont il ne se relevait un moinent que par des concessions toujours nou-
velles, à tel point que le grand-duc Léopold II se trouvait conduit, au mois
de septembre i8/i7, à chercher tous les moyens de fortifier son gouverne-
ment, et il appelait au ministère le marquis de Lajatico comme l'homme le
mieux fait pour ramener la confiance publique.
Tout marchait vite en ce temps, et il arriva une chose bien simple : ce
qui eût suffi au commencement de 18Zi7 ne suffisait plus au mois de septem-
bre. Le marquis de Lajatico le sentit, et il déclarait avec une nette har-
diesse au grand-duc qu'à ses yeux on ne pouvait désormais assurer l'ordre
et rester maître du mpuvement universel qu'en donnant une constitution
et en adoptant une politique franchement nationale. On vivait encore dans
de telles illusions au palais Pitti que le mot de constitution fut considéré
presque comme une offense. « Mais c'est appeler l'Autriche! » dit le grand-
duc. Le marquis de Lajatico répcJndit en invoquant les droits d'indépen-
mA
REVUE. — CHRONIQUE. 239
dance de la Toscane. De part et d'autre, c'était toucher au nœud de la ques-
tion. Le grand-duc repoussa dédaigneusement la proposition qui lui était
faite, et congédia assez durement le marquis de Lajatico, qui, en quittant
l'audience du prince, trouvait dans une antichambre le comte Serristori et
le général Proni, déjà désignés pour lui succéder au ministère et dans le
gouvernement de Livourne. C'était vraiment une disgrâce complète, et le
loyal conseiller se voyait réduit à quitter la Toscane elle-même pour avoir
osé exprimer au prince une opinion franche et prévoyante suggérée par
l'état du pays et de l'Italie tout entière. Les événemens vinrent cependant
donner bientôt raison au marquis de Lajatico. L'agitation allait toujours en
croissant, et cette constitution, qui était une impossibilité en septembre
18Zi7, qui « aurait appelé sur la Toscane les -malheurs d'une intervention
autrichienne, » cette constitution devenait une nécessité au mois de février
I8Z18. « Elle était, suivant le langage public du grand-duc, l'objet des vœux
les plus anciens et les plus ardens du prince, ainsi que de sa famille, le dé-
veloppement des institutions que son aïeul, son père et lui-même avaient
introduites dans le pays, et il s'empressait de la donner à son peuple, qu'il
croyait entièrement mûr pour en savoir profiter. » Ainsi parlait le préam-
bule du statut toscan. Les révolutions de Paris, de Milan et de Vienne ne
tardaient pas à imposer l'autre partie du programme du marquis de Laja-
tico, l'adoption d'une politique d'indépendance nationale en Italie.
Voilà donc la Toscane entrant dans le mouvement constitutionnel et na-
tional. Le grand-duc alors dut naturellement songer à l'homme qui, quatre
mois auparavant, lui avait proposé cette politique : le marquis de Lajatico
revint à Florence pour être tout à la fois ministre de la guerre et ministre
des affaires étrangères. Il y avait de sa part quelque mérite à prendre le
pouvoir dans des circonstances si rapidement aggravées, et où tout était
difficile. Il se mit à l'œuvre pourtant, nouant une alliance plus intime avec
le roi Charles- Albert, qui venait de passer le Tessin, et préparant à la hâte
une petite armée toscane pour l'envoyer en Lombardie. C'est ce petit corps
d'armée, fort incomplètement organisé, et à peine muni du plus strict né-
cessaire, qui se battit bravement sous les murs de Mantoue, dans les san-
glantes affaires de Gurtatone et de Montanara. Le nouveau ministre de la
guerre voulut lui-même aller visiter le camp ; il se trouva à une sortie de la
garnison de Mantoue, et s'élança intrépidement au plus chaud de la mêlée.
Le roi Charles-Albert, témoin de sa conduite, lui donna sur le champ de ba-
taille le grand cordon des saints Maurice et Lazare.
Ce n'était pas d'ailleurs une petite tâche que le marquis de Lajatico avait
acceptée comme ministre de la guerre , en se chargeant de reconstituer et
de développer les forces militaires d'un pays tel que la Toscane, où l'armée,
supprimée autrefois par le grand-duc Léopold F^ n'avait été postérieure-
ment rétablie que dans les limites fixées par le célèbre traité du 12 juin 1815
avec l'Autriche; ce traité assignait à la Toscane un contingent de six mille
hommes, qui, en cas de guerre, devait même passer sous les ordres d'un gé-
néral autrichien. Tout ce qui regardait l'armée avait donc été singulière-
ment négligé, et se trouvait à peu près à l'abandon en 18/i8. D'un autre côté,
le grand-duc Léopold II était loin de seconder d'un zèle chaleureux et actif
240 REVUE DES DEUX MONDES.
les projets de son ministre pour organiser des forces destinées à combattre
les soldats de l'Autriche. Le grand-duc disait, il est vrai, dans ses procla-
mations, en paraissant se glorifier, que « les soldats toscans avaient été les
premiers qui eussent marché à la conquête de Tindépendance sous les or-
dres du magnanime roi de Sardaigne ; » il excitait le pays et le parlement à
prêter leur concours « à la sainte cause de l'indépendance italienne, pour
hâter le terme victorieux de la guerre contre l'étranger ; » mais en même
temps, en bon archiduc, il ne laissait point d'entretenir, à l'insu de son mi-
nistère, des relations suivies avec l'empereur. Il agissait en prince un peu
trop pénétré de l'idée qu'il aurait à recourir de nouveau aux armées autri-
chiennes. Le marquis de Lajatico, comme ministre de la guerre, se trouvait
placé entre l'opinion, qui le pressait de réorganiser les forces militaires, et
le grand-duc, qui se croyait intéressé à retenir cet élan, à embarrasser tous
les projets par des lenteurs. C'était l'impuissance.
Le résultat de ce système ne pouvait être douteux. Les passions extrêmes
se firent une arme de l'inaction du gouvernement, des revers qui vinrent
bientôt compromettre la cause de l'indépendance italienne. L'agitation ne
fit que s'accroître en Toscane, l'émeute gronda à Livourne. Deux ministères
sombrèrent coup sur coup, et le grand-duc se trouva conduit en peu de
temps à accepter le ministère démocratique de MM. Guerrazzi et Monta-
nelli, dont le premier acte fut la dissolution des chambres. Tout n'était
point encore perdu cependant. Le parlement nouveau, issu des élections
faites à cette époque, était loin de répondre aux espérances du parti démo-
cratique : il reflétait dans son ensemble l'esprit de ce pays aux mœurs pai-
sibles, et où domine toujours le goût de l'ordre. Le marquis de Lajatico,
sondant résolument la situation, eût voulu que le grand-duc s'appuyât sur
ces précieux élémens d'ordre qui étaient dans le parlement, dans la garde
nationale, et rompît avec la révolution pour fonder un pouvoir franche-
ment constitutionnel et italien, mais en même temps décidé à faire face à
tous les désordres. L'entreprise était hardie et devait réussir. Aussi le mar-
quis de Lajatico fut-il navré lorsque le grand-duc, au lieu de lutter et de
vaincre, quittait Florence le 7 février 18Zi9 et partait secrètement, laissant
le pays sans gouvernement, sans direction. Il fit en ce moment l'œuvre d'un
bon citoyen : il concourut de son vote à l'organisation d'un gouvernement
de circonstance, le seul possible alors. Seulement il eut le courage de se
présenter dans le parlement envahi par la populace et de demander que ce
gouvernement de fait que la fuite du prince imposait fût constitué de façon
à représenter et à rassurer le pays, au lieu d'être le gouvernement exclusif
de la faction démocratique. Le marquis de Lajatico eut encore une lueur
d'espoir après cette triste débâcle : ce fut en apprenant que le grand-duc,
retiré dans une petite ville maritime de la Toscane, à San-Stefano, et en-
touré du corps diplomatique, avait accepté l'intervention piémontaise offerte
par Gioberti, alors premier ministre de Charles-Albert. Il embrassa chaleu-
reusement cette idée, dans laquelle il voyait le salut du régime constitu-
tionnel en Italie, et il se hâta d'écrire au grand-duc pour lui offrir de nou-
veau ses services. Malheureusement cette lettre fut interceptée et valut à
celui qui l'avait écrite d'être menacé d'un procès de trahison à Florence.
REVUE. — CHRONIQUE. 241
Le marquis de Lajatico avait dû s'expatrier en 18/i7 pour avoir osé propo-
ser une constitution à un prince absolu, et il se voyait réduit encore une
fois à s'exiler avec sa famille sous le gouvernement démocratique qui régnait
en Toscane.
Une plus vive amertume patriotique était réservée au marquis de Lajatico
dans ce second exil : c'était de voir le prince qui avait fini par refuser l'in-
tervention du Piémont rentrer bientôt à Florence avec le secours des armées
autrichiennes. La restauration du grand-duc se présentait pourtant sous de
plus favorables auspices; elle s'opérait par une réaction naturelle de l'opi-
nion, par ce mouvement spontané du 12 avril 18^9, œuvre du parti consti-
tutionnel modéré. Le grand-duc lui-même, retiré à Gaëte, n'avait point hé-
sité à ratifier au premier instant les promesses libérales faites en son nom.
On crut du moins avoir sauvé le statut. La déception du marquis de Lajatico
fut grande quand il vit les soldats de l'Autriche envahir malgré tout la Tos-
cane, qui s'était pacifiée d'elle-même, et le grand-duc oublier ses promesses,
suspendre d'abord, puis supprimer définitivement les institutions dont il
avait garanti l'existence. Ceux qui avaient pris l'initiative et la direction du
mouvement du 12 avril 18Zi9 avaient cru ramener un prince constitutionnel
et italien, ils avaient rendu le pouvoir à un archiduc plus autrichien et plus
absolu que jamais. Le marquis de Lajatico, revenu, lui aussi, à Florence
après ces orages, ne fit dès lors qu'une chose : il se réfugia dans son patrio-
tisme froissé, et ne voulut point désespérer. Il était si peu révolutionnaire
de son naturel que, malgré bien des mécomptes, il ne renonça point à la
pensée de travailler encore à concilier l'intérêt dynastique et l'intérêt du
pays. Oubliant ses griefs, surmontant des répugnances personnelles très
fortes, bravant la froideur qui l'attendait dans les régions officielles, il ne
kissa pas de conserver ses relations avec la cour. Les hommes d'opinions
plus vives blâmaient quelquefois ces ménagemens; ils voyaient une trans-
action presque coupable là où il n'y avait qu'un dévouement plus élevé au
bien public. Le marquis de Lajatico n'allait pas à la cour pour son intérêt
personnel, mais il gardait le droit de parler, même au risque de n'être point
entendu, et par lui l'opinion constitutionnelle avait en quelque sorte son
entrée au palais Pitti.
Tant qu'une certaine liberté de la presse survécut à la suppression de la
constitution, le marquis de Lajatico s'en servit avec ses amis pour donner
des avis prévoyans et sages avec autant de franchise que de modération.
Lorsque l'opinion publique n'eut plus aucun moyen légal de se faire en-
tendre, il resta étranger à tout acte qui aurait pu diminuer la valeur des
efforts que ses relations avec la cour et avec les hommes du gouvernement
lui permettaient de tenter. 11 attendait l'occasion, et cette occasion vint au
commencement de 1859. La fermentation était grande en Italie, et à Flo-
rence plus que partout. Des milliers de volontaires quittaient la Toscane
pour aller servir dans l'armée piéraontaise. Les soldats toscans eux-mêmes,
quoique placés sous les ordres d'un général autrichien, ne cachaient point
leurs sympathies pour la cause de leur pays. Des publications aussi fermes
que modérées reproduisaient toutes les vibrations du sentiment national.
Que faisait le grand-duc en présence de cette agitation des esprits ? Au pre-
242 REVUE DES DEUX MONDES.
mier moment, il n'aurait pas voulu séparer ses intérêts de ceux de TAu-
triche ; puis, pressé par les circonstances, il se montrait résolu à se réfugier
dans la neutralité. Le gouvernement s'efforçait d'attribuer toutes les mani-
festations publiques aux menées de quelques factieux. C'est alors que le
marquis de Lajatico se décidait à adresser au président du conseil, M. Bal-
dasseroni, la lettre du 18 mars, qui était un acte de patriote et de citoyen
dévoué à la dynastie. Il révélait toute l'étendue et la force de l'opinion na-
tionale, montrait le péril de la neutralité, et laissait entrevoir enfin que la
dynastie elle-même ne pouvait se sauver que si elle s'alliait avec le Piémont,
et si les jeunes princes allaient prendre part à la guerre. On lui répondit
que le grand-duc, plutôt que de rompre avec l'Autriche, quitterait de nou-
veau la Toscane, comme il l'avait fait en 18Zi9. Peu de jours après, ce loyal
et sage conseiller se présentait à un cercle de la cour, et il fut reçu avec
une froideur qui ne pouvait lui laisser de doute sur sa nouvelle disgrâce.
Les événemens se hâtaient cependant. L'ultimatum autrichien arrivait à
Turin, les soldats de la France commençaient à paraître au sommet des
Alpes; l'armée toscane s'émut alors, les rassemblemens populaires rempli-
rent les rues de Florence; la journée du 27 avril 1859 se leva pleine de me-
naces, et le grand-duc, à qui tout manquait à la fois, l'armée et le peuple,
se vit obligé de rappeler à lui le marquis de Lajatico, qui poussa le dévoue-
ment jusqu'à se charger en cette extrémité de former un nouveau minis-
tère. C'est l'histoire de cette tentative suprême que celui-ci a racontée dans
une lettre qu'il adressait peu après à son fils, et où il décrivait les brusques
et violentes péripéties de ces quelques heures. Le marquis de Lajatico se
faisait à lui-même l'illusion qu'on pouvait sauver encore la dynastie et le
grand-duc régnant par la politique de la lettre du 18 mars 1859, en reprenant
le drapeau tricolore comme signe de nationalité, en s'alliant au Piémont et
à la France, en entrant franchement dans la guerre qui se préparait. Il fut
détrompé quand il consulta ses amis et le premier entre tous, le marquis
Cosimo Ridolfi. Le grand-duc Léopold II s'était fait un irréparable tort en
manquant à toutes ses promesses de 18Zi9. On ne crut pas à sa sincérité, on
exigeait avant tout son abdication en faveur de son fils. Le marquis de La-
jatico dut rentrer au palais Pitti porteur de cette condition, sans laquelle les
amis de la dynastie ne croyaient plus pouvoir la sauver. « Je voudrais, a-t-il
dit avec une franchise pleine d'émotion, je voudrais que tous les hommes
politiques du monde fussent à même de juger en pleine connaissance l'acte
que je dus accomplir, parce que j'ai le ferme espoir qu'ils diraient tous
d'une seule voix que je ne pouvais ni ne devais faire autrement... »
La condition de l'abdication était dure sans doute ; elle n'impliquait ce-
pendant qu'un sacrifice personnel de la part d'un prince qui déjà s'était
montré prêt à reprendre le drapeau tricolore, à déclarer la guerre au chef
de sa famille, et à rejeter dans l'oubli des traités que la veille il déclarait
inviolables. Le grand-duc a dit depuis, dans une protestation datée de Fer-
rare : tt Plutôt que de me laisser contraindre à déclarer la guerre , je me
réfugie auprès d'un état ami auquel je suis lié par des traités de secours
réciproques. » C'était Inexact autant que malheureux. Léopold II avait tout
accepté : sa dignité n'aurait pas eu plus à souffrir d'un acte personnel d'ab-
REVUE. — CHRONIQUE. 243
négation que des pénibles concessions qu'il avait déjà faites ; il s'arrêta de-
vant cette nécessité de Tabdication. On sait le reste. La famille du grand-duc
quittait Florence au milieu d'un peuple silencieux, qui n'eut ni une injure
ni un mouvement de sympathie pour cette famille fugitive, qui se proscri-
vait elle-même faute de pouvoir se résigner à devenir nationale, et la Tos-
cane marchait à ses destinées nouvelles, s'alliant à la France et au Piémont,
s'organisant au sein d'un calme intérieur qui ne s'est point démenti. Le rôle
du marquis de Lajatico en ces dernières heures fut aussi loyal que simple
et patriotique. Il fit tout ce qu'il put pour sauver la dynastie, et quand tout
fut épuisé, il s'offrit encore pour garantir sa sûreté, fût-ce au risque de sa
propre vie, ce qui ne fut point heureusement nécessaire.
Libre désormais de tout engagement envers la maison de Lorraine, ayant
largement payé la dette de ses affections dynastiques, le marquis de Lajatico
n'avait plus qu'un devoir : c'était de se dévouer aux destinées nouvelles de
son pays; il accepta d'aller représenter la Toscane au camp des armées al-
liées en Italie. Par ses manières supérieures, par sa dignité facile, par le
désintéressement avec lequel il remplit la mission dont il était chargé , par
le sang-froid qu'il montra aux batailles de Palestre et de Solferino, pendant
lesquelles il se tint toujours à cheval au milieu de l'état-major du roi de
Sardaigne, le représentant de la Toscane faisait honneur à son pays, en
même temps qu'il lui rendait plus d'un service par ses rapports avec les
chefs souverains des deux armées. Il avait vu avec une véritable tristesse le
départ de la maison de Lorraine, et qui sait s'il ne croyait pas encore se-
crètement à la possibilité de son retour dans des conditions meilleures après
la conquête de l'indépendance ? Dès qu'il vit le grand-duc et ses fils prendre
place sans nécessité dans le camp autrichien contre l'Italie, il n'eut plus la
moindre illusion; l'incompatibilité était devenue radicale à ses yeux, tout
devait être fini. Le marquis de Lajatico fut l'un des premiers à penser dès
ce moment que la Toscane n'avait rien de mieux à faire que de s'annexer
au Piémont. Sa vive intelligence politique découvrit bientôt les difficultés
insurmontables qu'éprouverait tout gouvernement nouveau en Toscane. La
maison de Savoie avait pour lui l'avantage d'être une maison italienne forte
de sa popularité et d'offrir toutes les garanties d'ordre et de paix intérieure.
La formation d'un royaume constitutionnel sous le sceptre de la maison de
Savoie lui apparaissait enfin comme la combinaison la plus juste et la plus
pratique pour sauvegarder désormais l'indépendance italienne vis-à-vis de
l'étranger. C'est dans ce sens qu'il conseillait le nouveau gouvernement
toscan dès les premiers temps de son séjour au camp des armées alliées.
En adoptant cette pensée, devenue plus générale après la. paix de Villa-
franca, le marquis de Lajatico se montrait toujours le même, national, mo-
narchique, constitutionnel et conservateur. Son zèle ardent pour les inté-
rêts de son pays lui fit accepter après la paix d'aller représenter cette
politique à Paris et à Londres. 11 vit trois fois l'empereur des Français, en
juillet et en octobre, et se fit le défenseur des vœux des Toscans. Un jour
peut-être la correspondance du diplomate florentin offrira plus d'un trait
curieux à l'histoire, en même temps qu'elle sera un témoignage de plus de
son dévouement intelligent. Le marquis de Lajatico ne mettait du reste au-
t. . ■•
24A REVUE DES DEUX MONDES.
cune subtilité dans la diplomatie; il restait simplement un homme sincère
et franc. C'est en remplissant la patriotique mission de défendre les intérêts
de son pays qu'il est mort en Angleterre, surpris par un mal inattendu, et
au moment d'expirer il recommandait encore à son jeune secrétaire de per-
sévérer dans les sentimens qu'il lui avait inspirés.
Le marquis de Lajatico est donc mort comme il avait vécu, en patriote
honnête, sincère, quoique toujours modéré, et il a mérité que ses restes,
rapportés à Florence, fussent déposés dans l'église de Santa-Croce, à côté
de ceux des plus illustres citoyens toscans. Il y a pourtant dans une telle
vie une moralité qui tourne au profit de l'Italie, et qui est après tout une
lumière en politique. Lorsque ces dévouemens intelligens, éclairés, fidèles
jusqu'au bout, ne peuvent sauver une famille de princes, lorsqu'une incom-
patibilité radicale, absolue, fondée sur une antipathie de nationalité, éclate
périodiquement, et dans les heures les plus décisives, entre une maison ré-
gnante et un pays, c'est que les déchéances sont irrévocables, et que les
destinées sont accomplies. On veut y voir une œuvre de révolution, et ce
n'est que le triste fruit de fautes accumulées. ch. de mazade.
POESIES
LA BALLADE DU DÉSESPÉRÉ.
Qui frappe à ma porte à cette heure?
— Ouvre, c'est moi. — Quel est ton nom?
On n'entre pas dans ma demeure
A minuit ainsi, sans façon.
— Ouvre. — Ton nom? — La neige tombe,
Ouvre. ■— Ton nom? —Yite, ouvre-moi!
— Quel est ton nom ? — Ah ! dans sa tombe
Un cadavre n'a pas plus froid.
J'ai marché toute la journée
De l'ouest à l'est, du sud au nord.
A l'angle de ta cheminée
Laisse-moi m'asseoir. — Pas encorl
Quel est ton nom? — Je suis la gloire.
Je mène à l'immortalité.
- t I
REVUE. — CHRONIQUE. 2A5
— Passe, fantôme dérisoire !
— Donne-moi l'hospitalité.
Je suis l'amour et la jeunesse,
Ces deux belles moitiés de Dieu.
— Passe ton chemin : ma maîtresse
Depuis longtemps m'a dit adieu.
— Je suis l'art et la poésie :
On me proscrit. Vite, ouvre. — Non.
Je ne sais plus chanter ma mie,
Je ne sais même plus son nom.
— Ouvre-moi I je suis la richesse,
Et j'ai de Tor, de l'or toujours.
Je puis te rendre ta maîtresse.
— Peux-tu me rendre nos amours?
— - Ouvre-moi : je suis la puissance,
J'ai la pourpre. — Vœux superflus I
Peux-tu me rendre l'existence
De ceux qui ne reviendront plus?
— Si tu ne veux ouvrir ta porte
Qu'au voyageur qui dit son nom,
Je suis la mort : ouvre, j'apporte
Pour tous les maux la guérison.
Tu peux entendre à ma ceinture
Sonner les clés des noirs caveaux;
J'abriterai ta sépulture
De l'insulte des animaux.
— Entre chez moi, mai-gre étrangère,
Et pardonne à ma pauvreté.
C'est le foyer de la misère . '
Qui t'offre l'hospitalité.
Entre : je suis las de la vie,
Qui pour moi n'a plus d'avenir.
J'avais depuis longtemps l'envie.
Non le courage de mourir.
Entre sous mon toit, bois et mange,
Dors, et quand tu t'éveilleras,
246 REVUE DES DÏUX MONDES.
Pour payer ton écot, cher ange,
Dans tes bras tu m'emporteras.
Je t'attendais; je veux te suivre.
Où tu m'emmèneras, j'irai;
Mais laisse mon pauvre chien vivre,
Pour que je puisse être pleuré!
Henry Murger.
BOUQUET D'AUTOMNE.
ADIEU, jardin!
Voici l'automne, adieu les fleurs !
Que faire en un jardin sans roses,
Où sifflent des vents querelleurs?
Restons au logis, portes closes;
Voici l'automne, adieu les fleurs !
Voici l'automne, adieu les fleurs !
La terre en vain cherche à sourire ;
Les soleils sont froids et railleurs,
Les cœurs n'ont plus rien à se dire.
Voici l'automne, adieu les fleurs I
Voici l'hiver, vendange est faite ;
Cuve et pressoir vont s'épuiser.
L'ivresse est au bout de la fête.
Plus un raisin, plus un baiser !
Voici l'hiver, vendange est faite.
Voici l'hiver, vendange est faite.
Le givre a blanchi nos buissons ;
Du chêne il effeuille la tête ;
Plus de nids et plus de chansons !
Voici l'hiver, vendange est faite.
REVUE. — CHRONIQUE.
Eh bien! adieu, vigne et fcrêt,
Jardin sans fleurs, soleil sans flamme!
Rentrons dans Tasile secret,
Et visitons enfin notre âme.
Adieu, jardin, vigne et forêt!
Adieu, jardin, vigne et forêt !
J'aperçois dans un monde immense,
Où la nature disparaît.
Tout un printemps qui recommence.
Adieu, jardin, vigne et forêt!
II.
LE MOIS DES MORTS.
Novembre a mis, comme un suaire,
Sa longue robe de brouillards ;
Le soleil, dans les cieux blafards,
Semble une lampe mortuaire.
Les feuilles pendent en haillons
Au noir squelette de la vigne.
Et là-bas fument les sillons
Près de ces tombes qu'on aligne.
Le semeur, en grand appareil ,
Donne au champ la façon dernière ;
Comme un mort promis au réveil,
Le grain est couché sous la terre.
Mais rien ne parle encor d'espoir;
Tout s'endort et tout se recueille.
Tl n'est resté ni fleur ni feuille ;
La terre est grise, le ciel noir.
Connais-tu ces buissons moroses?
C'est l'aubépine et l'églantier.
Où sont les roses du sentier
Et les mains qui cueillaient ces roses?
248' " REVUE DES DEUX MONDES.
Dans ces prés ne retourne pas ;
Le bois mort que le vent y sème,
* Avec la trace de vos pas,
A caché le sentier lui-même.
Tu peux marcher jusqu'à la nuit,
Tu seras seul avec ton livre :
On refuse, hélas ! de te suivre
Où jadis on t'avait conduit.
Tu n'aurais là d'autre cortège
Qu'oiseaux noirs et loups aux abois;
L'hiver a changé dans les bois
Vos lits de mousse en lits de neige.
Voici l'heure où le souvenir
Peuple seul la forêt discrète ;
Sans y troubler aucune fête,
Les morts peuvent y revenir.
Au bord des étangs et des chaumes,
, A l'abri dans les chemins creux.
Tu peux converser avec eux ;
Suis pas à pas ces chers fantômes.
Ils te ramènent par la main
Dans ce passé que l'on t'envie.
Où les lambeaux de votre vie
Pendent aux buissons du chemin.
Qu'ont-ils fait de leurs premiers charmes.
Ces jardins aux vives couleurs,
Où l'on récolte moins de fleurs.
Hélas! qu'on n'y sème de larmes?
Voici les berceaux familiers
Où, dans la mousse et les pervenches.
Les baisers chantaient par milliers.
Comme les oiseaux sur les branches.
Mais ces arbres et ces soleils,
S'ils t'ont prêté l'ombre et la flamme,
S'ils t'ont donné leurs fruits vermeils,
Ont pris tous des parts de ton ame.
REVUE. — CHRONIQUE. 2/|9
Tu la jetais à tous les vents,
Pour un mot, pour un regard tendre...
Mais viens, et les morts vont te rendre ■ ^^
Ce qu'ont emporté les vivans ;
Car là-haut, sur les mêmes grèves,
Dans ces astres peuplés d'esprits,
Flottent à la fois les débris
Et les germes de tous nos rêves.
Là-haut, dans Timmatériel,
Tout va perdre et retrouver l'être ;
Quand les morts descendent du ciel,
C'est pour nous aider à renaître.
Pur de désirs et de remords.
Fais donc, sans terreurs insensées,
La moisson d'austères pensées
Oui se récolte au mois des morts.
III.
LA PREMIÈRE NEIGE.
Dans mon verger clos de buis,
Où je puis
Tout surveiller de ma chambre.
Mes deux pommiers, — quel malheur! —
Sont en fleur...
Et nous touchons à novembre.
Un caprice, un faux réveil -
Du soleil
Au printemps leur a fait croire ,
Et les fleurs imprudemment,
Un moment,
Ont blanchi l'écorce noire.
Mes pêchers, mon grand souci,
Vont ainsi
Rougir dans la matinée,
Et perdre à ce jeu trompeur,
J'en ai peur,
Leurs fruits de toute une année.
250 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais un vent souffle du nord,
Apre et fort,
Et les avertit du piège.
Tout mon jardin réservé
Est sauvé!
Voici la première neige!
Tombe, ô neige, et tiens couverts
Les blés verts,
L'espoir des moissons prochaines ;
Étends sur eux le duvet
Qui revêt
Déjà le front des vieux chênes !
Viens marquer son dernier jour
A l'amour;
Arrête une folle sève :
^ S'il s'est trompé de saison.
En prison
Viens clore aussi mon donix rêve !
Sur mes cheveux tu descends;
Je t'y sens,
0 neige, et je m'en étonne.
Le soleil était si chaud!...
Il le faut,
Dis-moi bien que c'est l'automne.
Victor de Laprade,
de l'Académie française.
REVUE MUSICALE,
Le succès ^'Orphée au Théâtre-Lyrique s'accroît chaque jour, comme
nous l'avions prévu. 11 n'y a pas une personne qui se pique ou qui s'eflforce
de comprendre un peu les arts qui ne veuille entendre ce chef-d'œuvj:'e
d'un sentiment si profond et si pur, et qui ne revienne charmée, avec le
désir de l'entendre encore. M"« Viardot soutient dans le rôle principal,
qu'elle a véritablement créé, la réputation qu'elle s'est acquise, et elle sa-
REVUE. — CHRONIQUE. 251
tisfait jusqu'à ceux qui lui voudraient une voix plus jeune et d'un timbre
plus musical. C'est le triomphe de l'intelligence et du style sur la nature et
la résistance des organes matériels. De pareils événemens prouvent encore
une fois qu'il y a dans la musique , et même dans la musique dramatique,
des beautés impérissables qui ne demandent qu'à être bien interprétées
pour produire leur effet. Que les jeunes compositeurs se rassureipit donc, et
que la restauration d'un vieux chef-d'œuvre leur serve d'exemple, non pour
imiter la manière de Gluck, mais pour s'inspirer de son génie et pour créer
à leur tour des formes nouvelles ! C'est une profonde erreur de croire que
l'admiration des monumens du passé empêche en nous la puissance créa-
trice. L'amour enfante l'amour, la lumière produit la lumière. Il n'y a de
stérile que l'ignorance et le dédain.
Cependant on a repris à l'Opéra l'Ame en peine de M. de Flottow et VHer-
culanum de M. Félicien David pour la continuation des débuts de M""* Vest-
vali. Il nous serait impossible d'affirmer que cette belle personne a rencontré
dans le rôle d'Olympia, créé dans l'origine par M"*" Borghi-Mamo, un succès
plus significatif que celui qu'elle a obtenu dans Roméo et Juliette de Bellini.
La voix de M™" Vestvali manque un peu d'éclat, et son talent, qu'on ne sau-
rait contester sans injustice, ne produit pas l'effet décisif que le public est
en droit d'attendre. Il semble qu'on pourrait désirer à M""^ Yestvali, qui pro-
nonce et articule avec beaucoup de netteté, une certaine harmonie dans les
dons divers qui la distinguent. M. Gueymard, qui remplaçait M. Roger dans
le rôle d'Hélios, y a été plus heureux qu'on ne pouvait l'attendre, et il a dit
particulièrement le joli cantabîle de l'ivresse, au second acte, avec une émo*
tion communicative. Il a été parfaitement secondé par M"»' Gueymard, dont
la belle voix résiste et se conserve presque dans sa pureté première.
M. Roger, que nous venons de nommer, est heureusement rétabli de l'af-
freux accident qui l'a frappé l'été dernier. L'art est venu à son secours, et
une main postiche lui a été ajustée avec un artifice si bien dissimulé, que
M. Roger a pu paraître tout récemment, le 15 décembre, sur la scène de
l'Opéra, dans une représentation solennelle donnée à son bénéfice. Le pu-
blic, qui était accouru en foule, a fait à cet artiste distingué un accueil
plein de sympathie. M. Roger a chanté tour à tour un acte de la Dame
blanche, le quatrième acte de la Favorite avec M™* Gueymard, et le cin-
quième acte du Prophète avec M""^ Al boni. La soirée a été brillante, un peu
longue, et a produit vingt-trois mille francs. M. Roger doit être content de
l'ovation qu'on lui a faite, et qu'il mérite à bien des égards. Il serait dan-
gereux cependant d'attacher à cette belle représentation donnée en l'hon-
neur d'un artiste intelligent qui a fourni une brillante carrière une signifi-
cation qu'elle ne saurait avoir.
Puisque nous parlons de l'Opéra, il n'est pas hors de propos de dire un
mot de la nouvelle salle qu'on se propose de construire à Paris. On assure
que l'administration a déjà choisi l'emplacement sur lequel on doit l'édifier,
et que le plan même du monument qu'on destine à l'art musical est adopté
d'avance sans débats et sans concours public. C'est une grande affaire, ce
nous semble, que de bâtir un grand théâtre lyrique qui doit servir de mo-
dèle à toute la France, et qui sera le point de mire de l'Europe entière. Tant
252 REVUE DES DEUX MONDES.
de conditions d'élégance, de sécurité et de sonorité sont nécessaires pour
constituer une bonne salle qui doit être le temple d'un grand drame lyrique,
qu'il eût été à désirer qu'on appelât la discussion sur un projet qu'il sera
impossible de modifier plus tard. Ces scrupules nous sont inspirés par la
connaissance que nous avons de la salle actuelle du grand Opéra de Paris,
beaucoup trop vaste pour le charme et la conservation de la voix humaine,
et par la lecture d'une publication intéressante, Parallèle des 'principaux
théâtres modernes de l'Europe, de MM. Clément Coûtant et Joseph de Fi-
lippi. Des curieux renseignemens contenus dans cet ouvrage, il ressort que
c'est la naissance de l'Opéra qui a donné lieu à l'agrandissement indéfini des
salles de théâtre , et les grandes salles sont la cause de l'état déplorable où
se trouve aujourd'hui l'art de chanter. Au nom de l'art musical, qui ne s'ac-
commode pas des trop vastes enceintes pour produire ses effets les plus puis-
sans, au nom surtout des pauvres chanteurs, qui ne peuvent résister long-
temps aux efforts qu'ils sont obligés de faire, nous demandons que la nouvelle
salle de l'Opéra qu'on se propose de construire ne dépasse pas les propor-
tions de celle qui existe depuis quarante ans rue Lepelletier.
Le théâtre de l'Opéra-Comique n'a pas la main heureuse depuis quelque
temps. Les mauvais ouvrages s'y succèdent sans intermittence, et ces ou-
vrages mal venus n'y sont pas mieux exécutés pour cela. Qu'est-ce par
exemple qyi'Yvonne, opéra en trois actes que l'affiche qualifie de drame
lyrique? Un fastidieux mélodrame bâti sur la vieille donnée des bleus et des
blancs, l'antagonisme des royalistes et des républicains dans la guerre de
la Vendée, sujet usé aussi bien au théâtre que dans les romans. M. Scribe,
qui a commis ce gros péché, a voulu le faire partager à M. Limnander, com-
positeur de mérite qui a fait les Monténégrins, opéra en trois actes où l'on
remarquait d'heureuses inspirations. M. Limnander n'a pu cette fois conju-
rer l'influence du poème qu'il a eu la faiblesse d'accepter et pallier, par les
sons de sa musique, les interminables lamentations (^'Yvonne, une vieille fer-
mière vendéenne qui ne cesse de fatiguer le public de son amour pour son
fils Jean. L'action se passe en Bretagne, ce qui n'ajoute rien à l'agrément
diji sujet. Que dire de l'exécution d: Yvonne, où l'on peut louer quelques
morceaux qui, mieux placés, auraient produit un meilleur effet ? Qu'elle ne
rachète pas l'ennui mortel qui s'exhale, pendant trois actes et plusieurs ta-
bleaux, de cet interminable mélodrame, auquel on a fait de larges coupures
depuis la première représentation.
Après la sombre et larmoyante Yvonne, le même théâtre nous a donné le
sémillant Don Gregorio, opéra-comique en trois actes, dont le sujet n'est pas
moins connu, car il s'agit des vicissitudes d'un pauvre précepteur dans l'em-
barras. Le libretto de MM. de Leuven et Sauvage a été mis en musique par
M. Gabrielli, un Napolitain qui est fixé à Paris depuis quelques années, et à
qui l'on doit, à l'Opéra, un ou deux ballets de sa composition. Je ne sais pas
si M. Gabrielli a des idées; mais si cela lui arrive quelquefois, ce n'est pas
dans Don Gregorio, dont les fades gazouillemens ne peuvent intéresser per-
sonne. Si l'ouvrage de M. Gabrielli obtient un certain nombre de représen-
tations, on les devra à M. Couderc, qui joue le rôle principal, celui du pré-
cepteur dans l'embarras, avec son talent habituel, et à M"« Pannetrat, qui
REVUE. CHRONIQUE. 253
chante avec plus de bravoure que de charme des lieux-communs de vocali-
sation.
On se demande, en voyant de telles œuvres se produire sur un théâtre
aimé du public, qui possède un si riche répertoire, s'il n'y a plus de compo-
siteurs en France, et à quelle haute protection M. Gabrielli a dû une faveur
que rien ne justifie. Comment! il n'y a que trois théâtres lyriques pour un
peuple de trente-six millions d'âmes, et vous livrez l'Opéra et l'Opéra-Comi-
que, subventionnés par l'état pour essayer de grandes choses, à des médio-
crités obséquieuses qui viennent? prendre la place des artistes élevés aux
frais de la nation! Ou bien donnez la liberté des théâtres, que réclament de-
puis si longtemps le sens commun et les besoins de l'art, ou faites un meil-
leur usage de l'autorité que vous vous attribuez de diriger la fantaisie, qui
se passerait fort bien de votre contrôle. Le sort des jeunes compositeurs
français est vraiment digne de compassion. Non -seulement ils n'ont pas,
comme les peintres, les sculpteurs et les architectes, des commandes de
travaux de la part du gouvernement, mais on les prive encore de la faculté
de se produire sur les deux seuls théâtres subventionnés qui existent à
Paris. A cet état de choses vraiment déplorable, nous ne voyons qu'un re-
mède : la liberté des théâtres, la faculté laissée à chacun de chanter, de
danser et de siffler comme il l'entendra, sous la simple réserve de ne pas
blesser la décence publique. Toute autre mesure que la liberté des théâtres
ne sera jamais qu'un palliatif, et les arts en France ne cesseront pas d'être
entravés par le favoritisme et la bureaucratie.
Le Théâtre-Italien poursuit sa carrière sans grand éclat et sans grand
bruit. W^ Borghi-Mamo, après trois ans d'exil qu'elle a passés à l'Opéra, est
revenue à ses premières amours, et elle a fait sa rentrée par le rôle de Ro-
sine du Barbier de Séville. On s'est aperçu aussitôt que ce n'est pas impu-
nément que cette habile cantatrice a chanté dans une langue étrangère et
pour un public qu'on ne corrigera pas de préférer les cris dramatiques aux
sons qui charment l'oreille avant de toucher l'âme. M™^ Borghi-Mamo a
perdu quelque chose de ce timbre doux et mélancolique qui caractérisait sa
voix de mezzo-soprano, et les embellissemens qu'elle a cru devoir ajouter
au duo entre Rosine et Figaro ont paru à tout le monde d'un goût équivo-
que. Nous en dirons autant de l'air napolitain qu'elle chante pendant la leçon
que 'lui donne Almaviva, et qu'il faudrait laisser aux marchands de musique
qui débitent les chefs-d'œuvre de M. Offenbach. On sûitque l'administration
du Théâtre-Italien a commis l'incroyable étourderie de faire représenter le
26 novembre devant le public parisien Un Curioso accidente, sorte de pas-
tiche en deux actes composé de morceaux divers empruntés aux opéras de
la jeunesse de Rossini. Parmi les petits ouvrages qui ont servi à dégrossir la
main de l'auteur du Barbier de Séville se trouve une opérette en un acte,
l'Occasione fa il Ladro (l'occasion fait le larron), qui fut écrite à Venise
en 1812. Un poète italien qui habite Paris, M. Berettoni, a conçu le projet
de prendre cette pièce sous un titre nouveau et de l'enrichir de tous les
morceaux qu'il plairait à sa fantaisie d'y intercaler per fas et nef as. Cet
étrange oubli des convenances a fait sortir Rossini de sa réserve habituelle :
il a protesté par une lettre adressée à M. Galzado, directeur du Théâtre-
254 REVUE DES DEUX MONDES.
Italien, contre la qualification d'opéra nouveau que portait Taffiche en an-
nonçant la première représentation d'Un Cwioso accidente. La direction
s'est empressée de faire droit à la réclamation de l'illustre maestro, et Un
Curioso accidente n'a été donné qu'une seule fois. On a eu le temps d'y re-
marquer un très joli trio pour voix d'homme tiré délia Pietra del Paragone,
un duo pour deux femmes d'Aureliano in Palmira, et un rondeau que Ros-
sini avait écrit jadis pour M""^ Malibran.
On nous promet au Théâtre-Italien la reprise du Matrimonio segreto de
Cimarosa. A la bonne heure! revenez donc aUx vrais chefs-d'œuvre de votre
ancien répertoire, donnez-nous autre chose que des mélodrames illustrés
de cloches, d'enclumes et de marteaux, contez-nous de ces bonnes bêtises
d'autrefois, et laissez reposer un peu les histoires agréables d'enfans rôtis et
de tyrans de Padoue, d'autres lieux ! On chante Gluck au Théâtre-Lyrique,
rOpéra-Gomique paraît vouloir donner sur le théâtre de Monsigny et de
M. Auber le Don Juan de Mozart! Qui vous empêche de reprendre votre
bien, la Serva padrona et il Re Teodoro de Paisiello, Cosi fan tutte de
Mozart, la Camilla de Paer, le Cantatrîci villane de Fioravanti, la Prova
d'un opéra séria de Gneco, le Nozze di Dorina de Sarti, la Cosa rara de
Vincenzo Martini, etc.? Ah! malheureux que vous êtes, vous ne connaissez
pas la centième partie des trésors que vous possédez ! Il serait injuste ce-
pendant de ne pas savoir gré à l'administration du Théâtre-Italien du nou-
veau ténor qu'elle nous a fait entendre. M. Giuglini, qui chante à Londres
depuis plusieurs années, a débuté pour la première fois à Paris dans le rôle
de Manrico du Trovatore de M. Verdi. Sa voix est un ténor de demi-carac-
tère qui manque un peu de force et surtout de souplesse, mais dont les six
notes supérieures, d'ut à la, sont claires et charmantes. M. Giuglini, qui
est grand, gesticule un peu trop, et ne semble pas encore suffisamment
maître de la scène. Il a dit avec goût la sérénade du premier acte, l'andante
de l'air du troisième, ainsi que la phrase émue du Miserere. Parfaitement
secondé par M™** Cambardi, qui, dans le rôle de Leonora, a montré tout le
désir qu'elle a de bien faire, M. Giuglini a été assez bien accueilli par le pu-
blic, qui l'attend dans un opéra mieux approprié à ses moyens.
Le 10 novembre dernier, on a fêté à Paris , ainsi qu'à Londres et dans les
principales villes d'Allemagne, le centième anniversaire de la naissance de
Schiller, poète aimé par son génie, par une vie de labeur et de dévouement
à la plus noble des causes, l'indépendance et l'émancipation du genre hu-
main. Six cents musiciens, sous la direction de M. Pasdeloup, ont exécuté,
dans la grande salle du cirque des Champs-Elysées, une marche et une can-
tate que Meyerbeer avait composées pour la circonstance, plusieurs mor-
ceaux de Mendelssohn, l'ouverture d'Oberon de Weber et le finale de la neu-
vième symphonie de Beethoven. La salle était remplie jusqu'aux combles
par un public dont la plus grande partie était composée des compatriotes
de l'auteur de Don Carlos et de fFallenstein. Un discours plein de pensées
généreuses a été prononcé en allemand par le docteur Kalisch, et la séance
s'est terminée dans un meilleur ordre qu'elle n'avait commencé.
Puisque nous venons de parler de l'Allemagne , disons qu'elle vient de
perdre encore un compositeur distingué, Reissiger, qui est mort à Dresde
REVUE. CHRONIQUE. ' 255
le 7 novembre, âgé de soixante et un ans. Né le 31 janvier 1798 à Betzi, près
de Wittenberg, Reissiger, qui était le fils d'un musicien, fut initié de très
bonne heure aux principes de la musique. Envoyé à Tuniversité de Leipzig
en 1818, Reissiger s'adonna pendant quelque temps à l'étude de la théologie,
qui en Allemagne est la base de toute éducation libérale. Soutenu par des
amis généreux, Reissiger, qui était fort pauvre, reprit avec ardeur l'étude
de la composition sous la direction d'un nommé Schicht, qui fut pour lui un
bienfaiteur, et il se rendit à Vienne en 1821, où il composa son premier
opéra, qui ne fut pas représenté. En 1822, Reissiger quitta Vienne pour
aller à Munich prendre des conseils du célèbre compositeur Winter. Après
avoir obtenu beaucoup de succès par la composition d'une ouverture sur un
thème de cinq notes que lui avait donné Winter, Reissiger partit pour Leipzig
et pour Berlin, où le roi de Prusse, charmé de ses talens, lui donna les
moyens dr>, faire un voyage en Italie. Reissiger vint à Paris en 182Zi et sé-
journa dans cette grande ville pendant toute une année. Il se rendit en Ita-
lie, visita Milan, Bologne, Florence, Rome, Naples, et puis retourna à Ber-
lin à la fin de 1825, où il fut chargé de dresser le plan d'un conservatoire
de musique à l'instar de celui de Paris, qu'on voulait établir dans la capi-
tale de la Prusse. Au mois d'octobre 1826, Reissiger fut nommé directeur
de la musique du roi de Saxe à la place de Marschner, qui était appelé à
la cour de Hanovre, où il est encore. Reissiger a occupé ce poste jusqu'à
sa mort. Compositeur plus fécond qu'original, il a écrit cinq ou six opé-
ras qui ont eu du succès, une grande quantité de messes et de motets,
beaucoup de musique instrumentale. Imitateur facile de Weber surtout et
de beaucoup d'autres maîtres , Reissiger produisait incessamment et livrait
à la gravure tout ce qui s'échappait de ses mains. Il est l'auteur d'une jolie
valse qui circule dans le public sous ce titre menteur : la Dernière Pensée
de IVeher. Reissiger a réclamé lui-même dans les journaux la paternité de
cette heureuse inspiration. « La Dernière Pensée de fVeber, dit Reissiger
dans une lettre à un ami, a été composée^,par moi en 1822 et envoyée dans
la même année à l'éditeur Peters, à Leipzig, qui la fit graver à la suite de
mon trio, opéra 26. Je l'ai jouée souvent à Leipzig en public, et toujours
avec un grand succès. Je l'ai communiquée à Weber, qui en fut charmé, et
qui la jouait souvent. Cette valse a été publiée à Paris par un spéculateur
sous le titre qui l'a rendue populaire. » Puisque je touche en passant à cette
question délicate de l'authenticité de certaines compositions musicales, je
dirai aussi que la valse si populaire qu'on attribue à Beethoven est de Schu-
bert, et que l'admirable mélodie de V Adieu, qu'on a mise dans l'csuvre de
Schubert, est d'un compositeur modeste dont j'ai oublié le nom. Les erreurs
de ce genre sont innombrab4es dans le commerce de musique, surtout en
France et en Angleterre.
Un chanteur célèbre, qui pendant longtemps a fait les délices du Théâtre-
Italien, Tacchinardi, père de M'"^ Persiani, est mort aussi l'année dernière
à Florence, âgé de soixante-quinze ans. Né dans la capitale de la Toscane
en 1776, imitateur élégant de Babbini, un des plus admirables ténors ita-
liens du commencement de ce siècle, Tacchinardi, qui était un artiste
instruit et fort distingué, vint à Paris et débuta à l'Odéon, le U mai 1811,
256 REVUE DES DEUX MONDES.
dans un opéra de Zingarelli, la Dîstruzîone di Gerusalemme. Son physique
peu avantageux excita d'abord un certain étonnement, car on s'écria dans
la salle : « Il est bossu! » En effet, Tacchinardi avait la tête enfoncée dans
de grosses épaules qui faisaient saillie et avaient toute l'apparence d'une
difformité. C'était un chanteur brillant, mais un mauvais comédien que
Tacchinardi, dont le style fleuri formait un grand contraste avec celui de
Crivelli, ténor non moins remarquable qui partageait avec lui la faveur du
public parisien. Tacchinardi eut surtout un grand succès dans la Molinara
de Paisiello, tandis que Crivelli excitait l'admiration des connaisseurs dans
le rôle de Lindoro de la Nina du même compositeur. Tacchinardi est resté
à Paris jusqu'en 1815. Retiré à Florence depuis plusieurs années, Tacchi-
nardi a formé un grand nombre de bons élèves parmi lesquels il faut citer,
après M™^ Persiani, M"^* Frezzolini, dont nous avons pu admirer l'élégance et
la dolce ma est à.
Les concerts ont déjà commencé. C'est M. Sivori qui a brillamment inau-
guré la saison par quatre soirées qu'il a données dans la salle Beethoven.
Secondé par des artistes de mérite tels que MM. Accursi, Ney, Rigault et
surtout M. Ritter, pianiste au style vigoureux, net et d'une remarquable
précision, M. Sivori a charmé l'auditoire très distingué qu'il avait réuni au-
tour de son archet merveilleux. Du reste, on remarque dans toutes les direc-
tions de l'art musical un retour significatif vers les œuvres des vieux maî-
tres qui ont été consacrées par le temps et l'approbation des connaisseurs.
Un homme zélé, un chercheur patient et plein d'ardeur pour les bonnes
choses, M. Farrenc, a conçu le projet de réunir et de publier un choix des
meilleures compositions pour le piano, depuis les clavecinistes du xvi^ siècle
jusqu'aux larges et pathétiques inspirations de Beethoven. Le Trésor des Pia-
nistes, car tel est le titre de cette publication intéressante, réunira, dit
M. Farrenc, toutes les œuvres, pour piano seul, de Mozart, de Beethoven
et de Weber, toutes les œuvres remarquables d'Haydn et d'Emmanuel Bach,
une très grande partie de celles de Sébastien Bach , les meilleures pièces
de Dominique Scarlatti, les meilleures sonates de Clementi, les œuvres de
HumraeL Ainsi le Trésor des Pianistes mettra sous les yeux de l'amateur
et de l'artiste cette série de formes et de tâtonnemens successifs qui, depuis
William Bird, John Bull, Claudio Merulo, au xvi« siècle, jusqu'à Chopin, le
dernier des maîtres modernes, ont servi à manifester le génie de l'homme
dans une partie très importante de l'art musical. De pareilles publications
révèlent bien l'esprit investigateur de notre époque et le besoin que nous
éprouvons tous de connaître le passé pour mieux préparer l'avenir, car,
redisons-le en finissant, l'admiration des vieux monumens de l'art alimente
en nous la puissance créatrice, loin de l'empêcher. p. scldo.
V. DE Mars.
LES COMMENTAIRES
D'UN SOLDAT
I.
LES PREMIERS JOURS DE LA GUERRE DE CRIMÉE.
Dieu m'a permis jusqu'à présent d'assister à presque tous les
grands faits de guerre qui se sont accomplis depuis onze ou douze
ans. Puisse cette grâce m' être continuée! voilà le plus ardent de mes
vœux. J'avais entrepris de raconter l'expédition de Crimée, quand
est venue cette campagne d'Italie, si belle, si entraînante, si rapide,
qui a mis la France tout entière sous le charme, et rendu ce siècle
aux jours radieux de sa jeunesse. J'ai eu le bonheur de faire en-
core cette guerre, et en rentrant dans mon pays j'ai repris l'œuvre
commencée; seulement je l'ai agrandie de tout le champ nouveau
qu'il m'avait été donné de parcourir. Je réunis donc aujourd'hui,
sous un même titre, mes souvenirs de Crimée et d'Italie. Ce titre
indique l'endroit obscur d'où j'ai vu tant d'éblouissantes choses, et
partant le caractère de mon récit. L'œuvre qu'on va lire est étran-
gère à toute science militaire et à toute prétention historique. C'est
l'intérieur d'une âme où de vives et puissantes images se sont-réflé-
chies.
I.
On dit qu'il est agréable de se souvenir, je ne sais; pour ma part,
je laisserais volontiers reposer au plus profond de moi tout ce que
TOME XXV. — 15 JANVIER 1860. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
Dieu a fait passer d'images dans mon esprit et d'émotions dans mon
cœur. Je n'aime point à dire aux pensées endormies : Levez-vous. Je
ne comprends pas d'évocation sans une sorte de trouble et de souf-
france. Ce n'est donc point assurément pour mon plaisir que je
remue aujourd'hui tout un passé qui plus d'une fois m'a fait trou-
ver aux heures présentes de la monotonie et de la pâleur; mais sans
me forger des devoirs imaginaires, sans me croire cette charge re-
doutable que crée le talent, je pense qu'il est des conditions et des
circonstances où l'on est coupable de s'imposer, plutôt de s'accorder
le silence. Si Join ville, si Villehardouin s'étaient livrés à cette pa-
resse de l'esprit, qui a tant de charme, et même à mon sens une
singulière apparence, sinon un fonds bien réel de grandeur, il est
une France héroïque et naïve que nous n'aurions jamais connue.
Continuons donc l'œuvre de nos pères en venant raconter, nous
aussi, à notre façon et à notre guise, ce qu'ont accompli sous nos
yeux de noble et de bon des gens de notre temps et de notre patrie.
J'ignore ce que nous garde l'avenir. Plusieurs croient que la guerre
est appelée à disparaître ; ils la regardent comme une impiété, comme
un fléau, comme un monstre qu'après des convulsions suprêmes le
monde rejettera enfin pour toujours de ses entrailles : je l'ai consi-
dérée de tout temps, moi, comme la plus haute et même la meil-
leure expression de la volonté divine. Je regarderais comme un jour
de colère et non point de bénédiction le jour où cette source mysté-
rieuse de l'expiation viendrait tout à coup à tarir. Grâce à Dieu, du
reste, je ne suis point menacé de voir ce jour-là, et en attendant ce
que rêvent les philosophes, je vais essayer de dire ce que j'ai vu.
J'étais en Afrique au moment où éclata la guerre de Grimée, et ici
je yeux tout de suite expliquer l'emploi d'une formule qui me pèse,
mais que je me suis décidé pourtant à ne pas rejeter. J'emploierai
souvent dans ce qu'on va lire le je et le moi. Ce qui est pour ceux-ci
de l'orgueil est de la modestie pour ceux-là. En parlant de lui-
même, l'homme qui n'a joué que le plus obscur des rôles dans ces
immenses drames où se décide le sort des nations fait, je crois, preuve
d'humilité. Ce n'est du reste aucune considération personnelle qui
m'a guidé en cette matière; je me suis dit tout simplement qu'une
chose qui m'est à cœur emprunterait à un mode de récit qui m'est
pénible un intérêt de plus. Le lecteur trouve une autorité rassu-
rante dans une forme de langage qui lui rappelle constamment que
l'écrivain a été le témoin même des faits dont s'occupe son esprit;
il est ainsi dans un contact plus immédiat, plus intime, plus ardent,
avec les choses et les hommes qu'on veut lui faire connaître. Cela
dit, je reprends la tâche que je me suis donnée.
J'étais donc en Afrique quand éclata une guerre gi" semblait à
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 259
ses débuts devoir inaugurer une période séculaire de combats. J'ai
raconté autrefois, dans des pages écrites sous la vive et chaude im-
pression d'événemens déjcà bien loin de nous, les formidables gran-
deurs de la guerre civile (1). Les luttes soulevées parles passions
révolutionnaires paraissaient être les seules destinées à nos généra-
tions. Je ne veux pas, comme on le fait trop souvent, répudier au
nom des tristesses patriotiques les glorieux souvenirs d'actions éner-
giques et utiles. Ces nobles et rares apparitions de la vertu humaine,
qui sont la récompense des âmes altérées d'un amour viril de l'idéal,
je les ai rencontrées à certaines heures à travers les rues aussi bien
qu'à travers les champs de bataille. Je n'entends point nier pour
cela que la vraie , même la seule joie des âmes guerrières soit la
lutte hors de la patrie. Eh bien! c'est ce qui nous' était rendu tout à
coup.
Je servais dans un régiment de spahis. Le maréchal de Saint- Ar-
naud, qui avait si longtemps guerroyé en Algérie, et à qui la patrie
africaine était chère , voulut composer son escorte d'hommes dont
il aimait les mœurs, le costume, et qui lui rappelaient de précieux
souvenirs. On forma dans les trois régimens de spahis un détache-
ment de quatre-vingt-six hommes, sous les ordres d'un officier
qu'une promotion obligea de nous quitter en Turquie, et dont je
pris alors le commandement. Au milieu d'avril 185Zi, je partis d'Alger
avec quelques hommes et quelques chevaux, sur un petit bateau à
voile qui s'appelait Y Espérance. La navigation à voile sur ces mers
que sillonnent dans tous les sens des bateaux à vapeur, c'est le
voyage à cheval auprès du chemin de fer. Je me sentais sous l'em-
pire absolu des vents comme Ulysse et le pieux Énée. Cette im-
pression du reste était loin de me déplaire, car j'aime le passé, je
ne m'en cache point, et je bénis volontiers les accidens qui me
rejettent forcément dans ses bras.
Je m'embarquai à la fin d'une journée de printemps, vers quatre
heures, à ce moment aimé des rêveurs où l'âme semble secouer
l'oppression du jour, et prendre quelque chose de plus subtil, de
plus libre, de plus léger. J'ai toujours aimé l'Afrique; chaque pas
que j'ai fait à travers le monde m'a convaincu que c'était, de toutes
les contrées, celle où règne avec le plus de magnificence la poésie
des êtres inanimés. Le ciel africain a un regard que l'on emporte
sous son front comme le héros du poète allemand emportait le re-
gard de sa maîtresse ; tous ceux qui ont vécu dans sa lumière pen-
dant quelques années subissent une attraction qui bien souvent les
ramène à des rivages dont ik croyaient s'être éloignés pour toujours.
(1) Voyez la Garde mobile dans la Revue du l»"^ novembre 1849.
260 BEVUE DES DEUX MONDES.
Cependant l'aventure qui m'appelait en des pays inconnus avait trop
de charme pour laisser accès dans mon esprit aux tristesses cruelles.
J'avais, de la mélancolie humaine, ce que j'en souhaite aux cœurs
faits pour savourer les émotions les meilleures et les plus délicates
de ce monde.
Il faut savoir rendre justice à la vie, lorsque par hasard elle
veut bien secouer la monotonie qui lui est si familière pour prendre
un peu l'aspect et l'allure des choses rêvées. Je m'avançais avec un
plaisir dont parfois encore je retrouve les traces au fond de moi à
travers cette magnifique étendue de mer, lumineuse et chaude, qui
s'étend de l'Afrique aux pays orientaux. J'ai toujours aimé la Médi-
terranée ; maintenant que l'Océan se dépouille de mystère, comme
toutes les parties d'un globe exploré par tant de machines bruyantes
et d'êtres affairés, cette mer poétique par excellence, qui nous ra-
conte une si grande variété de fables et d'histoires, a repris toute sa
supériorité. Je me rappelle avec délices une matinée où j'aperçus
dans le lointain les côtes de la Sicile. Toute sorte d'aimables visions
me souriaient; se tenaient-elles sur les rivages que j'apercevais à
l'horizon, dans les rayons d'une clarté matinale, ou s'élevaient-elles
simplement de mon cœur ? Je ne sais. Je suivais, par nécessité, un
mode de voyage que je recommanderais volontiers à ceux qui se
promènent dans ce monde, comme on se promène dans une salle de
fête, pour le plaisir unique de leurs yeux : je n'abordais nulle part.
Ainsi tout ce qu'embrassait mon regard conservait pour moi l'at-
trait de l'inconnu et de l'inachevé. C'est de cette vague et lointaine
manière que j'ai aperçu les côtes de la Grèce. J'ai entrevu seulement
un matin le profil élégant et pur d'Athènes. Quoique l'air fût léger,
transparent et tout nuancé d'un rose joyeux qui aurait effarouché
les lugubres spectres du nord, c'est un fantôme qui m'est apparu,
mais un de ces fantômes amis du soleil, qu'évoquait l'esprit sans
terreur des poètes antiques.
La seule ville que j'aie visitée en passant est une petite ville de
l'Asie dont j'ai oublié le nom. Une absence complète de vent avait
arrêté le brick sur lequel j'étais embarqué. Je profitai de ce calme
pour me diriger, dans une chaloupe, vers la côte voisine avec un
sous-officier de spahis. Ce n'est jamais sans quelque émotion que
nous foulons une terre lointaine, et dont notre esprit s'est souvent
inquiété. Je me trouvai au milieu d'un paysage qui n'avait rien des
splendeurs africaines, et qui cependant ne manquait pas de charme.
J'aperçus, au détour d'un chemin creux, un de ces personnages qui
abondent encore aux pays orientaux oi^n'a point pénétré l'horrible
réforme du costume turc; c'était un vieillard à la longue barbe, coiffé
d'un de ces immenses turbans chers au pinceau des vieux maîtres, qui
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 2(51
s'en allait paisiblement à ses affaires avec un luxe formidable de pis-
tolets et de poignards à la ceinture. « Qu'est devenu le temps où,
dans mes rêves d'enfant, je voyais passer Ali-Baba? » Je me rap-
pelai cette exclamation d'un écrivain anglais. Le digne homme qui
s'offrait à ma vue avait l'air de sortir tout vivant et tout armé des
pages de ce livre enchanteur, que je préfère à tous les poèmes de
tous les temps et de tous les peuples, — les Mille et une Nuits. Il
était assis sur une mule blanche, et fumait gravement dans une
longue pipe. Il appartenait à cette race heureuse qui s'enveloppe
d'un nuage pour traverser la vie. Il daigna à peine honorer d'un re-
gard les deux soldats du nord qui venaient apporter leurs secours à
son souverain. Je me rappelai aussi, car en voyage l'essaim des
souvenirs voltige sans cesse autour de nous : ce sont oiseaux char-
mans qui se posent sur maintes choses de la route, tantôt sur ce
toit, tantôt sur ce buisson, tantôt sur cet arbre, pour nous regarder
d'un air attendri et nous chanter des airs lointains; je me rappe-
lai un mot de M. de Chateaubriand. Un soir, dans le coin d'un salon
où régnait un aimable et gracieux esprit qui a disparu de cette
terre, un jeune homme encore possédé des premières curiosités de
la vie disputait l'auteur de René au silence. Avec la confiance que
peut avoir un enthousiasme sincèj-e à l'endroit des génies les plus
lassés, les plus meurtris, partant les plus irritables, il lui parlait
de ces grands voyages, la jeunesse et la poésie de ce siècle, d'où sont
sortis Atala, les JSatcheZy et une œuvre aimée de tous, Y Itinéraire
de Paris à Jérusalem. « Eh bien! dit tout à coup M. de Chateau-
briand, de ce que j'ai vu, hommes et choses, un seul souvenir me
frappe encore à présent, c'est celui d'un vieux Turc qui fumait sa
pipe accroupi sur des ruines. Qui sait si cet homme ne représen-
tait pas la vérité? » Assurément je ne prends pas au sérieux cette
boutade chagrine; je crois avec l'Évangile que prendre la bonne
place, c'est s'asseoir aux pieds du Seigneur, aux sources de la vie,
au foyer de l'activité spirituelle, et non point, comme ce vieux Turc
de l'illustre voyageur, s'étendre au seuil de la mort, entre la pa-
resse et la rêverie. Néanmoins ceux-là mêmes qui se dévouent avec
le plus de courage aux œuvres sur lesquelles repose toute vérité ter-
restre ou divine ont des momens où ils portent envie au repos de
l'animal en sa tanière, du cynique en son tonneau.
Revenons aux rivages d'Asie où j'abordais. Je vis là une de ces
villes que l'empire turc offre en grand nombre dans tous les lieux
où il s'étend. Vous avez affaire à un vrai mirage. De loin, c'est un
groupe de maisons élégantes et discrètes, mystérieuses et sourian-
tes; c'-est la ville orientale telle que la chante le poète. De près,
c'est un amas de vieilles masures, où s'agite un peuple en haillons.
262 REVUE DES DEUX MONDES.
Toutefois ces haillons et ces masures, à l'époque où je les vis,
étaient pénétrés de ce soleil dont quelques peintres vont quérir et
nous rapportent souvent un rayon, de telle sorte qu'il ne m'est pas
resté un trop mauvais souvenir de cette première excursion en Asie.
Pourtant je préfère à ce voyage celui que mes yeux et mon esprit
ont fait un soir aux champs où fut Troie. J'étais assis, au déclin du
jour, sur le pont de mon petit navire, lorsqu'on me montra une as-
sez vaste plaine toute couverte d'une végétation hardie et sombre.
C'était là, me disait-on, le théâtre de ce grand drame, aux émotions
immortelles, qu'Homère et Virgile font jouer encore en ce monde par
ces personnages de leurs cerveaux qui ont pris dans les nôtres le
droit de cité. Au fond d'un paysage qui me parut tout rempli d'un
charme austère et sacré, comme un paysage du Poussin, s'élevait
une haute montagne, droite, imposante et solitaire, telle que je me
représentais l'estrade où les dieux venaient assister aux combats
des héros. Ce coin de terre que j'ai si mal vu m'a frappé; je me fé-
licite de ne pas avoir posé le pied sur ce sol, que les ailes de mes
songeries et de mes souvenirs ont seules effleuré. Grâce à ce pèle-
rinage de mon regard, j'ai goûté une sorte de plaisir sur lequel je
n'ose plus guère compter, quoique je m'efforce souvent de le goû-
ter encore, ce plaisir, d'une particulière puissance entre toutes les
jouissances intellectuelles, que nous ont donné à tous, en un mo-
ment quelconque de notre vie, les arts et les lettres de l'antiquité.
J'ai retrouvé l'émotion dont mon cœur fut une fois saisi en lisant ce
passage où Virgile semble avoir enchâssé dans son splendide écrin
une larme empruntée aux sources les plus profondes de la tristesse
moderne : Sunt lacrymœ rerum; a il est des choses d'où jaillis-
sent les pleurs. » Ces ruines douteuses, perdues à un horizon loin-
tain, ont été saluées avec attendrissement par plus d'un qui s'en
allait comme moi assister avec insouciance à la destruction d'une
ville autrement puissante que ne le fut j^tmais la ville de Priam et
d'Hector. On a beau médire des poètes, il faut s'incliner devant
leur pouvoir; comme les prêtres et les femmes, ils gouvernent un
royaume dont nous sommes tous les habitans. Vous voulez les ban-
nir de votre cité, et c'est vous qui ne pouvez pas vous exiler du
monde invisible où ils vous enserrent.
Ce fut le 7 mai, vers trois ou quatre heures, que j'arrivai à Gal-
lipoli. Ce jour-là même,, le maréchal Saint-Arnaud venait prendre
son commandement; sa venue redoublait le mouvement de la ville
où il débarquait. J'aimerais à voir un jour, rendus à leur vie habi-
tuelle, les pays que j'ai parcourus alors que de rares et singulières
circonstances les animaient d'une vie insolite. Gallipoli doit avoir
d'ordinaire un aspect assez mélancolique. Ceux qui pourraient rêver
I
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 263
r Orient avec un luxe éblouissant de palais, de clochetons et de mi-
narets éprouveraient en ces lieux à coup sûr une cruelle déception.
Il me semble pourtant que si quelque événement me faisait, en des
temps paisibles, l'habitant passager de cette ville, je ne me plain-
drais pas trop de mon sort. Elle est environnée d'énormes moulins à
vent, d'une physionomie honnête et primitive. Or j'ai toujours eu un
goût particulier pour ces innocens ennemis du héros de Cervantes.
Je trouve qu'ils donnent au paysage un caractère de rêveuse bonho-
mie. Les peintres allemands du temps d'Albert Durer étaient de mon
avis, car ils ne manquent jamais de placer quelque moulin à vent
dans ces jolies et naïves campagnes, propres, nettes, endimanchées,
qu'on aperçoit à travers la fenêtre de la chambre gothique, aux ba-
huts luisans, où un bel ange, avec un surplis de prêtre, adresse à
la vierge Marie la divine salutation conservée par notre église. Les
moulins à vent ne sont pas du reste les seuls agrémens de Gallipoli.
Là, comme dans toutes les villes turques, les pierres sont mêlées à
la verdure : les bazars ont ces toitures de rameaux qui font circuler
un jour si étrange à travers les rues tortueuses, et la plupart des
maisons ont des jardins , non point de ces jardins assurément où
s'épanouissent tous les enchantemens terrestres, mais des jardins
qu'il ne faut point dédaigner pourtant : le figuier et l'olivier, les
arbres de la Bible et de l'Evangile, se penchent au-dessus des mu-
railles lézardées, et font penser aux réduits modestes où quelque
sage bonheur pourrait se cacher.
Le jour dont je veux parler, cette ville, où retournent mes aon-
ges, n'appartenait guère à la rêverie. Elle était envahie par des
hommes de tous les pays et de toutes les races, que possédait une
vie fiévreuse. Là, pour la première fois, se rencontraient les deux
armées qui allaient figurer côte à côte sur les mêmes champs de
bataille. Cette armée anglaise, qu'Aima, Inkerman et le rude hi-
vernage de Sébastopol devaient si violemment éprouver, était alors
dans tout son éclat. A chaque pas, on heurtait des gardes de la
reine défiant le soleil d'Orient avec leurs bonnets à poil, des hîgh-
landcrs portant la poésie du nord dans la forme et les couleurs de
leur uniforme traditionnel, et ces riflemen tout vêtus de noir,
comme pour représenter le côté sombre, terrible, de cette guerre
moderne, dont leurs armes sont les plus sûrs et les plus meurtriers
instrumens. Tous ces soldats encombraient avec les nôtres mille ta-
vernes improvisées, car tous les vins, toutes les liqueurs de nos
contrées versaient déjà leur ivresse bruyante sur la terre consacrée
aux ivresses silencieuses du café, de l'opium et du hachisch. Les
Turcs, accroupis devant leurs portes, regardaient passer sans au-
cune émotion, ni d'enthousiasme, ni même de surprise, les étranges
264 REVUE DES DEUX MONDE?.
défenseurs que leur envoyait la destinée. Ils me rappelaient tous ce
vieil habitant de l'Asie dont je parlais tout à l'heure : ils semblaient
accepter les étranges scènes offertes à leurs regards comme on ac-
cepte dans un rêve les incroyables féeries dont on est environné, et
jusqu'aux impossibles métamorphoses dont on est soi-même l'objet.
Quant à nos soldats, ils étaient ce qu'ils sont toujours et en tous
lieux, gais, libres, insoucians, familiers : vraies alouettes gauloises,
allant sans crainte se poser partout, même sur l'épaule des manne-
quins les plus farouches, et chantant partout où elles se posent.
II.
Je restai quelques jours seulement à Gallipoli. Le maréchal Saint-
Arnaud se rendait à Gonstantinople, et les spahis étaient destinés à
lui servir d'escorte. Je reçus donc l'ordre de partir pour la capitale
de l'Orient. Le maréchal s'embarquait, mais les spahis devaient
aller le rejoindre par la voie de terre, avec ses bagages et quelques
officiers de son état-major. C'était encore un magnifique voyage que
m'offraient d'heureux hasards.
Quelles villes ai-je traversées, c'est ce que j'ai oublié aujourd'hui,
et je n'irai point chercher sur la carte des noms sortis de ma mé-
moire. L'oubli et le souvenir sont également des présens de Dieu,
je crois qu'il ne faut repousser ni l'un ni l'autre de ces dons. Si je
tâche de faire au souvenir un bon accueil, même quand il m' ap-
paraît sous les formes lugubres d'un fantôme, j'accueille toujours
l'oubli avec une joie secrète, et le voile qu'il laisse tomber soit
sur les hommes, soit sur les choses, je me garde bien de le soule-
ver. Je me rappelle seulement que j'avais d'aimables compagnons,
et que j'ai traversé de beaux paysages. La Turquie serait une ad-
mirable contrée, si elle était abandonnée à elle-même, ou livrée à
une race d'hommes intelligens et industrieux; mais on sent une
terre sur laquelle ont pesé des dominations à la fois indolentes et
farouches. De Gallipoli à Gonstantinople, on ne rencontre ni ces
forêts séculaires dont l'aspect orgueilleusement sauvage enfle le
cœur de pensées hostiles à la vie civilisée, ni ces bois savamment
aménagés, percés de routes élégantes et commodes, qui offrent à
l'esprit les utiles et rians côtés de l'industrie humaine. A chaque
instant des troncs mutilés, des arbustes frappés dans leur croissance,
partout des traces qui attestent l'esprit imprévoyant et insoucieux
d'une dévastation journalière. Et pourtant ce pays est d'un aspect
qui plaît aux yeux; il est éclairé, dans les jours d'été, par une douce
et majestueuse lumière. A l'attrait de ces grandes plaines bleues,
où les.hommes heureusement ne peuvent point laisser de vestige,
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 265
il joint le charme de cette verdure opulente et sérieuse qu'aimait
le pinceau de Poussin. Je me suis arrêté dans plus d'un lieu où au-
rait pu se placer le tombeau qui réunit les bergers d'Arcadie. Puis,
malgré leur misère, les villes turques elles-mêmes ne sont ])oint un
spectacle trop offensant pour le regard du voyageur. La plupart
sont entourées de grands arbres, et si leurs maisons sont délabrées,
elles échappent, du moins, à la vulgarité : ce sont ces loques dis-
posées avec art dana l'accoutrement d'un hidalgo. Enfm soit une
fontaine à moitié cachée derrière un sombre bouquet de feuillage,
soit un cimetière chauffant au soleil les os de ses morts sous la
pierre blanche de ses tombes, quelque chose parle toujours à l'ima-
gination en ces campagnes visitées si souvent par nos songes.
Ce fut un soir, à l'entrée d'une grosse bourgade où nous faisions
séjour, que j'aperçus pour la jtremière fois cette bizarre espèce de
guerriers qu'on appelait les hachi-bozoucks. Je vis sur la route
qui passait devant ma tente un homme à cheval, précédé d'une
musique barbare et suivi d'une troupe nombreuse, mal armée et
mal montée. C'était un grand chef de l'Orient, qui menait ses vas-
saux au secours de l'islamisme en péril. Mes spahis, eux les élégans
cavaliers d'une terre où la race musulmane a vraiment conservé
quelque chose de gracieux et d'altier, rappelant les splendeurs mau-
resques des Espagnes, mes spahis regardaient avec un dédain pro-
fond ces sortes de malandrins allant en guerre dans un équipage
sordide. Il y avait là une collection de figures excentriques, une va-
riété de haillons réunissant toutes les couleurs et affectant toutes
les formes qui peuvent s'offrir aux débauches du crayon et du pin-
ceau. Je me sentis moins de sévérité que mes spahis pour cette
bohème guerrière. Je pris plaisir à regarder cet arrière -ban du
grand-seigneur. Un soleil couchant parsemait de paillettes d'or cette
multitude bigarrée. Je savais gré à ces braves gens d'être en quelque
sorte des visions vivantes, épargnant à mon cerveau la fatigue du
rêve. Je suivis de l'œil, aussi loin que possible, ces bizarres guer-
riers. Dans leur fantasque apparition, ils s'étaient conformés aux
règles de l'apparition antique. Les héros qui sortent de la tombe,
dans les pages d'Homère et de Virgile, apparaissent toujours avec
des vêtemens flétris, trahissant l'usure et l'abandon. Ainsi se pré-
sentaient ces fils d'Ismaël, ressuscitant au milieu d'une guerre mo-
derne avec les passions des anciens âges. Dieu n'a jamais permis
les résurrectioïis de longue durée; bon ou méchant, gracieux ou
terrible, tout ce que la mort a repris ne peut plus revenir qu'un
instant à la surface du sépulcre. Les bachi-bozoucks n'ont joué
qu'un rôle fugitif dans ces grandes luttes, où ils ne représentaient
que des choses mortes. Ces fantômes ont disparu quand le canon de
la Crimée a dissipé les brouillards où ils s'agitaient.
266 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce fut un matin, vers midi, que j'entrai à Gonstantinople ; un so-
leil de juin, qui cependant ne jetait pas à la terre une chaleur trop
•écrasante, éclairait ce singulier amas de masures et de palais. J'ai
gardé de Gonstantinople un vif et bon souvenir. Cette ville ne m'a
point trompé : loin de là, au lieu de m' apporter des déceptions,
elle m'a donné plus d'une attrayante surprise. Qu'on la juge comme
on voudra, elle possède le plus grand attrait dont puisse être doué,
soit un homme, soit une chose, soit un objet de chair, soit un objet
de pierre ou de marbre. Elle est originale. Ses plus misérables mai-
sons ont un aspect attrayant de mystère. On y sent une vie voilée,
comme le visage de ses femmes. Suivant mes habitudes en voyage,
je n'ai rien visité de parti-pris. Je n'aurais pas visité la mosquée de
Sainte-Sophie, si je n'y avais été conduit un jour par le hasard, le
seul guide que j'aie jamais eu. Mon fatalisme en cette matière m'a
bien servi. Maintes fois la rencontre fortuite de quelque monument
isolé, de quelque lieu dédaigné, de quelque demeure obscure, m'a
fait éprouver des émotions plus profondes que l'aspect des édifices
les plus célèbres. Ainsi je fus frappé tout à coup à Gonstantinople,
dans un coin de rue, par une maison que je n'oublierai pas. Devant
cette maison peinte de rose et de safran, deux couleurs qu'affec-
tionnent les Turcs, régnait une petite terrasse où s'élevaient des
arbustes d'un vert sombre. Entre ces arbres se dressaient ces co-
lonnes funéraires surmontées de turbans , qui abondent dans les ci-
metières musulmans. Au pied d'une de ces colonnes, un immense
rosier étalait le luxe de ses fleurs éblouissantes. Je n'ai jamais res-
piré plus vivante poésie que celle de cette habitation inconnue. Ge
n'est point en Orient qu'Hamlet aurait jamais pu débiter son sinistre
monologue. Les Orientaux jouent avec la mort : elle est pour eux
un songe sans effroi, on dirait même tout rempli de charme. Les
cimetières de Gonstantinople sont de merveilleux jardins. G'est là
que les promeneurs abondent; nombre de tombes, comme les mai-
sons, sont peintes de vives couleurs. Les cyprès qui se dessinent
sur un ciel transparent ne répandent dans ces lieux, ouverts à tous,
que la mélancolie nécessaire pour agrandir et compléter la grâce de
toute chose terrestre.
Je traversai la ville tout entière, les vieux quartiers turcs, avec
leurs rues étroites, tortueuses, mal pavées, où se reposent, dans une
attitude d'idole, ces affreux chiens jaunes, respectés par les musul-
mans, qui s'indignent quand un étranger les dérange, puis Péra,
cette cité européenne, marquée au caractère effacé de la vie mo-
derne, et je parvins enfin à ces rives splendides du Bosphore, qui
méritent toute l'admiration dont elles sont en possession depuis tant
de siècles. G'est à ces rives assurément que je puis dire : Non, vous
ne m'avez pas trompé. Dans ce lieu unique, les mêmes eaux réflé-
CO^mENTAIRES d'UN SOLDAT. 267
chissent la face de deux mondes. L'Europe et l'Asie sont en pré-
sence l'une de l'autre, et semblent faire assaut de majesté. Que les
palais du Bosphore ressemblent un peu à une décoration théâtrale,
je le sais bien; que çà et là quelques édifices de bois peints in-
sultent à la pureté d'un goût austère, cela peut être vrai encore;
mais ce qui est bien certain, c'est que le regard et la pensée flottent
à travers toute sorte de magies. Pour quelques demeures en bois,
quelle série harmonieuse de palais, offrant fièrement au soleil leurs
colonnes de marbre ! Et sur ces rivages de l'Asie quels grands arbres,
élégans et altiers, répandant de leurs têtes épanouies, sur le gazon
qui entoure leurs pieds, une. ombre profonde et sereine! J'étais des-
tiné du reste à jouir pleinement de ces beaux lieux. Le maréchal
Saint- Arnaud occupait un palais à leni-Keuï, sur les rives mêmes
du Bosphore. Derrière ce palais, dans un jardin qui s'étendait aux
flancs d'une colline, on avait réservé un bivouac pour mes spahis.
Ceux à qui Dieu a permis de mener noblement l'existence de l'aven-
ture doivent être pénétrés d'une reconnaissance profonde envers
leur destinée; si quelquefois leur vie a les allures' d'un mauvais
songe, si par instans elle peut leur paraître le jouet de puissances
capricieuses et malfaisantes, combien de fois aussi elle leur offre
une réunion étrange d'enchantemens qu'ils n'auraient pas osé sou-
haiter! Je me trouvais, à la plus riante époque de l'année, dans le
plus beau paysage du monde, menant la seule vie que j'aie jamais
aimée. Tout autour de ma tente étaient dressées les tentes de mes
spahis. Nos chevaux, attachés à la corde, avaient pour mon esprit
et pour mes yeux ce genre de charme paisible que répand autour
d'elle l'existence des animaux, et tout en fumant ma pipe sur le
gazon, je voyais à l'horizon de mes songeries l'apparition désirée
d'une de ces grandes guerres dont notre armée si longtemps s'était
crue déshéi-itée.
Pendant notre séjour à leni-Keuï, il y eut une grande revue à
Daoud-Pacha. Le maréchal Saint-Arnaud avait voulu présenter au
sultan la division du prince Napoléon, qui venait s'embarquer à
Constantino'ple pour Yarna. Les spahis assistèrent à cette solennité.
Ils représentaient ce jour-là toute la cavalerie de notre armée.- Le
maréchal, qui les aimait, voulut, dans un sentiment de bienveillante
coquetterie à leur endroit , que leur défilé se fît aux plus vives al-
lures de la fantasia arabe. A un signal donné, toute cette troupe en
burnous rouges prit le galop de charge, s' envolant devant le sul-
tan comme une bande d'oiseaux aux ailes de pourpre. J'ai à peine
parlé de ces hommes, dont je garderai pourtant un vif souvenir, et
dont l'existence alors était si étroitement liée à la mienne. Les spa-
his envoyés à l'armée d'Orient avaient été choisis avec soin dans les
268 REVUE DE^ DEUX MONDES.
trois régimens qui composent la cavalerie indigène de l'Algérie :
c'étaient des gens de grande tente; plusieurs d'entre eux possé-
daient des serviteurs comme les hommes d'armes des temps passés.
Des cavaliers de la province d'Oran avaient des suivans montés sur
de beaux et vigoureux chevaux. Point de spahi qui n'eût des étriers
dorés et un burnous de soie blanche tranchant sur un burnous
rouge ; tous les haïcks étaient attachés par ces belles cordes en poil
de chameau, noires et luisantes, qui étaient le luxe de l'émir Abd-
el-Kader. Cette fière et brillante troupe s'était fort réjouie d'être
passée en revue par le sultan, et avec l'imagination arabe elle s'é-
tait représenté le grand-seigneur dans un habit fait de lune et de
soleil, comme les robes de Peau-d'Ane. Le modeste uniforme de sa
hautesse, qui ce jour-là pourtant avait attaché une aigrette à son fez,
fut une cruelle déception pour ces fils de l'Afrique. Sans Constan-
tinople, les spahis auraient jeté un irrévocable anathème à l'Orient;
mais cette ville d'étrange poésie trouva le chemin de leurs cœurs.
J'ai entendu maintes fois ces hommes, qui affectent l'indifférence où
les races guerrières placent souvent leur dignité, s'écrier : « Stam-
boul! Stamboul! » avec un accent d'admiration passionnée. En leur
qualité de musulmans, ils pouvaient visiter toutes les mosquées;
j'avoue que je n'ai point partagé leur enthousiasme pour Sainte-
Sophie. Cette grande basilique m'a paru toute remplie d'une sorte
de tristesse anglicane. Rien ne donne une idée plus haute de l'art
savant et merveilleux qui a élevé les édifices religieux du moyen
âge. Quand on regarde au dehors et à l'intérieur cette grande cou-
pole sans mystère, où la pensée s'ennuie et où le regard se brise
partout contre des surfaces dures et lisses, on songe avec un redou-
blement de tendresse aux profondeurs de nos cathédrales avec leur
fouillis de sculptures et leur peuple de statues. La nef gothique est
un immense vaisseau qui contient une réunion étrange de passagers
à coup sûr, puisqu'elle renferme des saints et des damnés, des anges
et des démons, des moines, des vierges folles et des animaux; mais
on sent qu'avec toute cette foule l'arche sacrée porte Dieu.
Vers les derniers jours du mois^de juin, le maréchal Saint- Arnaud
résolut^ de se rendre à "Varna, où l'armée expéditionnaire était pres-
que tout entière réunie. Je quittai les rives du Bosphore par une
matinée d'une douceur merveilleuse.- J'étais destiné à revoir ces
lieux, puisque je devais sortir du gouffre ardent où tant de mes
amis ont disparu; mais rien en ce monde ne nous apparaît deux fois
sous le même aspect, ni les visages humains, mobiles comme notre
pensée, changeans comme notre vie, ni même les paysages que
notre âme immortelle et infinie illumine de ses clartés ou voile de
son ombre. Les rives du Bosphore, quand je les ai revues, m'ont
COMMENTAIRES d'UN SOLDAT. 269
toujours paru d'une admirable beauté; seulement on vieillit vite
pendant la guerre, il leur manquait un rayon de ma jeunesse.
Le maréchal Saint-Arnaud s'embarqua sur un bâtiment à vapeur
qui remorquait la frégate où je pris place avec ma troupe. Cette
frégate était la Belle-Poule, peinte en noir depuis le jour où elle a
ramené en France les dépouilles mortelles de Napoléon P^ Malgré
cette sombre couleur, c'était un gracieux navire, où nous trouvâmes
cette hospitalité que les officiers de notre marine pratiquent avec
tant d'intelligence et de courtoisie. J'ai passé sur la Belle-Poule
une des bonnes soirées de ma vie. Nous étions sortis du Bosphore
au coucher du soleil; nombre d'embarcations, chargées de soldats
comme la nôtre, glissaient auprès de nous dans ce large détroit où
la mer a la paisible majesté d'un fleuve. Tous ces bâtimens de
guerre, quand ils se côtoyaient, s'envoyaient des vivat mêlés à un
bruit d'acclamations et de fanfares. Je me rappelle un groupe de
soldats agitant leurs képis au pied du grand mât -dans un navire
qui longea le nôtre, puis alla disparaître dans les dernières clartés
du soleil. Cette lumineuse apparition s'est souvent représentée à
mon esprit; elle avait quelque chose d'enthousiaste et d'héroïque.
Où allaient ces braves gens qui nous saluaient de leurs cris? Nous-
mêmes, où allions-nous? C'est ce que j'ignorais; mais nous savions
tous que nous allions sur une terre quelconque faire un acte d'ab-
négation et d'ardeur. De là ces sentimens éclatans, dans leur ex-
pression énergique et rapide, comme le ciel et la mer entre lesquels
ils s'élevaient.
En vingt-quatre heures, nous étions à Varna. Cette triste ville
nous apparut éclairée par une lumière oppressive et dure. On sait
avec quelle rapidité les nouvelles se sont toujours répandues aux
époques de grandes émotions ; bien avant ces inventions modernes
qui mêlent la matière à toute chose, elles traversaient l'air sur des
ailes invisibles. Nous étions encore en mer lorsqu'on nous apprit que
Silistrie échappait aux coups des Russes. C'était une grande gloire
pour les armées ottomanes, mais une cruelle déception pour les
troupes françaises et pour le maréchal Saint-Arnaud surtout, que
tant d'impérieux motifs poussaient au-devant de l'ennemi. Peut-
être cette nouvelle, qui reléguait dans un avenir incertain l'heure
des combats, nous fit-elle paraître Yarna plus triste que les hommes
et la nature ne l'ont fait. En touchant les rivages bulgares, je com-
pris les chagrins d'Ovide, qui, dit-on, est venu mourii; dans ce coin
du monde. Plus je voyage, plus je suis convaincu que la physiono-
mie d'une contrée ne dépend point de la terre, mais du ciel. Or le
ciel change à l' infini; dans cet immense royaume du bleu, où ne
semblent point exister de frontières, .Dieu a créé une incroyable va-
270 V REVUE DES DEUX MONDES. /
riété de régions, profondément distinctes les unes des autres par
l'éclat et la couleur de la lumière. Le ciel d'Athènes est pur, élé-
gant et fm comme les chefs-d'œuvre de l'éloquence ou de la poé-
sie athénienne. Le ciel de Gonstantinople est riche, éblouissant,
somptueux; il a gardé la magnificence perdue dans les états qu'il
éclaire. Le ciel de la Bulgarie est un ciel sauvage, lourd et grossier,
en harmonie avec les conducteurs ^arabas et leurs pesans atte-
lages.
Le jour de notre débarquement à Varna, il y avait dans l'air
une écrasante et malsaine chaleur, signe précurseur du fléau qui
allait bientôt nous atteindre, \arna ressemble du reste à la plupart
des villes turques. Des rues mal pavées, bordées de maisons en bois;
çà et là quelques cafés où des Turcs aux cheveux longs , aux fez
écourtés, aux redingotes mai faites, aux pantalons de nuances bizar-
res et de propreté douteuse, se livrent, autour d'un narghilé, à une
rêverie orientale plus morne que le spleen britannique; puis des
bazars avec un pêle-mêle d'objets où l'on trouve bien rarement soit
une forme, soit une couleur attrayante : voilà Varna. De plus, cette
cité délabrée a l'air rébarbatif des places fortes. De nombreux com-
bats se sont livrés sous ses murs, qui connaissent les boulets russes.
On peut apercevoir de ses remparts la hauteur où l'empereur Nico-
las a placé sa tente à une époque où il poursuivait déjà les rêves si
cruellement effarouchés par notre canon.
Le maréchal Saint-Arnaud s'établit à Varna dans une petite mai-
son située au détour d'une rue tortueuse, mais voisine de la mer.
Ce triste asile allait devenir le témoin de ses luttes héroïques contre
la douleur. Quant à moi, je traversai la ville à cheval avec mes
spahis, et j'allai installer mon bivouac aux portes mêmes de la cité,
sur une sorte de promenade publique, en face d'un grand bâti-
ment transformé déjà en hôpital, et que le choléra allait se charger
de remplir. La route qui longeait mon bivouac était traversée par
des gens de toute nature. Je retrouvai les bachi-bozoucks, dont la
réunion s'était opérée sous les» murs de Varna. Ces cosaques du
grand-seigneur passaient en longue file devant nos tentes, montés
sur leurs petits chevaux et portant des arsenaux à leur ceinture. Les
bachi-bozoucks étaient les fantaisies vivantes de Gallot; on pouvait
les prendre pour des diables, pour des bohèmes, pour toute sorte
de^ créatures, excepté pour des chrétiens, ce que du reste ils n'a-
vaient point la prétention d'être.
Une troupe dont l'aspect me causa quelque plaisir militaire, ce
fut un bataillon turc qui revenait de Silistrie. Ce bataillon avait
comme une lointaine ressemblance avec les hommes intrépides qui
couLureat à nos frontières le jour où de ses entrailles déchirées la
I
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 271
république française tira quatorze armées. Il y avait sur les traits
basanés de ces soldats cette empreinte que les périls récens laissent
au visage des guerriers. Leurs vêtemens étaient en lambeaux, et
leurs fusils en bon état; leurs chaussures poudreuses et usées s'at-
tachaient par des cordes aux longues guêtres bulgares. En cet équi-
page, qui sentait le combat, la fatigue et la misère, ils avaient une
sorte d'entrain et de fierté qu'on trouve rarement chez l'armée tur-
que. Ceux-là seuls qui portent le nom français et qui se battent
sous notre drapeau me font éprouver de vraies émotions d'enthou-
siasme; ainsi le veut, à tort ou à raison, mon âme, que Dieu n'a
point faite cosmopolite comme mon corps. J'ai eu cependant presque
un battement de cœur pour ces Turcs de Silistrie, à qui je trouvais
un air de braves gens, et qui, au sortir des murs mitraillés dont ils
venaient de sauver l'honneur, avaient comme un rayon de gloire
au bout de leurs baïonnettes.
III.
Cependant le choléra fondait sur nous. C'est assurément dans la
Dobrutcha qu'il porta ses coups les plus cruels; mais Varna aussi
fut rudement traitée par le fléau. On m'ordonna de choisir le bi-
vouac qui me paraîtrait le plus salubre. J'allai m'établir au bord de
la mer, dans un vaste champ où j'ai passé des jours qui, malgré
leur tristesse, ont laissé dans ma mémoire un grand charme. Une
singulière volonté du destin fit que le mal dont les ravages m'en-
touraient ne m'enleva pas un seul homme. En dépit de la surveil-
lance que j'exerçais jusque sous leurs tentes, mes spahis dévoraient
des melons, des pastèques et toute sorte de fruits à peine mûrs; ces
continuelles imprudences ne livrèrent heureusement au fossoyeur
nul d'entre eux. Ils allaient jusqu'au seuil de la mort et ne le fran-
chissaient pas. Que de fois on m'a fait venir en toute hâte sous une
tente où je croyais trouver un mourant! ((Mohammed, Abdallah,
Cadour sont à l'agonie, » me criait-on. J'arrivais, et un spectacle
lugubre s'offrait à ma vue : une grande figure gisait à terre sur un
amas de burnous, entourée de personnages désolés que leurs vête-
mens flottans faisaient ressembler à des spectres. Le ciel a toujours
voulu qu'aucun de ces agonisans n'entrât définitivement dans le
trépas. Au bout de quelques heures, mon malade se relevait et re-
prenait possession de la vie. Ce qui se passait dans mon bivouac
n'était par malheur qu'une étrange exception à une terrible loi.
Ma tente s'élevait à côté de la route du cimetière, et je pouvais juger
de l'énergie du fléau par le nombre des convoie. Dans cette proces-
sion funèbre qui se déroulait incessamment sous mes yeux, je me
272 BEVUE DES DEUX MONDES.
rappelle quelques épisodes qui ne manquaient pas d'une grâce na-
vrante. En Turquie, on n'enveloppe pas les morts de ce linceul où
nous roulons ceux que nous avons le plus aimés. On revêt de leurs
plus brillans habits les êtres que l'on a perdus, et on les porte sous
le ciel, à visage découvert. Je me rappelle une jeune fille, presque
une enfant, que l'on portait ainsi; elle avait autour du front une
couronne de roses blanches; le jour auquel on la montrait pour la
dernière fois éclairait doucement sa chaste et frêle beauté; une
femme la suivait en pleurant, sa mère sans doute. J'aurais presque
pleuré comme la pauvre désolée dont la terre allait prendre l€
trésor.
Pourquoi cette poignante tristesse dont nous pénètrent quelques
détails obscurs d'un malheur isolé et cette profonde indifférence où
nous laissent parfois les plus formidables spectacles des calamités
publiques? Pourquoi ces, larmes dans nos yeux devant une mère qui
pleure son enfant et cette implacable sécheresse de notre regard
contemplant sur un champ de bataille ces immenses nappes de ca-
davres, voile sanglant que la gloire jette sur la terre pour nous
apparaître dans son éclat? Je n'en sais rien : cela est ainsi; je subis
sans la comprendre, comme tant d'autres, cette mystérieuse loi de
notre destin. Je dînais habituellement devant ma tente; ma table
était à quelques pas de cette voie funèbre continuellement couverte
de cercueils, et pourtant je songe avec plaisir à ces repas. Rien de
ce qui élève l'esprit, de ce qui fait appel aux parties énergiques et
hautes de notre nature ne laisse une trace vraiment pénible dans
notre souvenir. Dans le présent comme dans le passé, on ne se sent
vraiment opprimé que par les vulgarités de la vie. Un soir, pendant
un de ces repas, j'eus comme une vision céleste : je croyais à un
jeu de mon imagination. Ce n'était pourtant pas une illusion, c'était
bien une réalité qui occupait mon regard. J'aperçus, sur cette route
du cimetière, deux sœurs de charité, avec ces coiffes qui mettent à
leurs fronts recueillis comme deux ailes. La tête inclinée, les bras
sur leurs poitrines, elles marchaient de ce pas léger, droit et sûr,
qui semble représenter le trajet à travers la vie de ces âmes sans
souillures. La première blessure qui ait déchiré ma chair a été pan-
sée par des sœurs de charité. Ce n'est pas un vague sentiment de
poésie, c'est le solide lien d'une profonde reconnaissance qui m'at-
tache à ces pieuses filles. Jamais les deux patries qu'à certaines
heures nous confondons dans un même amour, la patrie d'ici-bas
et la patrie de là-haut, ne s'offrirent à moi sous des traits plus sen-
sibles et plus dignes qu'en cet instant. Depuis quelques jours, Varna
possédait des sœurs de charité. Sur cette terre musulmane, dans ce
pays où toute action vivifiante est frappée de stérilité par le mon-
COMMENTAIRES d'uN SOLDAT. 273
strueiix abaissement de la femme, notre société et notre religion
envoyaient ce qu'elles ont à la fois de plus délicat et de plus fort.
Il me semblait que ces deux humbles femmes répandaient autour
d'elles cette sorte de sérénité solennelle, 'de recueillement ému et
profond, qu'une croix solitaire suffit à verser sur un paysage. Je les
suivis du regard avec une vraie joie, et en leur adressant tout bas les
meilleures salutations de mon cœur.
La nuit, quand je m'endormais sous ma tente ou quanti je venais
à me réveiller tout à coup, il y avait un bruit que j'entendais sans
cesse : c'était celui de lourds chariots s' acheminant vers le cime-
tière. Le jour était consacré aux convois isolés; les convois qui por-
taient à la terre des hécatombes étaient réservés pour la nuit. Je
connaissais le cimetière voisin ; plus d'une triste cérémonie m'y
avait apppelé. Quand j'entendais dans les ténèbres le bruit de ces
chars